C’est beau, un canal.
C’est poétique, un bateau.
Sauf quand il s’agit de faire perdurer un monde sans queue ni tête…
Le vieux monde flotte encore
Il s’est lancé en mode Tintin reporter, Pierre. Par curiosité, intrigué. « J’ai mesuré des ponts, moi-même, sur place, quand les données n’étaient pas assez précises. » C’est un obnubilé, qui est attablé en face de moi. Pierre me le confirme : il est préoccupé, depuis des années, par la hauteur de certains ponts dans le Nord...
Vous vous demandez ce qu’on fait là, à parler de ça, devant un café ? C’est que ces fameux ponts sont au cœur d’un mégaprojet de canal, qui doit relier la Seine avec le réseau fluvial du Nord de la France, la Belgique et les Pays-Bas. Un chantier immense qui s’étendra sur une centaine de kilomètres. Et le canal sera tellement large, plus de 50 mètres, qu’il permettra à des bâteaux de près de 4500 tonnes de traverser la Picardie. Une liaison directe entre les pays du Nord et la France, en somme. Des semaines, des mois, déjà, qu’on recevait des alertes à ce sujet.
« Je dis pas qu’il est inutile le projet, je dis plutôt qu’il est peu utile par rapport aux dégâts écologiques et à ce qu’il coûte, puis ça va surtout se faire au profit du BTP, des gros céréaliers et des grosses compagnies fluviales du Nord. Si le marché de la Seine est ouvert, la flotte néerlandaise sera gagnante, alors que là elle est bloquée par le gabarit de l’actuel canal du Nord... », grogne Pierre.
Longueil-Annel, le 22 octobre 2023
Quand le rédac’ chef me parle pour la première fois de ce mégaprojet de canal, dans l’Oise, au sud de la Picardie, ça m’intéresse : je trouve ça sympa, moi, les bateaux. écolo, inoffensif. Pourtant, un collectif d’habitants des environs s’est constitué contre la construction… Alors à Longueil-Annel, Julie, Hubert et Antoine me donnent rendez-vous devant un joli château, près de la rivière Oise. En plein milieu de ce que serait le futur canal. Pour l’instant, on aperçoit simplement une rue bloquée, utilisée par les engins de chantier. « Ici en semaine les camions et machines défilent depuis quelques mois » tique Julie. « Et on voit peu à peu les paysages se modifier, déjà » ajoute Hubert, inquiet.
« Début 2023, une vingtaine de personnes se sont regroupées face à un chantier sur Montmacq : le territoire allait être déboisé, la rivière modifiée… Et là on s’aperçoit que ce projet de mégacanal est dans les tuyaux depuis des années. Que les travaux vont bientôt commencer. On se plonge dans les documents, du coup, et on se rend compte que c’est présenté dans la région comme le chantier du siècle ! Et alors que le canal est partenaire de l’école d’ingénieurs de Compiègne, les étudiants commencent à se poser des questions à son sujet… » Julie n’a pas terminé sa phrase que les pneus de la bagnole crissent devant une grille qui barre le passage. On tente le coup de passer par-dessus pour aller voir le chantier de plus près : arbres rasés, terre retournée et fondations d’un immense pont qui traversera le futur canal… La contemplation ne dure pas longtemps : une voiture fonce dans notre direction. « Qu’est ce que vous faites là ?! », nous gueule le vigile. « Bah, on est de simples curieux, on voulait prendre quelques photos…
— Ah mais non, mais non, faut partir tout de suite » se calme l’agent de sécurité.
Bon.
« Et y a pas des gens qui vivent dans le coin ?, je demande.
— Y a bien Hélène, elle vit depuis 18 ans sur l’eau, calcule Antoine. Enfin pas vraiment sur l’eau, mais dans une péniche.
Allons voir Hélène, donc, qu’elle nous dise ce qu’elle pense de tout ce bazar...
