Qu’est-ce qui vous ferait plaisir, comme destination de vacances, on s’est demandé, au canard ?
La mer, la montagne ?
Les îles lointaines ?
Non, mieux encore ! Pour vous parler grandes plateformes contre petit commerce, l’agence de voyages Fakir a tranché : on vous emmène à Quittebeuf, dans l’Eure, ses 670 habitants, ses dix commerces, et son maire, ce héros.
Le miracle Quittebeuf
Les bêtes à chagrin
Bayeux, 4 mars 2023
« Les chaussures de la petite sont arrivées au point-relais. Tu peux aller les chercher en rentrant de la crèche ? » En mission commandée par ma compagne, je me rends à l’adresse indiquée, sans y penser. Mais en sortant de la boutique, colis en main, je m’arrête, soudain. Ça fait tilt : aller dans un magasin de chaussures pour récupérer des godasses d’occasion commandées sur Internet… Le monde à l’envers, non ? Ça partait d’une bonne idée, pourtant : acheter de la seconde main plutôt que du neuf, et recevoir le colis dans un point-relais plutôt qu’à domicile. Au niveau social, ça donne quoi, ce système, si on y réfléchit ? Le commerçant paie ses impôts, son loyer en France, mais les plateformes d’e-commerce ? En se faisant leur intermédiaire, il se tirerait une balle dans le pied, le gars ? Ou même une roquette dans les jambes ?
Ça m’avait travaillé pendant plusieurs jours, cette histoire. Alors, je suis retourné voir Stéphane, le gérant de « l’Atelier du chausseur », dans sa petite boutique du centre-ville de Bayeux. Je me pointe peu après l’ouverture… Le minuscule magasin est envahi, jusque sur les bancs prévus pour les clients, de grands sacs en tissu noir, pleins de colis. Le gérant et son employée ne savent plus où donner de la tête : les clients se succèdent pour récupérer leurs commandes. Un jeune papa attend son siège auto. « Désolé, y a un problème avec le code-barres, la machine marche pas ce matin. On va y arriver, vous inquiétez pas ! »
Je repasse, du coup, quelques jours plus tard, mais c’est toujours le même bazar. Un livreur débarque même avec son transpalette.
« C’est toujours comme ça, tous les colis, les va-et-vient ?
— Non, en ce moment, y a un autre point-relais fermé en centre-ville, donc on récupère ses colis. Là on a quoi, 250 colis par jour…
— Et vous prenez une commission pour chaque colis ?
— Oui, mais c’est dérisoire, quelques centimes seulement. On le fait pour générer du flux, que les gens viennent. Ça déclenche toujours des échanges, y a un vrai contact. Et parfois, ça amène une petite vente dans le magasin, des sandalettes… Mais c’est rien par rapport au travail que ça représente.
— Mais ça vous chiffonne pas que les gens viennent ici pour récupérer des produits commandés sur des plateformes, qui ne paient pas forcément d’impôts ?
— Bah, Internet, de toute façon, on n’a pas le choix, il faut vivre avec. La base de la base, pour moi, c’est la grande distribution qui a tout détruit. Les employés, qu’ils soient à leur caisse à faire défiler les articles, dans un camion de livraison ou dans un entrepôt à remplir les rayons, ils sont payés trois fois rien. Des vraies bêtes à chagrin. C’est vrai aussi qu’il n’y a pas de contact humain, juste un chauffeur qui dépose les colis et basta.
— Mais quand même, c’est de la concurrence déloyale, non ?
— C’est surtout pour l’environnement que ça m’inquiète. Je pense qu’il faudrait fixer des limites au e-commerce. Tous ces kilomètres pour un tee-shirt à deux ou trois euros, c’est une aberration. L’intérêt pour les plateformes et le consommateur, c’est le volume de clients et le choix. Il faudrait faire payer le transport plus cher, en fonction de la valeur et la distance parcourue. Il devrait aussi y avoir une limite de distance par rapport à la valeur du produit. Là, ça profite seulement aux plateformes et aux entreprises de livraison. »
Excuses bidon
le 25 avril.
Cette histoire me taraudait, comme un cercle vicieux, serpent qui se mord la queue. J’ai voulu en parler à ma cousine, opticienne.
Ma cousine, que j’aime beaucoup, habite une ville moyenne. Pas la grosse métropole, pas le petit village non plus.
J’ai sournoisement profité d’un mariage dans la famille pour lui poser la question, juste après la pièce montée… Les boutiques de commerce en ligne ? « Pfff… Tous ces points-relais, ces casiers de livraison, ces drive piétons, ils occupent des pas-de-porte en ville, mais c’est pas beau, franchement. Ils n’ont pas de belles vitrines, ils n’ont pas la culture du beau ou de la surprise, ils ne procurent pas d’émotions… Il n’y a plus de magie ! Ce ne sont pas des commerçants, mais juste des lieux de passage.
— Mais un peu comme tous les commerces, non ?
— Tu rigoles ou quoi ? elle m’engueule. Avec mon mari, notre boutique elle tourne bien grâce à un savoir-faire, ça se valorise, comme un coiffeur si tu veux. Mais ici, les autres commerces sont de plus en plus nombreux à fermer boutique à cause des difficultés financières. Nous, notre clientèle a des moyens, c’est plus facile pour acheter des produits qui viennent de moins loin. Le problème, c’est que le transport de marchandises ne coûte pas assez cher, surtout face aux cotisations sociales des salariés qui produisent des articles en Europe.
