Le procès de Bernard Squarcini s’est ouvert mercredi 13 novembre au tribunal judiciaire de Paris et doit durer quinze jours. L’ex-directeur du renseignement intérieur et ses sbires sont accusés (notamment) d’avoir infiltré notre journal et espionné François Ruffin pour le compte de la plus grande fortune de France : Bernard Arnault.
On vous raconte le procès de l’intérieur dans notre série "Les barbouzeries de Bernard Arnault : en immersion au procès du Squale".
Partie 2. Bernard Arnault contre les journalistes : à faire froid dans le dos.
Les barbouzeries #2 Bernard Arnault contre les journalistes : à faire froid dans le dos
Jeudi 21 novembre 2024.
On retourne au Tribunal judiciaire de Paris, où Cyril Pocréaux, le rédac’ chef, nous fait vivre le procès de Bernard Squarcini, accusé d’avoir fait infiltrer Fakir et espionner François Ruffin pour le compte de LVMH. On vous résume l’affaire dans cet article. Comme hier, les prévenus suspectés d’avoir organisé ces barbouzeries sont appelés à la barre…
On parle souvent de pantouflage, ces « serviteurs de l’État » qui se barrent dans des multinationales pour y monnayer, très cher, leur carnet d’adresses auprès des grands groupes privés. La Macronie en est pleine. Avec Séveno, et les autres prévenus, c’est un nouveau type de pantouflage auquel on assiste… C’est le détournement direct d’informations, de moyens policiers, de moyens de renseignement de l’État français, par copinage pour d’anciens collègues, par le biais d’un carnet d’adresses, pour infiltrer et espionner une association, un journal comme Fakir et ses membres.
‘‘J’ai peur qu’il nous torde, Pépère’’
Hervé Séveno, l’ancien policier de la division nationale antiterroriste, accusé d’avoir espionné Fakir, lui aussi, récuse le terme "d’infiltration" de Fakir.
Le Président : « Mais Marlène M., qui a été envoyée pour trouver des informations sur Fakir, elle disait qu’elle se sentait comme une indic’ pour sa mission, qu’elle tremblait de peur, même… Est-ce que c’est normal ? Quel était son statut ?
Hervé Séveno : Un statut… d’informateur. Moi si elle avait peur, je sais pas pourquoi ! »
Séveno, l’accusé qui tombe des nues : « Quand même, les fauteurs de trouble en Assemblée générale sont aujourd’hui considérés comme des victimes, et les victimes de troubles, de tohu-bohu et de calicots déployés, sont accusés ! C’est une inversion des valeurs ! » C’est sûr qu’on n’a pas les mêmes, de valeurs, en tout cas… Séveno mis en difficulté : il réfute toute « infiltration » de Fakir, mais le Président cite une pléiade d’extraits d’écoutes ou de documents où il parle… d’ « infiltration de Fakir » ! Réaction du prévenu, sortie droit du cœur : « Ah, si on savait quand on est sur écoute, ce serait magnifique… » Du grand spectacle !
Sensation étrange. On se répète mais, comme hier, c’est quand même assez désagréable d’entendre retranscrites au tribunal, dix ans après, les discussions qu’on a eues avec les copains / copines en allant boire un coup, peinards le soir… parce qu’une taupe était parmi nous.
On vous parlait de pantouflage, plus haut…
Le Président à Séveno : « Et monsieur Squarcini, vous l’aviez connu quand vous étiez dans la police ?
Hervé Séveno : Ah oui, bien sûr ! »
La candeur du gars. Les barbouzes arrivaient même à s’embrouiller entre eux. « Petit con, lâche, t’es un rat, petite merde… » On vous a cité dans la partie 1 de notre série les délicieux échanges entre Albert Farhat, l’une des 2 taupes, et Jean-Charles Brisard, directeur de JCB Consulting, accusé d’avoir espionné et fait infiltrer Fakir pour LVMH. Le Président met en lumière d’autres dissensions internes.
Le Président : « Vous dites de monsieur Squarcini, que vous appelez ‘‘Pépère’’, ‘‘J’ai peur qu’il nous torde, Pépère’’. Vous tordre, comme une serpillère ?
