Les barbouzeries #4 Bernard Arnault à la barre !

Par Cyril Pocréaux |

Le procès de Bernard Squarcini s’est ouvert mercredi 13 novembre au tribunal judiciaire de Paris et doit durer quinze jours. L’ex-directeur du renseignement intérieur et ses sbires sont accusés (notamment) d’avoir infiltré notre journal et espionné François Ruffin pour le compte de la plus grande fortune de France : Bernard Arnault.
On vous raconte le procès de l’intérieur dans notre série "Les barbouzeries de Bernard Arnault : en immersion au procès du Squale".
Partie 4. Bernard Arnault à la barre !


La salle 2.13 du tribunal de Paris est bondée, pleine comme un œuf.
Bernard Arnault est cité à comparaître comme témoin, puisqu’il n’est pas sur le banc des accusés dans l’affaire de l’espionnage et l’infiltration du journal Fakir : il en a acheté le droit en réglant 10 millions d’euros à la justice. Cette nouvelle audience commence donc avec une question : au procès de Bernard Squarcini, accusé d’avoir infiltré notre journal et espionné François Ruffin pour le compte du PDG de LVMH, Bernard Arnault va-t-il reconnaître ses torts ? Faire amende honorable ?

« Je n’ai aucun souvenir de ça. »

Bernard Arnault s’avance à la barre, parle trop faiblement pour qu’on l’entende, la salle bondée et le président lui demandent de parler dans le micro… Ça commence mal, pour l’acte de contrition de Bernard Arnault : « Je veux rappeler que je suis là comme témoin. À aucun moment les magistrats n’ont envisagé de me mettre en examen dans cette affaire. » Comment le sait-il, en fait ?
Bernard Arnault : « Nous avons conclu une CJIP pour échapper au tohu-bohu médiatique dans cette affaire, et nous avons payé pour ça.
On évoque la tentative de chantage d’un ancien chauffeur de Bernard Arnault de le faire chanter en menaçant de révéler une « relation extra-conjugale ».
Le Président : « Était-il fréquent que votre groupe fasse appel à d’anciens de la DGSI pour régler ce genre d’affaires ? »
Bernard Arnault : Je ne suis pas au courant. C’était Pierre Godé [numéro 2 du groupe] qui s’occupait de ça. » Pierre Godé est décédé en 2018.
Le Président : C’est normal pour un PDG tel que vous de ne pas être au courant ? Y compris pour des affaires qui touchent à votre propre vie privée ?
Bernard Arnault : Je vais devoir vous expliquer comment fonctionne un groupe comme le mien…
Le Président : Étiez-vous au courant de l’espionnage de Fakir, par hypothèse organisé par Pierre Godet ?
Bernard Arnault : Non, absolument pas. C’est Pierre Godé qui s’occupait de tout cela.
Le Président : Mais on a retrouvé un mail échangé entre les prévenus, cité parmi les pièces, disant que ‘‘Bernard Arnault a réussi à se procurer un courrier interne à Fakir, je ne sais pas comment il a fait’’…
Bernard Arnault : Je n’ai aucun souvenir de ça.
Le Président : Il existe au sein de LVMH une charte éthique très précise, rigoureuse, où il est question de lutte contre le trafic d’influence, contre la corruption… Est-ce que ce code d’éthique particulièrement élaboré a été respecté dans cette affaire ?
Bernard Arnault : C’est monsieur Pierre Godé qui s’en occupait. Dans un grand groupe on se répartit les rôles, il avait toute autonomie pour gérer ça. Malheureusement, il est disparu, il n’est plus là pour en parler.
Le Président : Est-ce que dans le code éthique, la surveillance d’une association est normale ? Est-ce conforme ?
Bernard Arnault : Ce n’est pas mon rôle aujourd’hui de donner une appréciation sur ce qui s’est fait. Il y avait un responsable [Pierre Godé] qui avait les mêmes pouvoirs que moi, et qui était en charge de tout ça…
Le Président : Karine Billet, votre secrétaire, le dit à monsieur Squarcini, dans les écoutes : Bernard Arnault est ‘‘très stressé’’ par ce que peuvent faire François Ruffin et Fakir. Il est très stressé, au quotidien…
Bernard Arnault : Non, non, je ne suis rarement stressé... Mais ma secrétaire, elle, l’était beaucoup.
Bernard Arnault : Si j’avais su [que LVMH] voulait infiltrer Fakir, j’aurais dit non, j’aurais mis mon veto. Parce que ça ne sert à rien, infiltrer une bande de clowns ça ne sert à rien.
Le Président : Et puis c’est contraire au code éthique de LVMH…
Bernard Arnault : Oui, oui, en plus.
Le président : Monsieur Godé lui, ça lui dit quelque chose, l’association Fakir. Il dit à monsieur Squarcini "ça peut être intéressant d’infiltrer Fakir". Quand le vice président du groupe envisage une infiltration de Fakir, qu’est-ce que ça vous inspire, monsieur Arnault ?
Bernard Arnault : Je ne suis pas au courant.
Le Président : Quand on reconstitue la chaîne, il y a monsieur Séveno, monsieur Brisard…
Bernard Arnault : Je ne connais pas ces noms-là, je ne les ai jamais rencontrés.
Le Président : Mais eux la prenait au sérieux, la menace de Fakir contre LVMH. Ils l’ont dit.
Bernard Arnault : Je ne me suis pas du tout occupé de ça.
Le Président : Quand même, vous ne regrettez pas de ne pas avoir été mis au courant de cette affaire ? Vous auriez pu y mettre un terme, et éviter que ne se monte un dossier qui est allé au pénal…
Bernard Arnault : Ah… monsieur le président, quand cette affaire sera terminée, je vous montrerai mon bureau, avec les dossiers des 75 affaires que je gère en même temps. Alors, quand on me dit qu’on va complètement s’occuper d’un dossier pour moi, c’est un grand soulagement. Il faut savoir qu’on est un grand groupe, un des mieux placés au niveau de l’environnement [sic] !
Le Président : Vous ne vous dites pas que les faits sont graves ?
Bernard Arnault : Apparemment. »