— C’est de la concurrence déloyale, en quelque sorte…
— C’est exactement ça. Et ça m’écœure : les gens ne sont pas du tout gênés qu’Amazon ne paie pas ses impôts, alors que les commerçants du centre-ville les paient, eux. Mon fils, quand il était étudiant en école de commerce, m’avait dit qu’Amazon était même cité en exemple par ses profs pour sa capacité d’échapper au maximum à l’impôt ! Et ben du coup, le centre ville se vide. Nous avons déjà un centre Amazon juste à côté, depuis des années, est-ce que le nouvel entrepôt nous fera plus de tort ? Peut-être… Dans la boutique tu achètes ce que te propose le commerçant, tandis que sur Internet, il y a toutes les propositions de la Terre. Or les commerçants, eux, ils sont obligés de limiter leurs stocks pour s’en sortir. Les gens, aujourd’hui, regardent d’abord les sites. Je trouve cette façon de consommer hyper triste, parce que les petits commerçants ont un rôle social énorme. C’est incroyable le nombre de personnes seules qui viennent nous voir avec des excuses bidon pour avoir du contact ! Quand j’achète quelque chose, moi, j’adore quand le commerçant trouve encore mieux que mon idée. C’est ça l’expertise des commerçants, c’est pas un calcul d’algorithmes… Mais les gens, aujourd’hui, préfèrent ne pas prendre de risques humains sur leurs achats. »
« Ne pas prendre de risques » : Gauthier, un copain, directeur du Cinéma Lux, un ciné d’art et essai à Caen, m’avait fait la remarque, un jour, et je comprenais, d’un coup, que de la culture au petit commerce, le problème était le même, en fait, quelque chose qui tient aux rapports humains, qui va au-delà de la vente. « Après le deuxième confinement, notre public fidèle s’est abonné à des plateformes. Ils se sont mis à regarder des séries, chez eux, à moins fréquenter la salle. Or les plateformes, elles sont toutes capitalisées, donc il n’est plus question de prendre de risques. C’est l’algorithme qui est le roi, qui décide ce qu’il faut voir ou pas voir. On caresse les spectateurs dans le sens du poil, on leur montre ce qu’ils ont envie de voir. Or, pour nous, c’est primordial de réussir à attiser la curiosité. Mais quand on limite sa fréquentation, on prend moins de risques en termes de découverte. Du coup, les films "fragiles" ont plus de difficultés. On a les mêmes choses à défendre avec les commerces de centre-ville : on est des lieux d’échange, de socialisation. Là-dessus, les plateformes ne peuvent pas nous concurrencer. »
***
Camille m’avait balancé des témoignages comme ça, un peu en vrac, au fil de ses rencontres.
Des petits commerçants pris à la gorge, forcés de refiler la camelote achetée en ligne, ou remplacés par des drive piétons, des façades en trompe-l’oeil (voir page suivante), des casiers de collectes.
Des tee-shirts qui traversent la planète.
Moins de rapports humains entre les gens.
évidemment, mon penchant naturel était de préférer le petit épicier du coin aux plateformes qui nous dictent quoi commander. Mais n’y avait-il rien à sauver, dans le bilan du e-commerce, de Jeff Bezos, de son Amazon and co, tant vanté par le président Macron dans ses rêves de start-up nation ?
Il fallait un peu creuser ça, mettre le nez dans les rapports, les chiffres, les courbes… Et c’était pas reluisant (voir page de gauche).
***
Petit commerce contre grandes plateformes…
C’est le combat de David contre Goliath version 3.0, c’est Hercule contre l’Hydre dont les têtes repoussent sans cesse.
Comment le gagner, ce combat, quand mille bouches racontent qu’il est à contre-courant de l’histoire, de l’attractivité, de la compétitivité ?
L’enjeu est énorme, pourtant : des lieux de vie sociale, et d’emploi, dans nos villes, nos villages, plutôt que des casiers où venir retirer son tee-shirt commandé à l’autre bout du monde.
Mais la lutte n’est-elle pas perdue d’avance ?
Ma lueur est venue d’un petit coin de l’Eure, sur la route de la Normandie.
C’est Antoine, un des documentalistes en chef de Fakir (en même temps ils ne sont que deux, avec Renaud, donc deux co-chefs, en fait), qui me glisse l’info, quand on aborde le sujet : « Au fait, j’ai entendu parler, dans un bled tout près de chez moi dans l’Eure, d’un maire qui fait les travaux lui-même, bénévolement, pour réhabiliter les commerces. Et ça marche, visiblement ! C’est à… attends… à Quittebeuf, je crois. C’est vraiment tout petit, hein. »
J’ai chopé le numéro de la mairie, tenté un coup de fil au standard.
« Je voudrais rencontrer monsieur Hennart, le maire, j’ai un peu vu ses histoires de travaux, là, c’est étonnant…
— Pas de souci, vous voulez passer quand ?
— Mais vous pensez qu’il sera d’accord, le maire ?
— Ben oui, c’est moi !
— Ah mais vous faites standardiste, aussi ? », je me marre.
On prend rendez-vous, pour la semaine
suivante.
E-commerce : les quatre péchés capitaux
1) Le plan social du siècle
« C’est le plus grand plan social en cours actuellement en France. »
C’est un rapport de l’ONG les Amis de la Terre, publié en 2022, qui pointe le problème : en dix ans, entre 2009 et 2019, le développement du commerce en ligne a détruit 85 000 emplois en France, si l’on fait le solde entre les postes supprimés et ceux créés. Et c’est le commerce de détail – le petit commerce, les petites entreprises de moins de vingt salariés – qui souffre le plus. Ces chiffres (qui datent, notons-le, d’avant la crise du Covid, et se sont donc probablement aggravés depuis) peuvent aussi se résumer par un constat : avec le commerce en ligne, Amazon et l’intelligence artificielle, « pour chaque emploi créé dans une entreprise de 50 salariés et plus, près de deux ont été détruits dans les plus petites entreprises en 2019. »
Et même, même les grandes entreprises, celles qui profitaient du système dématérialisé jusque-là, en pâtissent aujourd’hui, avec des milliers de fermetures d’enseignes physiques chez Conforama, Naf Naf, André, La Halle, Célio, Camaïeu, Zara… Une hécatombe favorisée par les « cadeaux fiscaux et soutiens administratifs » du gouvernement en direction d’Amazon and co, estiment les Amis de la Terre.
