n° 104  

Le marché, ou la volonté ?

Par François Ruffin |

Pénurie de chauffeurs, de couvreurs, de puéricultrices… Les factures d’électricité qui explosent, des piscines et des usines qui ferment... à cause de quoi, ce désordre ? Parce qu’on a placé la société entre les mains du marché. Nous devons la retirer de ses griffes.


Ce mercredi, mes vacances sont finies, je me remets à la télé : « Course contre-la-montre pour recruter des chauffeurs de car », annonce TF1. Là comme chez les enseignants, on pratique les bouts de ficelle : le permis D en speed-dating, le rappel des retraités, les patrons qui se mettent au volant, les tournées rallongées le matin… Le Réveil normand s’interroge : « Dans l’Eure, pourquoi fait-on face à une pénurie de chauffeurs de car scolaire ? » Mais y a-t-il vraiment un mystère à cela ? Les causes de cette pénurie ne sont-elles pas claires ?
L’automne dernier, j’alertais déjà : avec des temps partiels contraints, 20 h par semaine, avec des salaires tout aussi partiels, 700 €, 900 €, avec comme humiliation la prime Macron qui vous passe sous le nez, comment s’étonner de démissions en série ? Comment être surpris que, comme à l’hôpital, comme dans l’éducation nationale, comme dans le social, comme dans l’aide à domicile, ils aillent voir ailleurs si l’herbe est plus verte ?

Le lendemain, en gare de Valence, j’achète Le Parisien : « Le secteur de la petite enfance traverse une crise sans précédent. à Paris, six crèches municipales ont dû fermer, faute de personnel. En France, près d’un établissement sur deux peine à recruter. » J’avais rendu un rapport là-dessus, ou du moins connexe : sur « les métiers du lien », dont les assistantes maternelles. Sur le mépris, non-dit, pour ces professions, parfois sans statut, toujours avec des maigres revenus. Et donc, ce jeudi, le ministre de l’éducation nationale, Pap Ndiaye, qui reconnaît : « Nous avons des difficultés de recrutement. Nous devons recourir à des enseignants contractuels. La situation est tendue. » Alors, place aux « job datings », les « hussards noirs » de la République recrutés en un quart d’heure sur un bout de trottoir, et la carotte des 2 000 € pour 2023.
Voilà pour la rentrée scolaire.
Mais Les échos dressent un tableau de cette « pénurie générale de main d’œuvre » : « soignants, forgerons, pharmaciens, data analystes, menuisiers, mécaniciens, aidants, couvreurs-zingueurs »
« Agacé » par ces manques, houspillé par le Medef, Macron et son gouvernement apportent en hâte leur réponse : une énième réforme de l’assurance-chômage. Les demandeurs d’emploi ont trop de droits, trop longtemps. Voilà qui bloque le marché du travail, leur retour au boulot. En Commission, un député Marcheur proteste : « On manque d’aides à domicile pour s’occuper des personnes âgées… Et un directeur, la semaine dernière, me racontait qu’un intérimaire avait refusé un poste ! » Quel scandale, en effet : refuser un poste à 800 € par mois, avec une amplitude de tôt le matin à tard le soir, avec bien souvent deux week-ends sur trois occupés… Il faut donc flexibiliser, fluidifier pour que le cariste à Maubeuge se fasse serveur à Cannes. Les allocations Pôle Emploi feront l’objet, désormais, d’une cotation variable, un genre de Bourse, avec un algorithme. Voilà leur diagnostic, et leur solution.

Les nôtres, maintenant : depuis quarante ans, le travail est maltraité, réduit à un coût, et un coût à réduire. Depuis quarante ans, surtout pour les métiers populaires, les salaires sont « modérés », la sous-traitance encouragée, les horaires découpés, la précarité installée. On ne parle plus de « métier », avec des savoir-faire, des qualifications, un statut, mais d’« emploi ». Qui devient des bouts de boulot, à cumuler. Plus nos dirigeants célèbrent « la valeur travail » dans les mots, plus ils l’écrasent dans les faits : de loi en loi, le travail est dépouillé de ses droits, de ses règles. Et c’est la main invisible du marché qui doit réguler tout ça.
Eh bien, on le voit, ça ne marche pas. Que fait la main invisible du marché ? Elle étrangle les uns et donne tout aux autres.
Que devons-nous faire ?
Desserrer cette main, lui opposer notre volonté, des règles, des droits, statuts et revenus, qui assurent non seulement salaire et horaires aux travailleurs, mais au-delà : leur respect.

C’est le grand choix, devant nous : le marché ou la volonté ? Le marché qui conduit au chaos, ou la volonté qui pose des règles ?
Il nous faut une volonté. La volonté d’investir, la volonté de recruter des centaines de milliers de travailleurs, de diffuser des pubs à la télé comme pour l’Armée de l’air. Un exemple : les passoires thermiques. « Vous voulez rendre service à la France et à la planète ? Lutter contre le réchauffement climatique ? Engagez-vous comme travailleurs du bâtiment ! », pour que les jeunes entrent dans cette voie avec fierté, avec conviction, et avec des avantages : 2000 € par mois minimum, une semaine de congés en plus, la garantie à 50 ans d’une seconde carrière, parce que oui, maçon, couvreur, plaquiste, carreleur, dans tous ces métiers, bien souvent, à cinquante ans, on a le dos brisé.

Et idem pour l’énergie : le marché, ou la volonté ? Pendant des décennies, et sans souci, le tarif de l’électricité était réglementé. Mais voilà que l’Europe, et Sarkozy, et Hollande, et Macron, y ont introduit le « marché », et ça donne quoi ? Des cours qui bondissent, des factures qui explosent, pour les ménages mais aussi les mairies.

Et pire encore : qui décide que, dès maintenant, des usines ou des piscines ferment ? Qui décide que, cet hiver, des familles ne se chaufferont pas ? Qui décidera, demain, des usages dont on doit se priver ou non ? Le marché, toujours, c’est-à-dire le porte-monnaie. Non, il nous faut une volonté commune, des règles, qui garantissent à tous un accès vital à l’énergie, et qui imposent à tous des limites pour ne pas la gaspiller.
C’est le grand enjeu pour notre société : le marché ou la volonté ? Ou, comme l’écrivait Keynes : « Aussitôt que nous nous octroyons le droit de désobéir au critère du profit comptable, nous entamons de changer notre civilisation. C’est l’État, plutôt que l’individu, qui doit modifier son critère. C’est la conception du ministre des Finances en tant que président-directeur général d’une sorte de société cotée en Bourse qui doit être rejetée… »