L’esprit s’évade, parfois. À l’Assemblée, les débats sur les accidents du travail me renvoyaient au combat de David, son combat perdu, contre l’amiante. Et à l’inaction de nos dirigeants pour changer les choses.
Le travail, c'est la santé ?
« Un bras d’honneur »
Commission des affaires sociales, vendredi 20 octobre 2023.
« En tant que rapporteur, nous recommandons que cette mesure soit retirée par le gouvernement. En l’état, cet article 39 apparaît non comme un progrès pour les salariés. Plutôt comme un cadeau au patronat… » Il faut mettre les formes, au moins un peu, quand on est le rapporteur officiel de la partie Accidents du Travail ‑ Maladies professionnelles du Budget de la Sécu. Être poli, en l’occurrence, pour demander le retrait de ce fameux article 39, auquel tout le monde, peu ou prou, s’oppose, syndicats, associations de victimes, élus.
L’article 39 ? C’est technique, cette affaire.
Tout part d’une demande de la Fédération nationale des accidentés du travail et des handicapés, mais aussi des associations de victimes (de l’amiante, entre autres), ou encore des syndicats : ils souhaitent que soit sécurisés, inscrits dans la loi, les principes et les règles des indemnités touchées par les victimes d’accident du travail. Qu’elles n’aient plus à affronter d’interminables procès avec leurs employeurs. Que soient toujours indemnisées, également, les conséquences personnelles, et pas uniquement professionnelles, de l’accident. Au lieu de ça, que prévoyait le gouvernement, par le biais de son article 39, donc ? De plafonner l’indemnisation en cas de « faute inexcusable » de l’employeur, de la répercuter, en partie au moins, sur les employeurs vertueux. De renvoyer les indemnités à de fumeux barèmes confiés aux départements, de calculer les indemnisations avant la consolidation de la situation des victimes qui, par nature, est souvent évolutive.
Les victimes en question, les associations que nous avions auditionnées, étaient vent debout, nous parlaient de « bras d’honneur », disaient leur « stupéfaction », leur « vive inquiétude », leur « ahurissement ». Fustigeaient « la déresponsabilisation des employeurs ». Et « les travailleurs qui souffrent de cancers, souvent des années après les faits, une fois qu’ils sont déjà en retraite, seront les plus pénalisés. » « C’est un chèque en blanc que réclame le gouvernement. »
Devant les débats, en commission des Affaires sociales, on revenait cinq ans en arrière, en se rappelant l’histoire de David…
Meurtres à feu doux
Amiens, 8 mars 2018
Ce jeudi 8 mars 2018, « l’affaire David Caron » passe devant la Cour d’appel d’Amiens.
David a bouffé de l’amiante durant des années ? Qu’importe, a répondu le tribunal en première instance : le cancer de l’oesophage est « hors‑tableau ».
« Monsieur Caron David, né en 1972, a travaillé comme grenailleur depuis 1994, il était spécialisé dans la rénovation des embrayages de poids lourds. L’exposition à l’amiante est certaine dans cette activité. Le CRRMP constate la réalité des expositions aux différents agents pathogènes et poussières. Toutefois, les données scientifiques actuelles ne retrouvent pas de lien significatif entre la survenue d’un cancer de l’oesophage et l’exposition à l’amiante et/ou à la silice. (…) Pour toutes ces raisons, il ne peut être retenu de lien direct et essentiel entre l’affection présentée et l’exposition professionnelle. »
C’est le premier avis du CRRMP, le Comité régional de reconnaissance des maladies professionnelles. Rendu à l’automne 2012, à une époque où, avec des camarades, nous rédigions Le Zonard, le journal de l’Union locale CGT Zone industrielle d’Amiens. Après un coup de fil à David, j’en avais tiré une brève : « David Caron souffre d’un cancer de l’oesophage. Il a trois enfants, une fille de 10 ans, deux garçons de 13 et 16 ans. Dans les prochains mois, lui sait qu’il va mourir. Durant dix‑huit ans, David a travaillé chez Dimay‑Wolf, un sous‑traitant de Valeo, qui emploie quinze salariés. Dans cette entreprise, "on démonte les embrayages, on les trie, on les rénove. Ceux des camions sont complètement pollués".
À cause de l’amiante, notamment.