2) Le hold-up invisible
« La TVA est l’objet d’une fraude massive en France sur les plateformes de e-commerce ». C’est un rapport « confidentiel » de l’Inspection générale des finances, en 2021, qui pointe le scandale : « le développement du e-commerce […] a conduit à un afflux massif de sociétés étrangères redevables de la TVA en France. » Problème : « Les enquêtes de la Direction nationale des enquêtes fiscales ont mis en évidence que 98 % des sociétés opérant sur les places de marché contrôlées n’étaient pas immatriculées et ne payaient pas de TVA. »
Plus clairement : dans le commerce en ligne, tout le monde fraude, ou presque, et allègrement. Montant de la facture pour les contribuables français : environ 5 milliards d’euros par an (et encore, avant le confinement et le développement du commerce en ligne !), selon une étude de l’association Attac. Attac qui estime même la fraude d’Amazon, en 2019, à 1 milliard d’euros. Pourquoi est-ce Attac qui présente ces chiffres ? Parce que ce rapport de l’IGF, Bercy n’avait pas jugé bon de le publier, deux ans après sa finalisation. Il aura fallu que l’association altermondialiste en dévoile les termes pour que le ministère soit contraint de le publier.
L’IGF pointe par ailleurs un problème plus large encore : « Cette situation conduit à une concurrence déloyale majeure : les sociétés frauduleuses bénéficient d’un avantage de prix de 20 % par rapport à celles qui remplissent leurs obligations fiscales. » En d’autres termes, le petit commerce paye beaucoup plus de cotisations que les grosses entreprises de commerce en ligne.
Le pire, peut-être ? « La DNEF a informé dès 2018 le Parquet national financier que l’opération en cours révélait une fraude massive à la TVA dans le secteur des grandes plateformes. »
Qu’a fait, depuis lors, le ministère des Finances ?
Quelles mesures a-t-il prises à l’encontre du e-commerce ?
Aucune. Rien. Et, surtout, ne pas rendre l’information publique.
Les grosses plateformes écrasent les petits commerçants ? L’état français est privé, chaque année, de plusieurs milliards de ressources ?
Pas question d’en faire toute une histoire. Il en va de « l’attractivité » du pays…
3) Des sols dévastés
C’est un rapport que Bercy garde soigneusement dans un tiroir fermé à clé. Et pour cause : il pointe « l’impact environnemental lourd » du e-commerce et de ses entrepôts, selon les Amis de la Terre, qui ont eu accès à certaines données. Ce rapport, pourtant, avait été commandé à France Stratégie par le gouvernement lui-même, en septembre 2020. Objectif : étudier les impacts économiques, sociaux et environnementaux du e-commerce. Dans l’idée, surtout, d’accélérer le développement des entrepôts géants du commerce en ligne, piliers de « l’attractivité de la France » voulue par Emmanuel Macron. Problème : davantage d’entrepôts, c’est une artificialisation des sols délétère pour la biodiversité et le climat. Or 30 % du bétonnage des terres en France sont liés au commerce, et au e-commerce pour une part de plus en plus importante. « De 4 entrepôts construits par Amazon en 2017, la France est passée à 44 aujourd’hui et 14 entrepôts supplémentaires sont en projet », rappellent les Amis de la Terre. La Convention citoyenne pour le Climat avait d’ailleurs exigé, à 99 % des votes, de « prendre immédiatement des mesures coercitives pour stopper les aménagements de zones commerciales périurbaines très consommatrices d’espace ». Sauf que le gouvernement, en 2021, a refusé d’encadrer l’implantation des entrepôts du commerce en ligne, comme il le fait pourtant pour les autres commerces. « Les entrepôts de e-commerce échappent à la loi Climat », résumait la presse, à l’époque.
4) Des biens, sans les liens
Même le Conseil d’analyse économique (CAE), organisme rattaché à Matignon, tire le signal d’alarme. Dans une note publiée au mois de mai, ses membres estiment que les petits commerces, en plus de générer 12 % de l’emploi en France, ont de réels bienfaits pour les habitants : ils représentent des « services de proximité » avec même, parfois, « une dimension de service public ». Problème : depuis dix ans, le nombre de petits commerces stagne dans les centre-villes et diminue dans les zones rurales et les villes isolées.
Un manque de liens et de service public, donc. Plus moyen, pour la mamie isolée, de discuter avec son boucher, de prendre des nouvelles du voisin au comptoir de la mercerie. Difficile de mettre en place ces petites solidarités quotidiennes qui changent la vie.
Et là où le public fait défaut, le privé s’engouffre…
En ce mois de juin 2023, l’Échangeur BNP Paribas Personal Finance (un service de prospective sur les grandes tendances du commerce) publiait un rapport pour annoncer la couleur : « Relancer le commerce : qui construira le futur ? »
Eux ont la réponse, évidemment : grâce à « l’écosystème du web3 », aux NFT (sortes de certificats dans le monde virtuel), aux publicités activables par reconnaissance faciale pour acheter des produits en direct devant sa télé (développé par Amazon Prime), grâce au miroir intelligent dans la salle de bain (développé par L’Oréal) qui scanne votre peau et vous propose des produits de beauté adaptés, grâce au réfrigérateur qui permet de commander sur Amazon tout en regardant des idées de recettes sur TikTok (développé par Samsung), on en passe et des pires, « le magasin va continuer sa transformation et basculer vers des mondes immersifs », se réjouit le rapport.
Tout en s’avérant prévenant, soucieux du bien-être, mais pour plus tard : « Toutefois le magasin de 2040 devra permettre aux consommateurs de se reconnecter au réel et permettre d’avoir des liens sociaux. »
Rendez-vous en 2040, donc, pour retrouver nos liens perdus.
