Le procès de Bernard Squarcini s’est ouvert mercredi 13 novembre au tribunal judiciaire de Paris et doit durer quinze jours. L’ex-directeur du renseignement intérieur et ses sbires sont accusés (notamment) d’avoir infiltré notre journal et espionné François Ruffin pour le compte de la plus grande fortune de France : Bernard Arnault.
On vous raconte le procès de l’intérieur dans notre série "Les barbouzeries de Bernard Arnault : en immersion au procès du Squale".
Partie 3. Squarcini / Ruffin : le face à face.
Les barbouzeries #3 Le face à face Squarcini/Ruffin
C’est parti pour une nouvelle journée d’audience, au procès des barbouzeries de Bernard Arnault et de LVMH. On vous résumé l’affaire dans cet article.
Aujourd’hui : l’audition du "Squale" Bernard Squarcini, accusé d’avoir organisé pour le groupe de luxe l’infiltration de Fakir, l’espionnage de notre canard et de François Ruffin. Puis les témoignages à la barre de François et de Tristan, directeur de Fakir. Bref, sacrée journée en perspective...
« On a fait des choses formidables : par exemple, on a anticipé des motions de censure ! »
Le Squale Bernard Squarcini s’avance à la barre. Enfin.
Squarcini : « Pierre Godé [un des dirigeants de LVMH] me demande si on ne peut pas infiltrer Fakir. Moi je viens d’arriver dans le groupe, alors je fais une réponse diplomatique : ‘‘Oui, on va voir ça’’ » On l’a forcé, presque, en fait. « Ultra gauche, extrême gauche, les dangers de l’extrême gauche en Europe, on les connaît… » C’est étrange, tout de même, cette propension de tous les accusés (ici Squarcini) à assimiler systématiquement, comme une loi naturelle, « gauche » ou « extrême gauche », et « danger »…
Le Président : « Monsieur Squarcini, Karine Billet, sa secrétaire, vous le dit : Bernard Arnault est ‘‘très stressé’’ par ce que peuvent faire François Ruffin et Fakir. Il est très stressé, au quotidien. » Et dire qu’on voulait juste l’inviter à manger une moules-frites…
Squarcini : « Si j’avais su qu’elles étaient rémunérées, les personnes qui remontaient des informations depuis Fakir, j’aurais arrêté tout ça. C’est des méthodes qui ne me plaisent pas. Pour moi c’était des bénévoles de Fakir. » Et il a dirigé les renseignements français, Squarcini…
Lunaire. Les débats tournent encore autour d’une question : est-ce que placer des taupes dans une association, dans un journal, c’est l’infiltrer ? Nous, on a une idée. Mais les accusés et Squarcini jurent que non : « C’était des adhérents ! C’est juste des contacts utiles ! »
Le président : « Pourtant, Marlène M. dit bien qu’elle jouait un double jeu, et elle est rémunérée pour ça. Vous estimez qu’elle était une infiltrée ? »
Squarcini : « Non, pas du tout. C’est que sa situation personnelle était instable… » Et ils en ont profité, nos chers barbouzes. « Laurent Marcadier [ancien magistrat débauché pour devenir cadre de LVMH] était inquiet, surtout pour le film. Il voulait le voir avant tout le monde. Alors moi, je lui ai donné les dates de diffusion, c’est le seul rôle que j’ai eu. » Un ancien chef des renseignements embauché pour aller sur Allociné…
Le Président : « M. Séveno disait qu’il avait trois équipes pour filer Fakir sur l’AG de LVMH. »
Squarcini : « C’était de l’esbroufe, pour se vendre, il était seul. »
Le Président : « C’est fou de voir la différence entre les mots échangés entre vous et la réalité des faits… » L’adresse de Ruffin, c’était l’une de leurs obsessions, chez LVMH.
Squarcini : « Trouver l’adresse de François Ruffin ? Mais franchement, quelle aurait été l’utilité pour moi d’une telle recherche ? » Heu… Recevoir de l’argent du donneur d’ordre LVMH, peut-être ?
Le Président : « Cette débauche de moyens pour Fakir, elle n’était pas excessive ? »
Squarcini : « Si, monsieur le président. Mais j’étais pris entre deux mondes, celui des renseignements exagérés qu’on me donnait, et l’inquiétude des gens de LVMH. »
Le Président : « Finalement, vous aviez raison avant tout le monde ?
Squarcini : « C’est mon rôle, monsieur le Président… J’ai travaillé pour des gouvernements de droite et de gauche. On a fait des choses formidables : par exemple, on a anticipé des motions de censure ! » La salle rigole. Les services de l’État pour surveiller l’opposition politique : on sera les seuls à penser qu’il y a un gros problème démocratique, là !?
Squarcini : « J’ai dit à Tristan Waleckx [journaliste de France TV harcelé par LVMH – retrouvez son témoignage ci-dessous] qu’il fallait déposer plainte s’il s’estimait lésé. » Du coup… Pourquoi LVMH, plutôt que déposer plainte contre Fakir, embauche des barbouzes privés ?
