n° 106  

Le naufrage (sans eau) d’une élite

Par François Ruffin |

« 31e jour sans pluie en France, un record historique... », annonçait la radio, alors que je partais pour mon footing. Les bords de la rivière allaient me ramener à la mesquinerie de nos élites, de leur « projet » pour le pays…


« Qu’est‑ce qui se passe avec la Somme ? Vous savez si on l’a délestée, ou quoi, pour qu’elle soit aussi basse ? »
De retour de l’Assemblée, je courais sur le chemin de halage, à Amiens, le long des hortillons. Et le niveau de l’eau m’effarait : sur les bords, les racines des roseaux apparaissaient à l’air. Dans les rieux alentours, c’était pire : que de la vase, les barques ne pourraient pas circuler. Comme arrivait une voiture orange du Département, j’arrêtais le conducteur : « Il se passe quoi, d’après vous ? » Oui, c’était bien bas, me confirmaient les gars, mais ils ne savaient pas : le manque de pluie sans doute, la sécheresse déjà, en Picardie, au mois de février. De retour chez moi, j’écrivais au préfet : « Des réunions sont‑elles prévues pour une gestion de l’eau au moins pire ? »

Vous imaginez ça ? La sécheresse, au mois de février, en Picardie ! Et moi qui répète à mes enfants : « La pluie, c’est la vie ! » Moi qui me souviens, dans mon enfance à moi, des terres grasses, boueuses du Santerre, et qui la regarde, désormais, sèche, friable, en voie de devenir du sable. Moi qui me souviens des diapos de quand j’étais gosse, des photos d’oueds à sec que mes parents avaient ramenées d’Algérie, et qui mesurais ma chance, notre chance, d’avoir de l’eau à volonté, de l’eau au robinet, moi qui, depuis, redoute ça, le pire du pire, le Sahel, que nos nappes phréatiques, nos rivières, s’assèchent, se transforment à leur tour en oueds. Lisant Terre des hommes, d’Antoine de Saint‑Exupéry, je suis tombé sur ces pages, que j’ai vraiment trouvées formidables, et que j’aimerais vous partager ici. L’auteur échange avec des touaregs, au milieu du désert :

« "Tu sais… le Dieu des Français… Il est plus généreux pour les Français que le Dieu des Maures pour les Maures !"
Quelques semaines auparavant, on les promenait en Savoie. Leur guide les a conduits en face d’une lourde cascade, une sorte de colonne tressée et qui grondait. Et c’était de l’eau douce. L’eau ! Combien faut‑il de jours de marche, ici, pour atteindre le puits le plus proche et, si on le trouve, combien d’heures, pour creuser le sable dont il est rempli, jusqu’à une boue mêlée d’urine de chameau ! L’eau ! à Cap Juby, à Cisneros, à Port‑étienne, les petits des Maures ne quêtent pas d’argent, mais une boîte de conserve en mains, ils quêtent l’eau :
"Donne un peu d’eau, donne…
— Si tu es sage."
L’eau qui vaut son poids d’or, l’eau dont la moindre goutte tire du sable l’étincelle verte d’un brin d’herbe. S’il a plu quelque part, un grand exode anime le Sahara. Les tribus montent vers l’herbe qui poussera trois cents kilomètres plus loin… Et cette eau, si avare, dont il n’était pas tombé une goutte à Port‑Étienne, depuis dix ans, grondait là‑bas, comme si, d’une citerne crevée, se répandaient les provisions du monde.
"Repartons", leur disait leur guide.
Mais ils ne bougeaient pas :
"Laisse‑nous encore…"
Ils se taisaient, ils assistaient graves, muets, à ce déroulement d’un mystère solennel. Ce qui croulait ainsi, hors du ventre de la montagne, c’était la vie, c’était le sang même des hommes. Le débit d’une seconde eût ressuscité des caravanes entières, qui, ivres de soif, s’étaient enfoncées, à jamais, dans l’infini des lacs de sel et des mirages. Dieu, ici, se manifestait : on ne pouvait pas lui tourner le dos. Dieu ouvrait ses écluses et montrait sa puissance : les trois Maures demeuraient immobiles.
"Que verrez‑vous de plus ? Venez…
—  Il faut attendre.
—  Attendre quoi ?
—  La fin."

Ils voulaient attendre l’heure où Dieu se fatiguerait de sa folie. Il se repent vite, il est avare.
"Mais cette eau coule depuis mille ans !…"
Aussi, ce soir, n’insistent‑ils pas sur la cascade. Il vaut mieux taire certains miracles. Il vaut même mieux n’y pas trop songer, sinon l’on ne comprend plus rien. Sinon l’on doute de Dieu…
—  Le Dieu des Français, vois‑tu... »

Mais le Dieu des Picards deviendra‑t‑il avare, pour nous aussi ? Ou n’est‑ce qu’une affaire d’hommes, une terre des hommes ?
C’est là‑dessus que le politique devrait réfléchir, agir. Quels usages sont prioritaires, lesquels non ? Est‑ce qu’on répare les canalisations ? Comment on adapte l’agriculture ? Passe‑t‑on du maïs au sorgho ?
Voilà à quoi nous devrions consacrer nos intelligences, nos savoir‑faire, notre main d’œuvre. Voilà qui devrait animer notre démocratie : comment fait‑on pour adapter notre société toute entière, pour transformer notre pays, face à ce gigantesque défi.
Et à la place, Macron fait quoi ? Quelle est l’urgence, sa priorité ? Son machin sur les retraites, deux ans de plus, les gens pas contents, les cœurs pleins de ressentiment, quand il faudrait soulever la patrie d’un formidable élan. Et tout ça pour, d’après la Direction générale du Trésor, tout ça pour économiser 0,1 point de PIB : telle est sa « vaste ambition réformatrice », sa « mère des réformes ». Misère !

Ils font pitié. Ils font pitié, tant ils sont petits, mesquins, ridicules. Ils font pitié, comparés à l’ampleur de notre tâche, comparés à la grandeur, à l’imagination, au courage qu’exige cette tragédie au long cours (mais de plus en plus court). C’est le naufrage d’une « élite » : en quoi sont‑ils encore « les personnes les plus remarquables » (Le Petit Robert) ? En quoi méritent‑ils encore, dès lors, « par leur valeur, d’en occuper le premier rang » (Le Petit Robert, toujours) ?
C’est là qu’il nous faut un grand remplacement !