‘‘Attention à vous…’’

Au bout d’une heure d’audition de Bernard Arnault, on peut le prendre par tous les sens : le patron de LVMH n’était au courant de rien, ne savait rien, ne se souvient de rien quant à l’espionnage de Fakir et Ruffin. C’est son numéro 2 (aujourd’hui décédé) qui gérait tout ça, sa secrétaire (et pas lui) qui était stressée, et les éléments factuels qui disent le contraire, il ne s’en souvient pas…
Le Président : « Il a été évoqué lors de votre première audition l’utilisation de moyens de police parallèle, de police privée, de barbouzes…
Bernard Arnault : Ah moi je suis tout à fait contre, je ne veux pas de barbouzes…
Le Président : Mais vous décriviez monsieur Godé comme très respectueux du droit, et que vous en doutez pas qu’il ait demandé qu’il soit respecté. Alors, quand vous entendez parler d’infiltration de Fakir ?
Bernard Arnault : Je suis personnellement contre l’infiltration. Mais je ne vais pas juger une personne qui est décédée. » Pierre Godé a bon dos…
Le Président : Vous disiez que vous êtes favorable à la liberté de la presse.
Bernard Arnault : Totalement !
Le Président : Pourtant on a eu le témoignage de l’association Fakir, l’infiltration et la surveillance, mais on a aussi eu le témoignage vous concernant d’un autre journaliste, de France TV, Tristan Waleckx.
Bernard Arnault : Ah bon ? »
Rappel : en avril 2014, Complément d’Enquête diffuse une enquête sur LVMH et Bernard Arnault. « On a subi des choses… Une collègue me dira plus tard avoir déjeuné avec Bernard Squarcini, qui voulait monter un ‘‘chantier’’ sur Benoît Duquesne : harcèlement sexuel, harcèlement moral… » déclarait Tristan Waleckx la semaine dernière au tribunal. On avait des documents qui prouvaient que Bernard Arnault avait payé des impôts en Belgique, pas en France, contrairement à ce qu’il disait. Je lui montre pendant l’interview, et ça se passe mal. Il arrache son micro, et m’entraîne dans un coin et me dit ‘‘Attention, on sait très bien ce que vous faites avec ce reportage négatif, on a des éléments contre vous, alors attention à vous…’’ Il avait arraché son micro, mais le mien enregistrait toujours… »
Le Président : « Tristan Waleckx avait des éléments prouvant que vous aviez été résident fiscale en Belgique.
Bernard Arnault : C’est faux !
Le Président : Apparemment ça vous a mis dans une colère froide.
Bernard Arnault : Il m’a posé la question sur la Belgique une fois, deux fois, trois fois, je lui ai dit que je m’en allais et je suis parti. »
Benjamin Sarfati, avocat de Fakir et Ruffin, revient quelques minutes plus tard sur les pressions sur Tristan Waleckx : « Monsieur Arnault, vous avez dit que vous étiez partisan de la liberté de la presse. Mais vous avez oublié de raconter la fin de l’entretien avec Tristan Waleckx. Je ne dis pas du tout que c’est volontaire… Monsieur Arnault, vous avez dit à monsieur Waleckx à la fin de cet entretien : ‘‘Vous feriez mieux de faire attention à vous, on a des preuves. Méfiez-vous.’’ Quand Tristan Waleckx vous dit ‘‘c’est quoi cette histoire ?’’, vous lui répondez ‘‘Vous devriez vous méfier, on a des éléments sur vous.’’ Ces éléments dont vous parlez, vous qui dites être attaché à la liberté de la presse, comment vous les avez obtenus, monsieur Arnault ?
Bernard Arnault : Je n’ai aucun souvenir de tout ça.
Benjamin Sarfati : Mais ça a été enregistré… »
La colère gagne peu à peu Bernard Arnault.