Le Président : « Ce serait encore possible, une surveillance comme celle mise en place contre contre Fakir ? »
Squarcini : Oh non… C’est une autre époque, des choses qui ne se font plus.
Le Président : Qu’est-ce qui ne pourrait plus se faire, par exemple ? »
Squarcini : Ça dépend de la cible. Vous savez, l’ultra gauche radicale, c’est ’’savoir casser et savoir s’échapper’’. On n’attrape que ceux qui courent le moins vite. » « Ça dépend de la cible » : Donc rien n’a changé, en fait…
L’assesseur : « Monsieur Squarcini, vous avez dit ‘‘Si Bernard Arnault est content, moi je suis content’’. Et aujourd’hui, vous pensez qu’il est content Bernard Arnault ? » (Ne pas oublier : lui poser la question la semaine prochaine, à Bernard, quand il sera à la barre). Monsieur Squarcini, vous étiez en contact direct avec le n° 2 de LVMH, et vous traitiez directement avec le cabinet de Bernard Arnault en ce qui concerne Fakir. Et vous nous dites que c’était pour vous une mission comme une autre, pas plus importante ? »
Le niveau des services de l’État mobilisés par Squarcini est sidérant.
Me Sarfati, avocat de Fakir et de Ruffin : « Monsieur Squarcini, vous avez mobilisé le n°2 de la Coordination nationale du renseignement, Pierre Lieutaud, pour avoir des infos sur Fakir. Vous l’interpellez : ‘‘Oh Pierrot alors, vous dormez au CNR ? Nous on va avoir l’AG qui va être bousculée par Fakir, des mecs un peu gauchos…’’. Pierre Lieutaud vous rappelle, monsieur Squarcini : ’’Tu es fort, tu fais même travailler la Coordination nationale du renseignement à ton profit’’ Et vous vous plaignez qu’ils ne pourront vous sortir la note sur Fakir que le lundi, alors qu’on est vendredi ! Monsieur Squarcini, un agent de la Coordination nationale du renseignement a été mobilisé le vendredi après-midi et le lundi pour faire vos notes sur Fakir, et donc démobilisé de sa mission. Prenez-vous la mesure que vous les décentrez de leurs tâches, comme lutter contre les atteintes à l’ordre public beaucoup plus graves que ce que fait Fakir ? »
« Je ne savais même pas ce que c’était, un stylo-caméra ! »
Au tour de François Ruffin de s’avancer à la barre.
François Ruffin : « À Fakir on a toujours refusé la violence, on l’a même écrit et théorisé dans le journal. Pourquoi ? Parce qu’on a l’ambition de devenir majoritaires, et que pour ça, on veut être aimés des gens. Notre seule arme, c’est les mots. LVMH sollicite la CNR, trois agences d’intelligence économique, les services belges, l’ancien responsable de la DCRI, 2 millions d’euros en tout, tout ça parce qu’on voulait faire revenir Bernard Arnault sur les terres où il avait promis de conserver des emplois, pour lui faire partager une assiette de moules-frites avec d’anciens salariés licenciés. Pour vous dire le niveau de violence quand on vient à l’AG de LVMH en 2013 pour défendre les salariés : on a avec nous Catherine Thierry, une bonne sœur rouge, 80 ans, en fauteuil roulant. Marie-Hélène Bourlard, 60 ans, représentante syndicale... Quand je rencontre [monsieur Farhat] la première fois, il tient des propos complotistes, puis me propose d’utiliser un stylo-caméra. Moi, dans mon monde, je ne savais même pas ce que c’était, un stylo-caméra ! Là, j’ai compris : c’était une taupe. Dans le hall de LVMH, je tombe par hasard sur Bernard Arnault, et je lui offre un mug I Love Bernard. Il l’accepte, un peu surpris. La sécurité m’exfiltre. Et le vigile qui m’avait laissé entrer me dit ‘‘Si je vous retrouve, toi et ta famille, je vous tue’’. À ce moment-là, plus que ma propre peur, j’ai ressenti la peur du vigile, sa peur de Bernard Arnault. La police me dit, alors que je venais offrir une assiette de moules-frites à Bernard Arnault : ‘‘Si tu recommences, on va te faire arrêter et interner.’’ Je trouve ça disproportionné. Les écoutes révélées par Mediapart, j’ai un temps pris ça à la légère, en mode burlesque. J’ai changé de point de vue quand j’ai vu ce qui s’était passé avec Tristan Waleckx, le journaliste de France TV entendu hier, et ce qu’il a subi de la part de LVMH. J’ai compris que c’était les mêmes pièces d’un puzzle, quelque chose de beaucoup plus grand, et qui pose un vrai problème démocratique. [Retrouvez le témoignage de Tristan Waleckx dans notre récit d’audience d’hier.] Quand je vois ce qui est arrivé à Benoît Duquesne, à Tristan Waleckx, à Jean-Baptiste Rivoire, je suis content de pouvoir m’exprimer ici devant vous. Et pourquoi je peux le faire aujourd’hui, avec liberté ? Parce que à l’époque, je n’avais pas de compagne, et pas de publicité de LVMH dans Fakir. On ne pouvait pas faire pression sur moi. Je joue à la pétanque au parc Saint-Pierre devant chez moi. Je reçois un SMS : ‘‘Alors la partie, vous l’avez gagnée ou perdue ?’’ Je me retourne, cherche autour de moi qui m’espionne… Et à chaque fois, ça se produisait à quelques jours d’un événement LVMH. Je n’accepte pas qu’on paye 10 millions d’euros, 0,02% du chiffre de Bernard Arnault, à travers une CJIP pour échapper à la justice. Je n’accepte pas que la justice devienne un tiroir-caisse de l’État, à travers une justice expéditive et complaisante. J’en suis blessé pour moi, mon pays, mais aussi pour les magistrats. Que se passe-t-il quand il n’y a pas de sanctions ? Ils continuent les pressions, ils sont sans limite. Avec Tristan Walekcx, avec Benoît Duquesne, avec Jean-Baptiste Rivoire, avec Fakir, avec moi, avec l’affaire Avisa Partners. Le rôle de la justice et du droit n’est-il pas de leur poser des limites ? On voulait offrir un billet de train à Bernard Arnault, qu’il vienne à Amiens et dans le Nord voir les terres ravagées par les licenciements parce qu’il n’avait pas tenu sa promesse de ne licencier personne. C’est pour le train, que j’ai demandé s’il avait une carte Vermeil. Ils ne comprenaient pas, en fait, ce qu’on faisait avec Merci Patron !. On était trop électrons libres, finalement, ils n’avaient pas de prise sur nous et pas de prise sur moi. Sinon, j’aurais fini comme Benoît Duquesne. »
L’assesseur : « Est-ce que les sociétés d’intelligence économique font peser selon vous un danger sur la démocratie ? »
François Ruffin : « Oui, bien sûr : dans cette affaire, c’est évident. Mais la plus grande menace sur la démocratie c’est que le donneur d’ordres, ici, ne soit pas sur le banc des accusés. Quand des entreprises comme LVMH délocalisent la production de vêtements dans des pays avec des salaires de misère et des conditions de travail très mauvaises, ils organisent une délocalisation de l’immoralité. Ici, c’est le même processus : on met des cloisons, et tout le monde aujourd’hui dit ne pas savoir ce que faisait l’autre, le donneur d’ordres y compris. »
‘‘Nous avons d’énormes moyens, alors faites attention’’
Tristan Quemener, le dirlo de Fakir, à la barre : « Je voudrais quand même rappeler que Fakir est un journal, avec un numéro d’agrément CPPAP, qui délivre des informations d’intérêt général. On n’est pas un ‘‘groupuscule’’, une ‘‘mouvance’’, comme je l’entends dire depuis trois jours par les prévenus. Je sais ce que ça fait derrière, et depuis dix ans, cette histoire d’infiltration : c’est pas juste un trombinoscope qu’on passe d’une main à l’autre chez LVMH. Derrière y a des gens, des Cyril, des Sylvain, des Johanna, des Vincent, des Marlène, et quand on voit comment ça s’est passé, on reste atteints par ces histoires humaines sordides. Notre rôle, à Fakir, a toujours été de porter la voix des précaires, des invisibles, des citoyens méprisés dans leurs droits. Or on ne peut pas faire notre travail de journalistes sans sources. Mais sur les sources, les gens qui nous abordent, on a toujours un doute, désormais. Le ver est dans le fruit. Ces infiltrations, ça dépasse très largement le cas de Fakir, on l’a vu hier avec le sort réservé à Tristan Waleckx. C’est un message pour toute la presse indépendante qui est envoyé par un groupe comme LVMH : ‘‘Nous avons d’énormes moyens, alors faites attention’’. C’est un gros problème pour la démocratie. »
Clap de fin pour aujourd’hui !
On quitte le tribunal de Paris, après trois jours particulièrement denses. On espère que vous avez aimé nous suivre et vivre ces audiences parfois hallucinantes avec nous...
Et c’est pas fini : la semaine prochaine, le jeudi 28, Bernard Arnault est cité comme simple témoin, puisqu’il a acheté le droit de ne pas être sur le banc des accusés. On se retrouve bientôt, donc…
Les barbouzeries de Bernard Arnault : en immersion au procès du Squale
Partie 1. Les sbires de LVMH à la barre.
Partie 2. Bernard Arnault contre les journalistes : à faire froid dans le dos.
Partie 3. Squarcini / Ruffin : le face à face.
Partie 4. Bernard Arnault à la barre !