Mais apparaît une seconde matière toxique : "Osyris. C’est un anti‑corrosif. Étant malade, j’ai appris que, normalement, on devait prendre plein de précautions, que ça devait s’utiliser avec un masque à cartouche. Et moi, j’ai pulvérisé ça pendant dix‑huit années le nez à l’air !"
Sur le papier, le donneur d’ordre, Valeo, dit imposer une "charte de bonne conduite éthique et environnementale" à ses sous‑traitants. Sauf que la boîte ne se rend jamais chez eux pour des inspections à l’improviste. "D’après les chirurgiens, à Lille, on ne peut pas écarter le rôle de l’amiante dans ma maladie. Je présente tous les symptômes : la plèvre, les poumons, l’oesophage."
Cet ouvrier a donc établi une demande de classement en maladie professionnelle : "Il me reste une poignée de mois à vivre, pas des années. Je veux terminer ce dossier avant de mourir, pour ne pas laisser ma famille, ma fille, mes fils, sans rien." »
Comme il le prévoyait, David est décédé quelques mois plus tard, en mars 2013.
Sa femme, Céline, nous a contactés : post‑mortem, la Sécurité sociale refusait la reconnaissance. Le cancer de l’oesophage était « hors‑tableau ». C’était traité comme un banal dossier administratif :
« D’après notre médecin traitant, ça ne pouvait venir que de là‑bas, que de son usine. Il ne fume pas, il ne boit pas, il n’a pas d’antécédents familiaux.
La dame de la Sécu est venue. C’est un cancer qui arrive chez les personnes âgées d’habitude, les fumeurs, les alcooliques. Lui était né en 1972, il avait 40 ans.
Avant Dimay, il était palefrenier en Baie de Somme, il accompagnait les touristes pour des sorties à cheval. Quand il n’y a plus eu de boulot, il a pris ce qu’il a trouvé.
Je souhaiterais poursuivre le patron, au moins pour que ses collègues travaillent dans de meilleures conditions. »
Un soir, une nuit même, je m’étais rendu dans son entreprise, Dimay. J’avais pris des photos. Discuté avec ses collègues. Moi qui, sans me vanter, en ai visité des boîtes, moi qui ai des points de comparaison, ça battait des records dans le sordide. Tout était déglingué, les tôles broyées, les chiottes dégueulasses, les machines sans sécurité. Mais ça n’était que le plus visible. Surtout, les gars avalaient la poussière d’amiante avec des masques minables. Ils plongeaient les mains dans une soupe de solvants avec des gants de vaisselle.
Les ouvriers s’étaient livrés :
« Les caisses arrivaient avec "Attention, danger amiante !" C’est plein de poussières. Pour les masques, quand on en a, ils sont en carton, la poussière passe à l’intérieur, ou par‑dessous. Et en plus, dans les ateliers, il n’y a aucune aspiration, pas de ventilation. »
« On traite les pièces, pour pas que ça rouille, avec Osyris. Ce produit‑là, vous le mettez à terre, il flambe. Il bouffe les pièces. Et nous, on fait ça avec des petits gants, qui sont tout rongés. »
« Quand la médecine du travail vient, elle reste au bureau. Et quand la direction sait que Valeo se déplace pour l’inspection, on est prévenus à l’avance pour l’audit. Le pire, c’est des gens de chez Valeo, assez hauts, qui viennent et qui trouvent ça normal. »
Dans son café, à Moreuil, j’ai rencontré Patrick Caron, frère de David, qui avait lui aussi travaillé chez Dimay, à la sécurité, justement :
« J’avais pour responsabilité de mettre les choses aux normes, mais quand je ramenais les devis, c’était toujours trop coûteux. Chaque fois qu’on présentait des solutions, ils ne voulaient pas investir. Du temps que j’y étais, il y a eu deux incendies. Le jour même, ils m’ont fait acheter des masques en vitesse, pour l’inspection. Il y a eu un rapport de police, avec une injonction de mise aux normes, mais sans changement. Pendant deux jours, on a arrêté l’activité, et puis elle a repris comme si de rien n’était. »
Alerté par les syndicats, sommé par le CHSCT, Valeo a cessé cette sous‑traitance. La multinationale a réintégré l’activité à leur usine d’Amiens, et dans des conditions complètement différentes, infiniment plus satisfaisantes : avec un caisson fermé, pour qu’il n’y ait plus de contact entre les salariés et les pièces amiantées.