Sur un fil
Quittebeuf, 9 juin 2023
Enfin, au bout des champs et de la départementale 39, le panneau : « Quittebeuf. »
670 habitants, hiver comme été.
Le nom, paraît-il, vient du fait que le bled était une voie de passage des bestiaux, entre Paris et la Normandie.
Je me gare sur ce qui semble être la place de la mairie. Jolie, d’ailleurs, la mairie.
Sur le trottoir, une boulangerie, une épicerie, un petit bar, une pizzeria, « désormais ouverte le lundi », dit l’affiche sur la porte d’entrée. Ça commence bien.
Benoît Hennart, le maire, donc, est en rendez-vous, avec un gendarme, je le vois dans l’entrebâillement de la porte. Quelques minutes à flâner avant qu’il ne m’accueille dans la salle de réunion, avec son sourire, son petit cheveu sur la langue et sa grosse moustache sous le nez, et son franc-parler, comme s’il vous tapait sur l’épaule à chaque phrase.
« Je suis arrivé ici par hasard, en 1986 : je suis originaire de Mandeville, à quelques kilomètres au nord. J’avais trouvé à Quittebeuf une maison délabrée : ça me convenait bien, tu penses, je suis menuisier de métier. Je suis un vrai fou des travaux. Alors, j’ai tout rénové. Mais bon, ça fait vingt ans, et c’est encore en travaux. On ira boire un verre tout à l’heure, tu verras la maison.
— Mais comment tu passes de rénover ta maison à rénover le village ?
— Ben, mes gamins sont nés, ils sont allés à l’école, j’ai commencé à aller à la kermesse donner un coup de main, à fabriquer des jeux pour la cour de l’école. Puis je suis passé au comité des fêtes, à donner un coup de main pour les travaux de la salle. En 2001, du coup, le maire me propose d’entrer au conseil municipal. Assez vite, j’ai vu autour de la table des trucs qui ne me plaisaient pas trop. Alors, j’ai monté ma propre équipe, qui a été élue, largement, en 2008. Si on m’avait dit quelques années avant qu’un jour je serais maire, jamais j’y aurais cru. »
C’est un chemin classique, finalement, de ces gens qui s’impliquent dans la vie de leur village. Mais l’histoire va vite prendre une autre tournure, pour Benoît… « À peine élu, la boucherie ferme. Le boucher avait plus de sous. J’ai vite compris qu’il fallait sauver les commerces, c’était essentiel. Sauf qu’un commerçant, quand il s’en va, tu le perds : on va pas l’attacher en lui disant "tu restes ici" ! Et encore, on est bien situés, tu vois, au centre de l’Eure. D’ailleurs, un kiné était venu me voir, il voulait s’installer là. Moi, j’en voulais un, de kiné dans le village. Mais on me disait "T’es un rêveur !" Alors je répondais "Faut toujours rêver !" »
2011 : c’est la boulangerie puis le bar, qui ferment. Une place libre, du coup ? Benoît rappelle le kiné, attrape ses outils, réalise tous les plans, attaque la pierre. Et quelques mois plus tard, le kiné peut s’installer. Le cercle vertueux se met en marche. « Pour faire savoir qu’il est là, on organise une journée portes ouvertes. Trois de ses anciennes collègues, des infirmières, viennent le voir ce jour-là. à la fin de la journée, elles me disent : "Dites, si on avait un local, ça nous dirait bien, à nous aussi, de nous installer ici…" On avait un truc qui appartenait à la mairie, mais vraiment un bout de tôle. » Travaux à nouveau, et le cabinet d’infirmières ouvre en mai 2012. Même chanson, ou presque, pour la boulangerie, dont les locaux sont restés vides. « Un agent immobilier vient visiter les lieux, un soir. On était dans la rue, devant la façade. "Ça paye pas de mine, quand même", il me dit. Il avait raison… On allait rentrer boire l’apéro, et là, une voiture passe devant nous, pile brusquement quelques mètres plus loin. Le gars descend, il vient lire le panneau sur la façade. "Elle est à vendre cette boulangerie ?" à cinq minutes près, on ratait le gars, et peut-être que la boulangerie ne rouvrait jamais ! »
Mais ce n’est pas que de la chance, du « à cinq minutes près », l’histoire de Quittebeuf.
Ce serait trop simple.
« Les travaux de la boulangerie n’avançaient pas. Rien que pour la vitrine, on avait fait les devis, il y en avait pour 80 000 euros. Le nouveau propriétaire, il n’avait ni les sous, ni le temps de s’y mettre. Alors, je lui ai dit : "Je veux vraiment que cette boutique rouvre, moi. Je suis du métier, alors je vous fais une partie des travaux bénévolement." Avec des copains du village, on s’y est mis, on a tombé les murs, et tout. En janvier 2013, on rouvrait un dépôt de pain, et puis ensuite est arrivée une dame pour faire le pain elle-même, sur place. Du coup, je lui ai refait le labo, et un logement de fonction, aussi.
— Oui mais, attends, tu y mets du temps, de l’énergie, et donc de l’argent…
— Pour moi c’est facile, en fait, j’ai fait tous les métiers du bâtiment. Mon premier métier, c’était menuisier d’agencement, alors je sais faire. Bon, c’est sûr qu’aujourd’hui, je le paye un peu sur ma santé… »
Ça tombe bien : un médecin que Benoît avait contacté s’installe à Quittebeuf, quitte à transformer l’annexe du bar, « un hangar qui tenait sur deux piquets », en cabinet médical. D’emblée, son agenda est plein.
Après, au tour du bar. La licence IV de l’établissement est sur le point d’expirer. « Alors, au conseil municipal, on rachete nous-mêmes la licence. Mais c’était pas tout : fallait passer un permis d’exploitation. Donc j’y vais, je passe trois jours de stage à Paris. Et en revenant, j’organise un repas Licence IV dans le village. Je me retrouve avec 170 clients derrière le bar !