« Avec mon compagnon, y a huit ou neuf ans, on a cherché à s’amarrer sur la vieille Oise, c’est idyllique, tranquille. » Hélène nous accueille sur sa péniche, un peu plus bas. Ça tangue un peu, à peine, j’ai l’estomac solide. Et puis c’est vrai que la nature autour est particulièrement luxuriante. Visiblement les gens du coin sont fiers de leurs arbres : ils les appellent la forêt aux écureuils. « Après le Covid on a réentendu parler du canal, mais ça fait cinquante ans qu’ils en parlent, donc on n’y croyait pas vraiment. Ils nous avaient collé l’enquête environnementale fin 2020, en pleine pandémie, du coup tout le monde est passé complètement à côté. Fallait vraiment suivre le dossier pour être au courant du truc, personne n’est prévenu dans ces cas-là… Ça m’a vraiment mise hors de moi. »
Et ça n’allait pas s’arranger : en juin 2023, Hélène est convoquée par la société du canal. « Ils nous ont dit qu’en 2025 on devrait partir : fallait qu’ils bouchent une partie de la rivière pour creuser leur canal. "Mais où on va aller ?", j’ai demandé. Ils ne savaient pas trop, mais ça n’avait pas l’air d’être leur problème.
— Donc vous allez devoir bouger votre bateau l’année prochaine ?
— On en est en négociation pour qu’ils nous laissent un bout de la rivière, mais ils veulent faire ça sans laisser d’eau couler. De l’eau morte et croupie, ça va être génial… On ne peut pas vivre sur de l’eau croupie…
— Et il y a d’autres gens comme vous ?
— Oui, des couples de mariniers à la retraite. Jeannine, ça fait 40 ans qu’elle squatte cet endroit. Ce sont des personnes d’un certain âge, qui ont tout aménagé pour pouvoir s’installer là. C’est pas la mairie qui a construit les jardins, hein, et ces personnes auront pas l’énergie de tout recommencer. C’est assez inhumain de laisser les gens construire leur retraite puis de les dégager au moment où ils n’ont plus la force de reconstruire. »
Hélène n’a pas voulu se laisser faire. Pour rester vivre sur l’Oise, mais surtout pour préserver la beauté des environs. « J’ai contacté des agences de protection de l’environnement, on a lancé une pétition, on a eu 22 500 signatures !
— Dans notre collectif, il y a même des gens qui seraient plutôt pour le projet mais qui refusent qu’on détruise la nature à ce point. Personne ne comprend pourquoi, sous prétexte de compensations environnementales, on va massacrer la biodiversité. »
C’est que sur les 18 kilomètres du chantier, entre Compiègne et Noyon, on recense 150 espèces protégées, dont quinze classées vulnérables ou à fort intérêt. Des chauves-souris, des insectes, des oiseaux... Une vraie arche de Noé.
Je m’interroge : y aurait pas moyen de concilier tout ça, transports et écologie ? Parce que, mieux vaut des bateaux sur l’eau que des camions sur l’autoroute, non ?
Tout le monde me regarde avec de gros yeux, quand je pose la question.
« Tu devrais aller voir Pierre, il va t’expliquer tout ça… »
Paris, le 23 octobre 2023.
Et voilà, donc, comment je me retrouve devant Pierre, mon Tintin mesureur de ponts.
Pierre est président du Comité de Liaison pour des Alternatives aux Canaux interbassins (« Clac » : ça se retient bien). Dès 1974, cet ancien ingénieur et journaliste scientifique décide de s’intéresser à un projet de canal. Peut-être un monomaniaque… Il s’agissait alors d’une liaison entre le Rhin et le Rhône, qui menaçait de complètement détruire le Doubs. « Attention, hein, je ne suis pas contre le fluvial, juste contre les gros projets aberrants. » Son collectif entre dans la danse, coordonne les actions de plusieurs assos. Sauf que la technique de lutte de Pierre est quelque peu atypique : il fait des cartes. « Ça a été hyper important pour moi le rôle des cartes. Les textes et tracts, presque tout le monde peut en faire, mais peu de gens savent faire des cartes. C’est ultra important lorsque l’on conteste un projet de ne pas dépendre des cartes des autres. Nous, on veut pas se contenter de tracer au feutre des indications sur des cartes Michelin. On montre ce qu’on veut montrer. » Ses rapports sont longs, étayés, décryptent différents projets d’infrastructure. Et le canal Seine Nord Europe, donc ?
« Ah oui… » Voilà qu’il sort un immense dossier, 118 pages de textes et de cartes qu’il me présente, une à une. « On va avoir besoin de plus de deux heures, sachez-le », il m’avertit en sirotant tranquillement son jus de fruit, sans quitter ses cartes des yeux.
Je commence à regretter la forêt aux écureuils.