Tant mieux.
Tant mieux pour les suivants.
Mais ça n’aidait en rien Céline Caron et ses deux enfants.
Ça n’aidait en rien la Justice qui, d’un bureau à l’autre, continuait à répéter à la veuve que « le cancer de l’oesophage est hors‑tableau ».
On s’était alors tournés vers Annie Thébaud‑Mony, chercheuse à l’Inserm, spécialiste des maladies professionnelles : accepterait‑elle d’étudier le cas David Caron ?
Elle a accepté.
Et c’est à ça, nous semble‑t‑il, qu’on peut être utiles : à servir de pont entre les Céline et les Annie, entre des femmes et des hommes qui se sentent abandonnés, dépourvus de ressources, et d’autres qui ont accumulé des compétences, des relations, des armes pour se défendre. Annie Thébaud‑Mony et son équipe ont alors retracé méticuleusement la carrière de David Caron, décrit les gestes qu’il répétait dans son métier, listé les matières toxiques avec lesquelles il se trouvait en contact, étudié les symptômes de sa maladie, interrogé le pneumologue Raoul Harf, exhumé des articles scientifiques qui lient « cancer de l’oesophage » et « amiante ».
Puis Maître Nadine Melin s’est appuyée sur une jurisprudence, qui faisait bel et bien le lien, depuis longtemps déjà, entre amiante et cancer de l’oesophage.
Ça n’a pas changé grand‑chose.
Le second CRRMP a de nouveau tranché, en un jugement lapidaire, si peu étayé. Neuf lignes, très exactement neuf lignes, pour « motiver » l’avis, qui se concluait ainsi :
« Les éléments du dossier transmis mettent en évidence un facteur de risque extra‑professionnel majeur pour la pathologie déclarée. »
Je veux dire, ici, la révolte que suscitent chez moi ces quelques phrases : ça respire le travail administratif à la chaîne, les formules toutes faites, les bureaucrates lassés, le « bottons en touche » avec un « risque extra‑professionnel » dont on ne nous révèle rien, nulle part.
Ces CRRMP ne sont pas à la hauteur des enjeux, des handicaps à vie, et ici un décès à quarante ans. C’est une sous‑justice, bâclée, comme si les travailleurs étaient des sous‑citoyens.
Le verdict du tribunal, en appel ? Il a, de nouveau, rejeté les demandes de sa famille.
Que David Caron ait bouffé de l’amiante, de la silice, du zinc, du plomb, durant des années et par tous les trous, nul ne le conteste. Qu’il ait été exposé, avec ses collègues, et je dirais criminellement exposé, à des matières toxiques, sans la moindre intervention ni du donneur d’ordre ni des pouvoirs publics, c’est un fait établi.
Mais pour les gratte‑papier des CRRMP, c’est « hors‑tableau ».
Circulez, il n’y a rien à voir. Ces meurtres à feu doux ne valent même pas une pension pour la veuve.
Assemblée nationale, 23 octobre 2023
C’est une petite victoire, mine de rien : l’article 39 a été repoussé. Il faut dire qu’il était parvenu à faire l’unanimité contre lui. Quasiment tous les groupes avaient déposé des amendements de suppression, les Républicains, la France insoumise, la Gauche démocrate et républicaine, les Écologistes, le Rassemblement national, une partie du Modem, et même deux élus Renaissance, au dernier moment.
Quelque part, je crois que je me sentais porté par le souvenir du combat de David, aussi, en montant à la tribune de l’Hémicyle, trois jours plus tard. Pour prolonger le débat, le sortir de l’ambiance confinée de la commission des Affaires sociales : « "Un nouveau pacte de la vie au travail." C’est le président de la République, ce printemps, en plein conflit sur les retraites, qui le promettait. Je le cite : un "nouveau pacte de la vie au travail sera construit dans les semaines qui viennent".
Et tous les ministres le juraient : bientôt, grâce à ce "nouveau pacte", nous allions – je vous cite – "améliorer les revenus", "faire progresser les carrières", "mieux partager les richesses", "aider à la reconversion", "améliorer les conditions de travail"…
Bref, vous alliez apporter le bonheur aux travailleurs.
Des semaines, des mois, se sont écoulés.
La rentrée est passée.