— Ah carrément…
— Du coup, ma fille me conseille de mettre une annonce sur LebonCoin, comme quoi on cherche un tenancier de bar. J’y croyais pas mais deux heures après, j’avais déjà plein de demandes ! Le problème, c’est qu’on n’avait pas encore de local. Le bar, je le voyais bien à droite de la boulangerie. Alors, j’ai appelé le propriétaire, tu sais, le gars qui s’était arrêté en voiture. Et là il me propose de me vendre les murs pour y faire tous les travaux que je voulais. Il a fallu que je réfléchisse… Et puis j’ai dit OK. Je me suis endetté sur vingt ans.
— Hein ? Mais de combien ?
— 200 000 euros ! Ah c’est sûr que dans vingt ans, je serai pas frais, mais bon. J’ai commencé à faire les travaux avec mes enfants, mes neveux, des habitants… Le bar a ouvert avec un jeune couple, ils ont fait épicerie et restauration. Et après, j’ai attaqué les travaux pour la boucherie, qui a rouvert en 2019. »
Mais tout ne va pas de soi. On marche sur un fil, sans cesse, en permanence.
« Les jeunes qui tenaient le bar, par exemple, ils ont tenu deux ans. Y a beaucoup de critères qui entrent en ligne de compte pour qu’un commerce tienne… Il faut de la qualité, du sourire, ouvrir les bons jours. Donc il faut trouver la bonne personne. Un soir, un jeune vient me voir, il voulait ouvrir une pizzeria…
— Ah oui, j’ai vu en arrivant qu’il y en avait une, en face de la mairie.
— Bon, y avait un local vide, mais il fallait encore l’aménager, y en avait pour 50 000 euros. Le gars me convainc, propose d’amener le matériel et tout, et de s’installer. On était en mai 2020, en plein Covid, pendant le confinement !
— Il était fou ?
— Il pouvait seulement vendre des pizzas à emporter… Mais tu sais combien il en a fait, dès le premier soir, à l’ouverture ?
— Je suis nul en devinettes. Une quarantaine ?
— Deux cents ! Il a vendu deux cents pizzas dès le premier soir, en plein Covid. Il était éreinté, Smaïl. Enfin… ça reste fragile, un commerce, même si ça marche bien.
— C’est-à-dire ?
— Son affaire, elle marchait du tonnerre. Un an et demi après son installation, un soir, sa femme l’appelle. "Dans combien de temps tu rentres ?", elle lui demande. Il finissait sa tournée de livraisons. "Je livre ma dernière pizza et je rentre", il répond. Juste après, il se tue, face à face avec une autre voiture.
— Oh merde !
— Il avait trente ans, et trois enfants, Smaïl. C’était en décembre 2021. Il avait plein de projets. Ça reste fragile, tout ça. La veille, encore, on parlait du magasin de sushis de sa sœur, je lui montrais pour l’électricité. Et le lendemain, le dimanche, je reçois un texto… C’était affreux. Sa femme a gardé la pizzeria un petit moment, mais elle l’a finalement revendue à un de ses salariés.
— Et il avait d’autres projets, tu me dis ?
Avec sa sœur ?
— Il voulait ouvrir d’autres commerces à Quittebeuf, oui, et un magasin de sushis avec elle. Et elle l’a fait, malgré son décès. Il est là, juste à droite quand tu sors de la mairie. Des sushis à Quittebeuf… Nous, les anciens, on ne savait pas ce que c’était, cette bouffe-là. Un soir, avec Bernard, nous voilà partis à évreux avec Smaïl, pour y goûter ! Et c’était super bon ! On a donné un coup de main pour l’isolation, et voilà, la boutique de sushis a ouvert, en mars 2022, trois mois après le décès de son frère. Aujourd’hui, il est ouvert même le soir. »
Benoît reçoit un coup de fil.
Son téléphone est encore plus vieux que le mien, une quinzaine d’années, je dirais, à la louche ! C’est pas l’intelligence artificielle qui doit l’aider, Benoît, pour ses commerces, je me dis.
« Mais qu’est-ce qui te pousse à y mettre autant d’énergie, de temps, finalement, dans tout ça ?
— Si y a plus de commerces, on n’a plus d’habitants. Si on n’a plus d’habitants, on n’a plus de gamins. Donc on va devoir fermer l’école. Et là, c’est fini. Si plusieurs commerces ferment en même temps, je le sais : c’est la fin. Et puis surtout, des commerces, c’est du contact : les gens s’y croisent. Ils discutent, à la Poste, à la boulangerie, il y a de la vie. Si on n’a plus de commerces, on devient juste un dortoir, et c’est terrible, y a rien de pire pour un village. »
Je commence à le comprendre, le « miracle Quittebeuf ».
C’est sûr, y a la bonne volonté, les compétences, l’huile de coude. Mais y a aussi la solidarité, les neveux, les copains qui viennent donner un coup de main. Y a l’apport financier, aussi, c’est certain. En octobre dernier, un garage auto est venu s’installer, dans la « moitié d’un hangar » déserté. Le prochain projet, c’est de transformer l’ancien labo de la boulangerie en dépôt-vente de charcuterie-fromagerie, mais « faut que je mette 8000 balles pour l’eau et l’électricité, je vais pas m’y retrouver de suite. » Difficile de demander à tout le monde de mettre les sous de sa poche. Mais les pouvoirs publics ne pourraient pas enclencher la machine ? Amorcer la pompe, financièrement concrètement, en rénovant les locaux, par exemple ? Plutôt que d’échafauder d’énièmes plans « Action Cœur de ville », ou « Petites villes de demain », ou « Village d’avenir », empiler ces dispositifs partiels, ces « labels », ces « appels à projets » qui touchent quelques dizaines, quelques centaines de communes chaque année, au mieux, rien d’organisé de manière systémique, si ce n’est l’abandon par la puissance publique ? Parce qu’après, les bonnes volontés suivraient. Comme à Quittebeuf.
