n° 98  

Le tabou Biden

Par François Ruffin |

Il pue vraiment, le nouvel ami américain : il veut taxer les riches...


« Aucune entreprise réalisant des milliards de dollars de bénéfices ne devrait payer un taux d’imposition inférieur à celui des pompiers et des enseignants. Un pompier et un enseignant payent 22% ? Et Amazon et quatre-vingt dix autres grandes entreprises ne payent aucun impôt fédéral ? »
Y a des trucs bizarres qui se passent.
Le président états-unien, ça paraissait un tout mou. Un démocrate gnan-gnan, dans la lignée de Obama-Clinton (Bill et Hilary). Et en plus, l’Europe pourrait redevenir la supplétive à fond, courroie de l’Otan et de la CIA, tandis que Trump shlinguait un peu sous les bras…
Et puis bim, une fois élu, le mec se réveille de gauche. L’inverse des socialistes français. Il dégaine des centaines de milliards pour la santé, pour le logement, pour les aides alimentaires. + 41 % de budget pour l’éducation. Un plan qui, selon l’Université de Columbia, pourrait « diviser par deux la pauvreté des enfants »
Et le pire, le pire, comment Biden compte financer ça ? En relevant le taux d’imposition sur les hauts revenus, sur les sociétés, sur les multinationales. D’après le Tax Policy Center, « 75 % de la charge fiscale supplémentaire reposerait sur les 1% les plus riches, 93% sur les 20% de ménages les plus aisés. »
Et encore pire, qui sait ? Tout ça en maintenant, côté commerce, sans rompre avec Trump, des protections aux importations, chinoises notamment…
C’est un peu tôt.
C’est un peu tôt pour crier « hourrah ! »
C’est un peu tôt pour vanter le « nouveau Roosevelt ».
On verra bien d’ici un an, deux ans, quelles promesses sont passées à la trappe, quels engagements sont devenus, au moins un peu, réalité. M’enfin bon, boudons pas : les bonnes surprises, ça se prend.

Je pourrais épiloguer sur pourquoi ce revirement.
Je vais le faire un peu, vite fait.
Y a un pari électoral, sans doute, du Parti démocrate : ils ont perdu les classes populaires blanches, provinciales, rurales. Trump n’est pas mort, lui ou un autre renaîtra, avec ces déclassés comme terreau. Et il y a là, peut-être, la tentative de mener une politique sociale, économique, pour ces « red-neck »… à l’heure où la gauche française s’enferme dans son ghetto, de diplômés, les « brahmanes » comme cause Piketty, les « 20 % d’éduqués du supérieur » comme dit Todd.
C’est un signe, également, d’une histoire qui tourne : le « néolibéralisme » est essoufflé, il ne fait plus rêver. Il peut poursuivre sa course folle, encore, mais par la force, par l’inertie, par désespoir presque. Et non plus avec l’enthousiasme, l’envie, la foi, l’espérance, qui guidèrent Reagan-Thatcher-Tapie et compagnie dans les années 80.

Mais c’est un silence, plutôt, qui m’interroge.
Pas un mot, en France, du président de la République, sur cette audace outre-Atlantique. Lui, pourtant si américanophile, lui, le « Young American leader » de la French-American Foundation, lui qui, avant l’Elysée, était toujours en périple à New-York, à Las Végas ou dans la Silicon Valley, lui se tait. Et silence dans les rangs, également, au gouvernement.
Etrange, non ?
Non.
C’est logique, en fait, ce mutisme.
Car Emmanuel Macron, c’est la queue de comète du « néolibéralisme ». C’est Reagan avec trente ans de retard. C’est « la libération des énergies » à contretemps de l’histoire. C’est un disque trente-trois tours rayé, à l’heure de Deezer. C’est un archaïsme en marche.
Il le sent, ils le sentent, des fois, qu’ils sont à côté de la plaque, à côté de l’époque. Antonio Guterres, le secrétaire général de l’ONU, « exhorte les gouvernements à envisager une solidarité ou un impôt sur la fortune pour ceux qui ont profité de la pandémie, afin de réduire les inégalités extrêmes ». En Espagne, les plus riches paieront pour qu’augmentent les dépenses de santé (+75 %), d’éducation (+70 %), des services sociaux (+70 %), de la lutte contre la pauvreté (+59%). La Russie a annoncé, l’été dernier, une hausse de l’impôt sur les hauts revenus, qui touchent plus de 55 000 € par an. L’Argentine a voté une taxe pour imposer à 2 % les 10 000 personnes au capital le plus élevé. Et le Royaume-Uni, himself, relèvera en 2023 l’impôt sur les sociétés. Même le FMI, oui, le Fonds Monétaire International, le repaire des Chicago Boys, qui demande – à mots feutrés – qu’on taxe les riches : « Nous avons constaté une érosion de l’imposition des revenus personnels pour les personnes se situant tout en haut de l’échelle… Les gouvernements devraient envisager des impôts plus élevés pour les ménages les plus aisés et les entreprises très rentables. »

