n° 102  

Les petites mains : le patron délocalisé ?

Par Le SPMF, syndicat des petites mains de fakiriennes |

C’est jamais bon signe pour les salariés, quand on déménage votre outil de travail en pleine nuit…


« Et là, donc, c’est le bureau du boss, où vous pouvez voir le… »
En faisant visiter les lieux à des copains de passage, Pascale en est restée bouche bée. Dans l’antre du boss, donc, au 3e étage, plus rien. à peine une vieille paire de baskets qui traînait. Le bureau, son beau meuble, une pièce d’histoire, avait disparu. à part les étagères de bouquins : vide, rien que du vide.

Tout le monde a accouru. « Je pensais pas qu’il pouvait passer par la porte pour sortir », a observé Magalie, pragmatique. « On aura plus de place pour déplier le canapé, c’est mieux pour les week‑ends de bouclage », a calculé Cyril. « J’appelle un vendeur pour y foutre un jacuzzi, avant qu’il ne revienne », a lancé Sylvain en attrapant son téléphone. « Je vais m’installer là, moi, du coup », lorgnait Fabien… On se marrait bien, tous. Tous, sauf Pascale, à la grise mine. « Eh, mais vous comprenez pas ? ça veut dire qu’il abandonne Fakir… Qu’il veut plus mener la lutte avec nous…
—  Eh, tu vas pas chialer parce qu’il se barre, quand même ? Tu sais de qui on parle, là ?
— Ruffin qui gueule parce qu’on achète du chocolat trop cher !
— Ruffin qui veut qu’on économise sur la bouffe, sur les stylos, sur les augmentations !
— Qui nous fait faire les 3x8 pendant le confinement, une radio, un livre, un journal en même temps !
— Qui nous engueule chaque jour qu’il a paumé ses clefs, son téléphone ou son cahier ! »

On n’allait pas pleurer, non. Ou alors, un peu : pour le meuble. Parce que c’était le bureau mythique, à l’ancienne, avec tablier de cuir. C’était celui de Maurice Kriegel‑Valrimont. Un héros, un vrai, de la Résistance, de la Libération de Paris, le héros du patron aussi, et un peu le nôtre, par ricochet. On avait même publié un livre‑entretien avec lui, aux éditions Fakir. Alors, pour le bureau, oui, certains étaient pris de nostalgie. « Nicole, Anne, elles aimaient bien s’y installer, quand elles venaient pour la relecture… »

Mais Fabien, soudain, est revenu sur terre. « Mais attendez, je réalise… Il l’a transporté entre hier soir et ce matin, sans prévenir ! Comme les patrons voyous ! Quand la direction déménage l’outil de travail en pleine nuit…
— C’est qu’ils veulent délocaliser ! T’as raison ! Je le sentais fuyant, ces derniers temps : il va nous envoyer bosser en Pologne, pour payer moins de cotisations patronales ! »
L’inquiétude montait quand la cloche a retenti, en bas : quelqu’un venait d’entrer. Des huissiers ? Des déménageurs ? On s’est précipités. « Ça va tout le monde ? Bien dormi ? » C’était Ruffin, tranquille, sourire en coin. Fabien s’est étonné : « Ben qu’est‑ce que tu fous là ? T’es pas en Pologne ?
— En Pologne ?
— Ton bureau ! Il a disparu ! Tu nous la fais à l’envers, hein ? Tu veux nous délocaliser ou quoi ? »

Il a bredouillé, un peu gêné, quand même. « Ah, ça ? Un aspect pratique, pour les campagnes à venir… Plus simple pour moi… L’ai mis dans mon salon, à la place des jouets des gamins… Ils ont grandi, maintenant… »

Ça sentait les fausses excuses emmêlées. On va rester vigilants. Et si y a un plan de délocalisation, il sera le premier sur la liste !