J’en suis certain.
On sort dans la ville, entamer la visite, dans les rues.
« Et dis, tu parlais de ta santé, tout à l’heure, comme quoi tu te l’es un peu abîmée, dans ces travaux…
— Ben… Tu sais, moi, je suis pas très médecin. En 2014, je sens des fourmis dans les mains et la jambe. Bon, je pensais que c’était le canal carpien, tu vois. Je vais quand même voir le médecin, il me fait passer dans un tube, et là il me dit : "Il va falloir vous calmer, avec vos sacs de ciment." Il m’envoie même voir un spécialiste à Rouen. Et là, à Rouen, le gars m’engueule : "Vous venez me voir que maintenant ? Votre moelle épinière est sur le point de céder. Si vous n’êtes pas opéré avant l’été, vous serez définitivement allongé dans un lit. - D’accord, vous m’opérez dans quelques mois ? - Non, la semaine prochaine" Moi ça m’embêtait, parce que j’avais prévu de refaire l’intérieur de l’église, j’avais déjà posé tous les échafaudages. J’ai dû tout enlever avant de me faire opérer.
— Avec ta colonne vertébrale en vrac ?
— Oui, en fait, j’avais plus de cartilage, il était tout usé. C’est vrai que l’opération, je savais pas trop si j’allais en revenir en pouvant marcher. [Sa voix s’étrangle un peu, soudain.] Et puis, j’ai perdu mon père juste avant de passer sur le billard, en plus. Mais enfin, ça s’est bien passé… »
On passe devant l’église, justement, Benoît me montre les travaux.
« Et tu as fait ça après l’opération ?
— Mais oui, toute ma folie des travaux, c’était après. C’est après, que j’ai tout entrepris.
— Avec ton cartilage usé ! »
On monte à l’étage, Benoît me montre comment il remonte et met à l’heure, tous les dimanches, l’horloge de l’église, formidable machinerie.
« Tu sais, quand tu es maire, tu fais tous les métiers, tous. Tout à l’heure, j’étais avec un gendarme…
— Ah oui, j’ai vu.
— C’était pour une habitante qu’on n’avait pas vue depuis plusieurs semaines. On est allés chez elle, pour ouvrir les portes, et on l’a trouvée en décomposition. Dès que j’ai ouvert, j’ai compris, avec l’odeur. C’était pour ça, les gendarmes. Une autre fois, une grand-mère m’appelle, en urgence, paniquée. "Merde", je me dis, "qu’est-ce qui va encore me tomber dessus ?" En fait, elle avait perdu son dentier derrière un meuble. Et sinon, des scènes de ménage, j’en vois, des époux qui viennent frapper à ma porte parce qu’ils se sont disputés. Dans les petites communes, c’est comme ça : les gens ne connaissent que le maire. C’est vrai que, parfois, c’est pesant. On m’appelle à 3h00 du matin : "Vous dormiez ? – Ben… oui. – Bon, je vous rappellerai demain matin, alors." J’assure la présence verte sur les petits vieux et les mamies, aussi, quand ils sonnent à leur appareil, qu’il y a un souci. Sauf que les petits vieux, parfois, ils pèsent 120 kg et qu’il faut les lever quand ils sont tombés, ou qu’ils veulent aller aux toilettes. Et puis quand je reviens me coucher, je reçois un texto : l’alarme du bar s’était déclenchée, et avait été redirigée vers mon téléphone. Et après, quand tu reviens du bar, tu reçois un nouveau message : le papy est retombé… Je peux m’occuper des poules et des canards des gens qui sont à l’hôpital, ou alors d’attraper pour le soigner un cygne blessé dans la mare, derrière la mairie... »
En sortant de l’église, le monument aux morts, fier poilu le poing vers le ciel, repeint aux couleurs de l’époque : vert et bleu, clinquant et claquant. Et marrant, voire intrigant : le soldat statufié est le sosie de Benoît !
On passe en revue l’épicerie, le bar, la future charcuterie-fromagerie encore en travaux, la rampe d’accès au centre social pour personnes en fauteuil, « ah oui, je m’étais pété le tendon d’Achille juste avant les travaux, j’avais fait la rééducation les pieds dans le béton coulé, le kiné m’engueulait… Tiens, vois, là c’est l’école, la cantine, la garderie. Là aussi, j’ai fait une grande partie des travaux.
— Il y a combien d’enfants, dans l’école ?
— 90, environ. On fait de la maternelle jusqu’au CP. Après, c’est au village d’à côté, on se répartit les enfants. Chaque matin, les petits viennent ici, les grands vont là-bas. »
La balade se poursuit au son du cling-cling : Benoît trimballe en permanence un gros, un énorme trousseau de clés mousqueté à sa ceinture. Y en a quoi, des dizaines ? Une centaine, peut-être ? « Il pèse un demi-kilo », il précise. De quoi ouvrir toutes les portes du village, en tout cas.
On longe encore le fossé que les employés municipaux creusent pour créer un cours d’eau dans le village, et puis alimenter là un futur jardin d’hiver. Le nouvel espace de vie sociale, 125 m2 avec scène pour les soirées cabaret, salle de dialogue parents-enfants, cuisine pour y donner des cours (« la vie sociale, c’est juste du transfert de savoir-faire »), salle de musique, espace jeunes… « On avait demandé un devis à un architecte : juste pour les plans, y en avait pour 56 000 euros ! Eh ben, je les ai dessinés moi-même, hein. De toute façon les architectes, ils savent pas planter un clou. » On passe devant une grande bâtisse qui semble abandonnée.
« C’est l’ancienne discothèque.
— Vous aviez une discothèque ? à Quittebeuf ?