Et que fait le chef de l’Etat depuis quatre ans ? Fin de l’Impôt de Solidarité sur la Fortune, suppression de l’ « exit tax », instauration d’une « flat tax » en faveur des dividendes, le CICE pérennisé, etc., etc. Inutile de vanter son palmarès. Et d’ici la fin de son mandat, quelle mesure de justice envisage-t-il ? La réforme des retraites et de l’assurance-chômage, gratter sur les petits. Alors que, l’an dernier, le patrimoine des milliardaires français a bondi de 55 % ! Rien que ça ! La moitié en plus, en douze mois, en pleine crise sanitaire ! Et là-dessus, motus et bouche cousue.
« Nous refusons toute hausse d’impôt, cela demandera donc des efforts importants sur la dépense », prévient Bercy. « Il n’est pas question d’augmenter les impôts pour soutenir l’effort de l’État et rembourser la dette », ça « porterait un coup d’arrêt à la croissance », confirme Agnès Panier-Runacher.
Nos ministres récitent la doxa, usée, sans innover. Croissance-confiance, confiance-croissance… Ils seront les seuls, bientôt, les gardiens de la foi.

Une foi aveugle, comme il se doit.
« Comment 15 000 de nos concitoyens peuvent permettre à 4 % du PIB d’échapper à l’impôt ? Monsieur le ministre allez-vous mettre fin au scandale du Luxembourg ? »
C’est mon camarade Sébastien Jumel qui interrogeait ainsi Bruno Le Maire, en février dernier, en Commission des affaires économiques. On venait d’apprendre, via les Open Lux, que les Français étaient médaille d’or de l’offshore : 100 milliards de planqués au grand duché, les Mulliez, les Arnault, les Hermès, 37 grandes familles avec des comptes là-bas. Las ! le ministre « oubliait » de répondre. On le relançait donc. Mais lui ne captait toujours pas : « Il faudrait me préciser la question… » On précisait, donc, persévérants. Là, Bruno Le Maire en tombait de sa chaise, presque : quoi ? Il y aurait de l’évasion fiscale au Luxembourg ? Et personne ne m’en aurait jamais parlé ? « Je veux bien vérifier toutes ces informations. Ça ne me pose pas de difficulté, mais là j’ai pas de réponse précise pour le moment, mais je prends note et je vérifierai tout cela. »
Texto. Vous imaginez ? Un braquage géant se produit nos yeux, qui fait la Une des journaux, la tournée des réseaux sociaux, et on interroge le chef de la police, celui chargé de veiller à l’argent des citoyens, et lui répond, étonné : « Un braquage ? Comment ça ? Ecoutez, je n’ai pas cette information, mais je veux bien vérifier… » Voilà qui signe une complicité, évidente, avec les bandits de l’oligarchie.
Alors, quand le shériff Biden débarque dans le saloon…

Dernière minute : un accord était presque trouvé, en Europe, pour obliger les multinationales à publier, chaque année, leurs données financières, à faire la transparence sur leurs chiffres d’affaires nous apprend Le Monde, (21/04/2021). Mais qui veut torpiller ça ? La France, pour des « questions de concurrence et de compétitivité ».
C’est à nous de trancher : quel est le chemin de la modernité ?

François Ruffin
(avec l’aide de Paul Jorion et Vincent Burnand-Galpin)