Arrivent l’automne et les budgets.
Où en sont ces promesses, ces engagements ?
Nous ne voyons rien, absolument rien venir.
Car que se passe‑t‑il ?
Les Français aiment leur travail, ils en sont fiers – plus même que nos voisins européens. Mais ils n’aiment pas comment on leur fait faire leur travail, comment on l’organise, comment on le pressurise.
Ce n’est pas qu’un ressenti : dans les comparaisons internationales, nos entreprises sont à la traîne, en bas de tableau. Les travailleurs s’y usent, physiquement, psychiquement, plus vite qu’ailleurs. À cause du temps, notamment, du temps resserré, contraint, étouffant. Jusqu’aux drames : pour les morts du travail, nous sommes en queue de peloton, avec la Lettonie et la Lituanie.
Alors, pourquoi ce mal‑travail ? Pourquoi ce mal français ?
C’est un choix.
Depuis les années 80, dans la mondialisation, les dirigeants économiques, politiques, ont fait ce choix : celui d’un "low cost à la française". Depuis quarante ans, le travail n’est pas traité comme une richesse, comme un investissement : non, il est maltraité, comme un coût à diminuer. À diminuer par les délocalisations. À diminuer par la sous‑traitance. À diminuer par la précarité, l’intérim, les CDD. À diminuer, enfin, par l’intensification, toujours plus, plus fort, plus vite, plus aucun temps morts.
Mais ce low cost, ce bas coût a un coût.
Oui, ce mal‑travail, ce mal au travail a un coût énorme, un coût gigantesque.
Un coût humain, bien sûr, pour les travailleurs. C’est leur santé qui est altérée, leur vie parfois brisée. Ce sont, chaque année, plus de 100 000 inaptitudes, 100 000 salariés qui sortent du travail, blessés ou broyés, déclarés inaptes. 100 000 licenciés, c’est le plus gros des plans sociaux, et pourtant silencieux, invisible, invisible jusque dans les statistiques. Car eux, elles, ces inaptes, sont les rebuts du mal‑travail, poussière humaine qu’on jette sous le tapis.
C’est un coût pour la Sécurité sociale, aussi, pour son budget, avec les accidents du travail, les maladies professionnelles, mais aussi les arrêts de longue durée.
C’est un coût pour les sociétés, désorganisées par l’absentéisme, par le turn‑over.
C’est un coût, enfin, surtout, pour la société tout entière : des pans de notre économie, de nos services publics, dysfonctionnent, en peine de recrutements, en panne de compétences, de l’aide à domicile aux conducteurs de bus, des hôpitaux à l’industrie, de l’éducation à la construction, avec des travailleurs que l’on épuise, qui fuient.
Contre ce mal‑travail, contre ce mal au travail, que faites‑vous ?
Rien.
Vous ne luttez pas contre, tout l’inverse : vous le favorisez.
Oui, vous aggravez ce mal‑travail, vous l’encouragez.
Qui a supprimé les comités d’hygiène et de sécurité ? Vous.
Qui a éliminé quatre critères de pénibilité ? Le port de charges lourdes, les postures pénibles, les vibrations mécaniques, les agents chimiques dangereux ? Vous.
Qui promeut un sous‑statut, auto‑entrepreneur, avec des sous‑revenus ? Vous.
Qui repousse à 64 ans la retraite des travailleurs à bout ? Vous.
Vos seules mesures, c’est de traquer les arrêts‑maladies, de traiter les malades en fraudeurs, et leurs médecins en complice. Une généraliste réagit ainsi : "Cela revient à casser le thermomètre pour faire baisser la température. Si l’on arrête davantage, c’est que les gens vont mal. Ils sont cassés. J’ai dans ma patientèle des caissières ou des femmes de chambres avec les poignets, les genoux et les épaules abîmés."
Voilà qui devrait être au coeur du débat.
Voilà l’action que, pour les salariés, pour notre pays, pour son économie, voilà l’action que vous, ministres, vous, parlementaires, devriez porter, comme vous le promettiez.
Pour répondre à une aspiration simple, partagée par les millions de travailleuses, de travailleurs qui tiennent notre pays debout : les Français doivent vivre de leur travail, bien en vivre. Et aussi, surtout, bien le vivre. Que le travail se soit la santé, et pas se la ruiner. »
François Ruffin