Séveno : Oui, c’est ça… »
Hervé Séveno, à propos des faux tracts et informations qu’on faisait passer aux taupes infiltrées, une fois repérées : « Il faut le reconnaître, ce qu’ils ont fait là et que monsieur Ruffin a décrit hier, ces fausses informations diffusées… c’était très bien fait. Très habile, même ! » On comprend, enfin, pourquoi il fallait à tout prix (c’est l’une de leurs obsessions) trouver l’adresse de François Ruffin, rédac’ chef de Fakir à l’époque. Le Président, citant les pièces et des échanges entre les prévenus : « Parce que s’il venait habiter à Paris, la menace [sur LVMH] se rapprocherait et il faudrait renforcer la surveillance », organiser une éventuelle filature. On n’en rigole pas, ou plus, parce que ça dit beaucoup de leurs méthodes, et de leur philosophie : ces « grands patrons », ces « capitaines d’industrie », ils ne supportent pas la moindre voix dissidente, pas le moindre écho de contestation à leur pouvoir, à leur politique, à leurs manœuvres. Alors, il faut les faire taire, ces voix. Écraser le moindre grain de sable. Que leur pouvoir soit total. On rit un peu, quand même. Comme quand le président raconte l’AG de LVMH où Albert Farhat, l’une des taupes infiltrées chez Fakir, se fait choper par les services de sécurité du groupe de luxe. « Monsieur Farhat se met à hurler ‘‘Lâchez-moi, arrêtez, c’est moi la taupe, c’est moi la taupe !! Vous n’avez qu’à demander !’’ »
Puis le Président lit les échanges entre les commanditaires de l’opération : « Le gars m’a paru assez bas de gamme, quand même ! Il est pas capable de rentrer dans un ordinateur, ce gars... En plus c’est un trouillard : il m’a tout de suite dit que c’était lui la taupe ! »
Maître Sarfati, notre avocat : « Finalement, pourquoi avoir surveillé Fakir, avoir pris part à des faits qu’on peut imaginer réprimables pénalement ?
Hervé Séveno : Parce que j’étais habilité à imaginer que Fakir pouvait programmer un entartage, celui de Bernard Arnault par exemple.
Maître Sarfati : Mais… Vous savez que Fakir n’a jamais entarté personne ??
Hervé Séveno : Oui, mais j’étais habilité à imaginer qu’ils pouvaient le faire. »
Débordante, l’imagination du gars. Dommage qu’il ne s’en serve pas pour autre chose. Maître Sarfati à Hervé Séveno : « Marlène [l’une des taupes infiltrées à Fakir], elle a été payée par 3 pleins d’essence, un billet de 100 et un autre de 200 euros… Et vous, au-dessus, sur 3 ans, vous avez reçu 450 000 euros ! C’est une vraie sous-traitance de la surveillance qui s’est mise en place ! » I2F, la boîte de Séveno, vient de déposer le bilan, a-t-on appris en début d’audience. Dommage, j’aurais pu postuler : ça paye mieux que rédac’ chef à Fakir.
Maître Sarfati : « Vous dites, pour vous justifier, que Fakir était dangereux. Vous parlez de risque pour LVMH, de dommages possibles pour un fleuron du CAC 40… Mais pourquoi avoir pratiqué des infiltrations, une surveillance ? Pourquoi ne pas avoir, tout simplement, dans cette situation, appelé la police, la gendarmerie ?
Hervé Séveno : Mais vous ne vous rendez pas compte de la dangerosité, des sifflets, des calicots déployés en AG !! Et puis, c’était pas à moi d’appeler la police, c’était à LVMH ! »
Mme Laure Heinich-Luijer, avocate de Fakir et de François Ruffin, est coupée dans sa question par Hervé Séveno : « Madame…
Mme Heinich : Non, ‘‘maître’’, s’il-vous-plaît. J’ai vu comment vous parliez des femmes, mais vous pouvez me dire ‘‘maître’’, ici.
Séveno, condescendant : Oh là là… Oui, voilà : ‘‘maître’’… Ça va bien se passer… »
Sors de ce corps, Darmanin !