— Oui, y a longtemps. On avait une gare aussi : pour deux euros on pouvait aller voir la mer à Honfleur. Mais elle a fermé. Aujourd’hui, en tout cas, la discothèque, c’est la dernière verrue du village ! Parce que pour la boulangerie, je viens de trouver un couple de petits jeunes qui reprennent l’affaire. Bon, tu viens manger à la maison ? Quelque chose de simple, hein… »
Les vitrines fantômes
Les commerces qui ferment, tout ça me rappelait ce qu’avait vécu voilà quelques années Antoine, l’un de nos Préfets fakiriens, en débarquant à Laon, dans l’Aisne. On l’avait raconté dans Fakir…
« Avec Laurent, on visite ensuite la ville, la cathédrale et les vieilles bâtisses médiévales, qui surplombent les voies ferrées et des immeubles d’après-guerre mal entretenus. Il flotte un air de mélancolie dans cette petite cité. "Les jeunes fuient", me raconte Laurent…
Et c’est là, donc, que je ne vois rien. Il m’avait prévenu, pourtant, avec un sourire narquois, en descendant du bus qui serpentait vers le centre-ville : "Ouvre bien les yeux !" On est devant la principale rue commerçante, pavée en beige, proprette. Rien ne me choque mais… Si, plusieurs commerces attirent mon attention : leur façade est jolie et lisse, mais rien ne semble bouger. Pas un mouvement.
Ce sont des images. Des décors. La majorité des commerces est factice, pour donner l’illusion que la rue est vivante. Deux commerces sur trois, voire trois sur quatre, sont faux. L’impression d’une vaste opération Potemkine : ne surtout pas donner l’image d’un bourg abandonné.
"Tout ça, oui, c’est du faux, soupire Laurent. On recouvre l’ensemble des façades des commerces fermés afin que les visiteurs n’aient surtout pas l’impression de visiter une ville qui tombe en ruines. Tout est en toc. Presque plus aucun commerce ouvert !" à côté, pourtant, un peu d’animation. Une petite place avec quelques cafés aux terrasses vides. Sur la devanture, des drapeaux français, anglais, espagnols et allemands. Mais au moins, les cafés sont ouverts. "Alors ici, les serveurs ne sont quasi pas payés, précise Laurent, qui fait guide touristique. C’est un bar tenu par un copain du maire, tu vois, et les gens acceptent d’être pas payés ! On est si pauvres ici qu’on accepte n’importe quel boulot. Et regarde bien par ici."
Il me montre du doigt un magasin de souvenirs, en peinant à contenir sa colère. "Tu vois cette dame dans cette boutique ? Elle a 70 ans. Elle a passé sa vie à travailler, et elle ne touche que le minimum vieillesse. Alors, une fois arrivée à la retraite, elle a vendu son échoppe et finalement y a été embauchée. Elle n’y arrivait pas, sans ça, avec ses 600 € par mois. Les loyers sont trop chers pour elle."
Le nombre de magasins Potemkine augmente sur la route de la cathédrale : une fausse boucherie avec des personnages dessinés et souriants, et l’inscription "Ma petite boucherie". Un faux marchand de fruits et légumes, un marchand de souvenirs factice... Il faut donner le change, ne pas perdre la face, continuer à faire croire aux habitants et aux passants que Laon n’est pas morte. Même s’il manque les humains. »
La politique des ronces
Chez Benoît, 13h15
« Non mais tu mentais pas : t’as même pas fini les travaux chez toi ! »
Dans le grand salon-cuisine de la grande maison de Benoît, les murs sont encore en placo apparent. « Ben non, tu vois. Quand j’ai acheté ici, les lapins de garenne montaient à l’étage, le toit laissait passer l’eau, le compteur électrique était sous la flotte…
— Elle doit être contente, ta femme, que t’ailles bricoler partout dans le village.
— Ça, elle est patiente… Parfois, je suis à table avec elle, je dois partir en urgence, je reviens, je repars, je dois faire chauffer trois fois ma gamelle dans la journée. C’est sûr que la vie de famille, elle en prend un coup. "On est invités dimanche ?" Ben non, je ne peux pas, j’ai toujours quelque chose à faire.
— Et tes gamins ?
— Je suis un gars du bâtiment, je partais tôt le matin et je rentrais tard le soir. J’ai pas vu mes enfants grandir.
— Les gens du coin, ils doivent t’apprécier.
— En général, oui, bien sûr. Mais maire, c’est jamais facile. J’ai déjà été agressé. J’ai déposé quatre fois plainte.
— C’est fou. »
On s’installe à table avec François, qui bosse au cadastre, un copain de Benoît avec qui il s’était promis de manger. Première tournée de Ricard.
« Regarde le jardin : avant, là, tu vois, je cultivais 400 m2 de terrain pour amener des légumes aux nécessiteux, à Évreux, aux vieux qui n’avaient pas de sous.
— C’est quand tu bossais, ça ?
— Oui, j’installais des fenêtres chez les gens. J’ai bossé avec toutes les classes sociales, des gens de la haute à celui qui sortait de taule. J’aimais pas travailler dans le neuf, parce qu’il n’y avait personne. Moi, j’aimais rencontrer les habitants. Fallait sans cesse adapter son langage. Un jour, chez des clients vraiment haut de gamme, les ouvriers me disent "Ici, t’auras même pas un verre d’eau." Tu parles ! Tous les midis, oui, j’ai mangé avec les propriétaires ! Et quand je suis parti, la dame m’a dit "Revenez quand vous voulez, il y aura toujours une place pour vous ici." Faut savoir s’adapter. J’ai bossé chez un ancien taulard, il avait la même tête que Mesrine, forcément on parlait pas des mêmes choses.
— Tu travailles depuis quel âge ?
— à 17 ans déjà, j’étais tout seul sur les chantiers, j’ai jamais eu de patron. Je courais sur les toits, je mettais jamais la ceinture. Je pouvais monter un échafaudage, puis mettre un escabeau dessus et puis encore un seau à l’envers pour arriver encore plus haut, à 11 m de hauteur. Je marchais au 5e étage, sur la tranche des murs, je courais même pour aller plus vite, avec des planches dans les mains. Un vrai casse-cou. Mais je me rendais pas compte. Je referais pas ça, maintenant.