« L’histoire du canal est assez vieille, le projet date des années 1990. Il est très soutenu par les élus locaux et les chambres de commerce, mais pas tant par l’État qui le trouve très cher. » Tu m’étonnes : initialement évalué à cinq milliards d’euros par la société du canal, les travaux vont en coûter en réalité sept ou huit, selon ses estimations...
« Mais si ça permet d’utiliser moins de camions, c’est pas mal, non ?, je demande, têtu.
— C’est un mensonge.
— Pardon ?
— C’est un mensonge de dire que ça prendra du trafic aux camions qui circulent sur l’autoroute A1. Toutes les études montrent que, ça va surtout en prendre au train. Regardez… » Pierre me sort un schéma, avec plein de flèches. « Le train et le fluvial sont deux transports massifiés, c’est à dire qu’ils transportent du vrac. Les camions, c’est un mode de transport ramifié, qui transporte des produits finis, comme des palettes par exemple. Donc la mise en place du canal va surtout concurrencer le train, pas les camions… Mais ce n’est même pas le plus gros problème. Le gros souci, c’est la hauteur…
— C’est-à-dire ?
— Le projet a mal été ficelé. Au nord comme au sud du futur canal, les plus grands bateaux, ceux de 4400 tonnes et de trois couches de conteneurs empilés, ne pourront pas passer en hauteur : à Compiègne, le pont Louis XV n’autorise que deux conteneurs en hauteur et au Nord, sur le canal Dunkerque-Escaut, les écluses ne sont pas à la bonne longueur…
— C’est une blague ?
— Quand je m’en suis rendu compte, je me suis dit "Ils se fichent de nous ou quoi ?!"… »
Ça me semblait vraiment impossible comme histoire, qu’un projet à sept milliards d’euros ne soit pas bien calculé. En toute bonne foi, j’ai contacté la société du canal, pour leur faire part des interrogations de Pierre. Qu’ils me prouvent qu’il était à côté de la plaque, qu’il avait mal mesuré les ponts. C’est Pierre-Yves Biet, le directeur des partenariats du canal, qui m’a répondu.
Grenoble, janvier 2024
« Les ponts, donc, il paraît qu’ils ne sont pas à la bonne hauteur, mais j’imagine que c’est une mauvaise information ? » Au téléphone, j’attaque, assez vite, le cœur du sujet.
« Sur les marchandises en vrac, il n’y aura pas de problème. En revanche, sur les conteneurs, il n’y aura pas trois étages sur l’ensemble du trajet, non.
— Mais, c’était pas l’objectif ?
— Ah, si dans trente ans il y a un gros développement du trafic, on se dira peut-être que c’est dommage, oui.
— Et au niveau des écluses qui ne sont pas à la bonne longueur...
— Effectivement, quand on a aménagé les écluses dans les années 1970, on les a mises en format 150 mètres plutôt que 190. Mais que le réseau ne soit pas homogène, ce n’est pas un problème. Quand vous allez en train de Besançon à Lyon, par exemple, vous n’êtes pas en LGV tout le long ! Ils n’ont pas annulé le TGV Rhin Rhône pour autant !
— Euh oui, c’est sûr, mais quand un TGV arrive sur une voie ordinaire, il ralentit. Alors que quand un bateau arrive sur une écluse trop courte, il ne passe pas... Là, du coup, c’est quoi, finalement, l’avantage de tout ça, de tout ce chantier ?
— Le transport fluvial, c’est des avantages pour l’environnement, mais également pour la compétitivité des entreprises ! Il fait baisser le coût du transport ! On a une région qui produit beaucoup de céréales et une partie est transportée vers des usines, et vers des ports maritimes pour aller fournir les pays qui en ont besoin, comme au Maghreb. Utiliser le transport fluvial grand gabarit, eh bien, ce sera utile pour ça. »
On comprend mieux, d’un coup... C’est ainsi, donc : à l’heure où il nous faut relocaliser nos productions, où les syndicats agricoles, où toute la société, même, demandent plus de souveraineté alimentaire, nos grands projets, lancés il y a trente ans, avec leur force d’inertie, qui dévorent tout sur leur passage, répondent à cet objectif du siècle dernier : exporter loin, à moindre coût. Qu’il s’agisse de bloquer Hélène dans de l’eau croupie, ravager les écureuils ou inonder un autre continent de nos produits, le vieux monde marche sur la tête, mais il marche encore.