« Jamais entendu parler, jamais, rien. »
Après le policier, s’avance maintenant à la barre, comme prévenu, Laurent Marcadier, ancien magistrat à la Cour d’appel. Et embauché par LVMH comme « conseiller spécial »… Serviteurs de l’État au service d’une firme. L’ancien magistrat de la Cour d’appel connaît le système, visiblement : noyer le tribunal sous la technique, les détails qui perdent tout le monde. 10 secondes de question du président, 24 minutes de réponse de sa part. Le Président vient de glisser « venez-en aux faits ». L’ancien magistrat, Laurent Marcadier, parle beaucoup, vraiment beaucoup, mais en revanche ne connaît rien ni personne. Les autres prévenus ? « Jamais entendu parler, jamais, rien. » C’est un autre fil rouge de ce procès : tout le monde se défausse, à tour de rôle.
Le Président : « Mais c’est bien monsieur Squarcini qui vous a parlé de Fakir ?
L. Marcadier : … (très long silence, pour une fois !)… Écoutez, je pense… (silence) Le premier à m’en avoir parlé, c’est… la démarche (il bafouille, pour la première fois !)… avec, oui, M. Squarcini… »
Enfin !
« LVMH avait utilisé ces mêmes méthodes avec le magazine Complément d’enquête en 2014, leurs journalistes et rédacteurs en chef, feu Benoît Duquesne et Tristan Waleckx, l’avaient évoqué avec force. Il y a une forme de dérive envers les journalistes. Ce qu’on peut regretter, c’est que quand des capitaines d’industrie font ça, on ne retrouve au tribunal que les lieutenants, et pas le capitaine », lâchait hier à la barre Thibaut Bruttin, directeur général de Reporters sans frontières (voir la Partie 1).
Maître Sarfati :« Bernard Arnault était au courant de ce que faisait Fakir, et il était ‘‘très stressé’’. Stressé de manière récurrente, à cause de ça. C’est ce que déclare Bernard Squarcini lors de son audition… Monsieur Squarcini dit qu’il a été ‘‘convoqué’’ par vous, monsieur Marcadier. C’est pas rien, peu de monde ‘‘convoqué’’ Bernard Squarcini ! Il dit que vous étiez très soucieux à cause de Fakir. Beaucoup plus soucieux que votre mémoire ne vous le fait dire, non ? Est-ce que le fait que Bernard Arnault était très stressé par Fakir, ça ne vous stressait pas beaucoup aussi, finalement, monsieur Marcadier [conseiller spécial de LVMH] ? Parce que, c’est comme une cascade de stress. Et plus ça tombe de haut, plus ça fait mal…
Le procureur à Laurent Marcadier : Un message dit que Laurent M. compte sur [la taupe] pour effectuer une captation du film [Merci Patron !]. Donc, Laurent M., c’est bien vous, quand même ?
L. Marcadier : Ah non, pas du tout ! Moi je m’occupe de contrefaçon à LVMH, alors une captation d’un film, vous pensez, jamais ! Moi j’ai payé pour aller voir le film, dans un cinéma d’art et essai à Strasbourg ! »
C’est bête, on lui aurait envoyé une invit’, si on avait su...
Antoine Garapon, magistrat, docteur en droit, évoque la CIJP : « La convention judiciaire d’intérêt public, elle a été instaurée pour que les États-Unis ne jugent plus seuls, à notre place, des affaires de commerce global. C’est très différent de la justice ordinaire !
Me Sarfati : Justement, LVMH et Bernard Arnault, qui semblent ici être les donneurs d’ordre, ne sont pas prévenus lors de ce procès parce qu’ils ont bénéficié d’un CJIP, ce qui nous a un peu troublés…
Me Sarfati : Autre chose qui nous a mis en pétard : dans cette CJIP, les victimes étaient traitées en des termes peu amènes : Fakir, soupçonné d’une ‘‘tentative de déstabilisation’’ de LVMH… En revanche, rien ou presque, sur ce qu’on aurait pu reprocher aux prévenus ou à LVMH. »
Rappel : LVMH a payé la justice pour échapper au procès. Dix millions d’euros. Une goutte d’eau, un pourboire, pour le groupe. Le tout dans le cadre d’une convention judiciaire d’intérêt public (CJIP), procédure totalement détournée de son esprit initial.