— Surtout avec tes cervicales en vrac, j’imagine.
— Ah oui, l’opération de 2014, elle m’a fait perdre pas mal de moyens. Longtemps, j’ai eu l’impression de ne plus rien pouvoir faire. Si je retourne voir un chirurgien, il va me foutre dehors ! Normalement, là, j’ai pas le droit de porter plus de cinq kilos, alors, t’imagines…
— Déjà que t’as tes 500 grammes de clés…
— Mais quand t’es tout seul pour les travaux d’une chambre froide, faut bien te débrouiller. Et j’ai encore tellement de projets… Je voudrais faire une deuxième place dans le village, avec des jeux pour les gamins.
— Et tu te vois pas arrêter ?
— Pfff… Quand je reste dix minutes assis dans le canapé, je m’endors. Et je suis pas fait pour les vacances. Mais c’est vrai que tous les six mois, je dois aller faire un tour aux urgences. Je fais des malaises, j’ai les jambes qui tremblent, je vois trouble, je saigne de l’oreille, je m’évanouis. En août de l’année dernière, en pleine nuit, ils ont dû me faire des examens du cœur, à évreux. Le médecin qui m’a accueilli leur a dit : "Je le connais, ce monsieur, s’il est là c’est que vraiment il n’est pas bien !" »
Second round de Ricard pour accompagner les noix de cajou.
« Quand même, je calcule : dix commerces pour 670 habitants…
— … Et ça augmente : on en avait 500 en 1998 !
— Mais y a pas de grande surface, autour, pour que ça fonctionne ?
— Bien sûr que si, à 10 km, au Neubourg, partout. Mais quand les gens ont de la qualité et qu’ils peuvent aller discuter avec les autres près de chez eux, ça fonctionne.
François : Moi, si je peux aller en vélo à la ferme à 200 m de chez moi, je préfère.
Benoît : C’est la proximité qui fait tout, vraiment. Tu sais, mon grand-père était maire lui aussi, en Belgique, du côté de Tournai. Maintenant, le village est vide, envahi par les ronces, sur les trottoirs, partout.
— Pourquoi ?
— Parce qu’ils ont tout regroupé en fusionnant les communes. Du jour au lendemain, les gens dépendaient d’une autre commune. Les écoles sont regroupées. Ils ferment les mairies, et ne gardent qu’un seul service administratif par commune, et puis ils finissent par tout regrouper au même endroit, éloigné de tous, pour faire des économies. Les gens ne se sentent plus concernés. Moi, quand je fais des travaux et que je demande aux habitants de me donner un coup de main, ils sont d’accord parce qu’ils se connaissent, et que ça leur fait des économies sur leurs impôts locaux. Alors ils sont bénévoles, motivés, ils nettoient leurs trottoirs… Mais si tu supprimes ou fusionnes les mairies, tout ça, c’est fini. Voilà comment, dans le village de mon grand-père, il n’y a plus d’associations, mais des ronces partout. »
La proximité, les liens entre les gens : c’est pas vraiment la voie qu’on emprunte, si on décide de suivre notre Président, à l’écouter, quelques jours plus tard. Lui veut, pour nos services publics, embaucher moins, robotiser davantage, confier nos vies à l’artificiel. Il le professait, le 15 juin, juste avant de rencontrer Elon Musk au salon Vivatech, grand raout de l’intelligence artificielle : « L’IA, il faut qu’on en tire tous les bénéfices. On doit s’approprier du côté de l’action publique ces nouveaux usages. Moi, je suis très étonné de ce que font certains européens : les Estoniens qui ont commencé à traiter le petit contentieux civil par l’intelligence artificielle. Y a des tas de choses qu’on peut rendre beaucoup plus efficaces. […] On embauchera beaucoup moins de gens, et on ira beaucoup plus vite. Donc on doit s’approprier ça du côté de l’action publique pour être plus efficace, faire des économies et avoir un meilleur service. » Et de prévenir, pour mieux l’écarter, l’opposition des gens : « Parce qu’on sait qu’on peut avoir des réticences dans notre pays, j’oublie pas la position qu’a pu avoir la France face aux OGM ou face à la robotisation, on a beaucoup moins robotisé que nos voisins, parce qu’il y a eu cette peur sociale, sociétale. Il faut absolument éviter ça avec l’intelligence artificielle. »
Embaucher moins, aller plus vite, passer en force si besoin : on connaît la chanson par cœur, désormais.
Pour accompagner les endives – rôti de dinde, Christian sort une bouteille de Bordeaux.
« Et ils te sont reconnaissants, au moins, les jeunes de Quittebeuf ? Ils sont attachés au village, au final ?
— Je pense, oui. Tu sais, les gens qui sont partis vivre ailleurs me demandent encore de venir chez eux pour célébrer leur mariage. L’autre jour, c’était près de Paris. Comme le maire de là-bas n’avait pas voulu que je fasse ça moi-même à la mairie, les jeunes mariés avaient loué un corps de ferme. Et là, ils avaient construit tout un décor, comme un décor de cinéma, un truc incroyable : une gare, une poste, l’école, la mairie, la laverie… Ils avaient mis plein de sièges pour la cérémonie, ils avaient tout prévu. Ils avaient fait tout ça pour que je puisse les marier moi, officieusement, dans ce décor. Et à l’entrée, je sais pas comment ils ont fait, ils avaient récupéré et planté un vieux panneau de signalisation "Quittebeuf", pour faire comme si on était dans le village. »
Une intuition, juste comme ça : Benoît Hennart, 27 900 Quittebeuf, dans l’Eure, fait plus de bien aux gens que Jeff Bezos, tous ses clones et toutes les intelligences artificielles réunis.