Me Sarfati : « Dans le cas où il faut des commissions rogatoires internationales, qui sont très compliquées à obtenir, pour du blanchiment de fraude fiscale, on peut comprendre le principe de la CJIP... Mais face à un réalisateur de documentaires et un journal dont la ligne éditoriale est très différente de celle des titres de presse détenus par LVMH, que LVMH obtienne un jugement par CJIP qui ne peut même pas déclarer le groupe coupable… Ça donne le vertige. Est-ce qu’il faut qu’on aille voir un docteur ou c’est normal ? »
« L’ordonnance de validation de cette CJIP [dont a bénéficié LVMH], vous en pensez quoi ? » Un avocat pose la question à Antoine Garapon, magistrat, docteur en droit, spécialiste de la question. Sa réponse : « Elle est surprenante. Surprenante, surprenante… Dans cette validation de la CJIP, il n’y a rien sur la personne morale [LVMH] qui en bénéficie. Normalement, il est important de détailler les bénéfices commerciaux dont un groupe a bénéficié suite à l’entreprise de corruption qu’on juge. Parce que c’est sur cette base qu’on détermine l’amende. Là, il n’y a rien sur ce qui doit permettre de rendre cette décision. »
Serge Halimi, du Monde diplomatique, cité à la barre comme témoin : « Bernard Arnault n’aime pas qu’on lui résiste, et il n’aime pas que les hommes politiques lui résistent. Ce qu’ils font de moins en moins… »
Tristan Waleckx, journaliste à France TV : « Benoît Duquesne, le rédacteur en chef me dit : ‘‘Écoute, on a travaillé sur Sarkozy et la Lybie, sur Cahuzac, tout, mais là, avec LVMH, on est tombés sur trop gros. Ils ont la surface financière pour être vraiment méchants’’… »
‘‘Faites attention à vous’’
Avril 2014 : Complément d’enquête diffuse une enquête sur LVMH et Bernard Arnault.
Tristan Waleckx : « On a subi des choses… Une collègue me dira plus tard avoir déjeuné avec Bernard Squarcini, qui voulait monter un ‘‘chantier’’ sur Benoît Duquesne : harcèlement sexuel, harcèlement moral…Pendant le tournage, le montage, je n’avais jamais vu Benoît Duquesne dans un tel état de panique. Un état totalement anormal, sous pression. Il courait dans la salle de montage, voulait enlever certains passages sur LVMH… On avait des documents qui prouvaient que Bernard Arnault avait payé des impôts en Belgique, pas en France, contrairement à ce qu’il disait. Je lui montre pendant l’interview, et ça se passe mal. Il arrache son micro, et m’entraîne dans un coin. Bernard Arnault m’entraîne dans un coin et me dit ‘‘Attention, on sait très bien ce que vous faites avec ce reportage négatif, on a des éléments contre vous, alors attention à vous…’’ Il avait arraché son micro, mais le mien enregistrait toujours… J’entends dire que Bernard Squarcini aurait décidé d’actions contre Fakir tout seul, de lui-même. Ce que j’ai constaté dans mon cas, c’est que Bernard Arnault en personne se tenait au courant de tout, suivait tout de très près. C’est lui qui me dit ‘‘Faites attention à vous’’… »
Jean Baptiste Rivoire, journaliste de Off investigation : « Bolloré m’assigne pour le non-respect d’une clause de confidentialité, on me condamne en première instance à payer 150 000 euros ! J’ai trois enfants. Je bosse 16h par jour pour payer ce que je dois et nourrir mes gamins. Je crève la dalle dans un pays où on ne peut plus faire de journalisme. Parce que ça fait 40 ans que ça se passe comme ça en France pour les journalistes. Et là, Bernard Arnault achète la justice pour 10 millions d’euros, pour ne pas être embêté. Il est où, sur le banc des accusés, Bernard Arnault ? On est dans un théâtre, ici, alors ? »
22h20 : La salle du tribunal se vide après neuf heures d’auditions, souvent sidérantes. Et des témoignages parfois glaçants des journalistes cités comme témoins.
On s’arrête là pour aujourd’hui, on a déjà eu notre dose de barbouzeries, et pire encore... Au programme de la suite de notre série : la très attendue audition de Squarcini, et les témoignages de Francois Ruffin et Tristan Quemener, le directeur de Fakir.
Les barbouzeries de Bernard Arnault : en immersion au procès du Squale
Partie 1. Les sbires de LVMH à la barre.
Partie 2. Bernard Arnault contre les journalistes : à faire froid dans le dos.
Partie 3. Squarcini / Ruffin : le face à face.
Partie 4. Bernard Arnault à la barre !