Benjamin Sarfati : « Monsieur Arnault, quand vous dites ‘‘Méfiez-vous’’ à Tristan Waleckx, est-ce que vous considérez ça comme une menace ?
Bernard Arnault, qui élève la voix et s’énerve : C’est totalement faux, je n’ai aucun souvenir de tout ça ! Est-ce que je suis ici pour répondre à des faits qui n’ont rien à voir avec l’affaire ?
Benjamin Sarfati : On est en plein dans l’affaire : Tristan Waleckx a été entendu comme témoin par ce tribunal, et il a dit des choses très intéressantes. Est-ce que vous vous souvenez de la plainte déposée à Agen contre Tristan Waleckx ?
Bernard Arnault : Est-ce que je suis là pour répondre à ça ?
Benjamin Sarfati : Quand on se dit attaché à la liberté de la presse, est-ce qu’on peut organiser la filature et la surveillance d’une équipe de France TV, donc la télévision publique, comme l’a fait LVMH à Bordeaux, en pensant qu’elle venait de Paris avec monsieur Waleckx ? D’ailleurs, je précise, c’était en fait une équipe de France 3 Aquitaine qui faisait un reportage sur le cirque du soleil…
Bernard Arnault : Je n’ai pas à répondre à ces élucubrations débiles !!
Le Président : Monsieur Arnault, en tant que témoin, vous avez le droit de ne pas répondre aux questions, mais vous ne pouvez pas les trier.
Bernard Arnault : On m’accuse presque d’avoir tué Benoît Duquesne ! C’est bien le genre de François Ruffin, ça, il veut juste vendre son film, faire du battage médiatique ! Est-il normal que le tribunal se prête à ces manigances !??
Me Sarfati : Monsieur Arnault, vous avez déclaré, devant la représentation nationale, sous serment, c’était une commission d’enquête du Sénat sur la liberté de la presse : ‘‘Nous avons été pris dans cette affaire dans laquelle nous n’avons rien à voir’’. Alors que vous apparaissez à toutes les pages dans ce dossier ! Ce que vous avez dit devant la représentation nationale est donc une contre-vérité.
Bernard Arnault : Je ne veux pas répondre à cette question. »
Bernard Arnault, à propos des pressions sur Tristan Waleckx, Benoît Duquesne et Complément d’enquête : « Si Benoît Duquesne était encore là, je suis certain qu’il témoignerait qu’il n’y avait pas de problème. » Bernard Arnault ne sait rien, ne se souvient de rien, c’est son numéro 2, Pierre Godé, qui « s’occupait de tout ça », et qu’il ne peut pas « juger une personne qui est décédée ». Là, on monte d’un cran : avec Duquesne, il fait parler les morts.
Me Sarfati : « Il y aurait un moyen simple, monsieur le président, que monsieur Arnault se souvienne de ce qu’il a oublié. On pourrait effectuer ici et maintenant une confrontation avec monsieur Waleckx, que je vois ici dans la salle. »
Malheureusement, la confrontation n’a pas eu lieu. Bernard Arnault devra s’accommoder de ses trous de mémoire.

Le vernis craque

Le vernis craque : Bernard Arnault s’énerve aux questions des parties civiles, élève la voix, se départit de son langage châtié. Tout ça n’est qu’« imbécilités », « débilités », « élucubrations ». C’est étonnant, de voir quelqu’un qui n’a pas l’habitude d’être contredit ou même questionné réagir aux questions contradictoires dans une enceinte de justice…
Me Sarfati : « Monsieur Arnault, vous souvenez-vous que vous aviez pris l’engagement de préserver les emplois quand vous avez repris l’entreprise Boussac ? Là, on est au cœur de Merci Patron !
Bernard Arnault : J’ai créé le premier groupe européen à partir de Boussac !
Me Sarfati : Ce n’était pas ma question. Vous aviez pris l’engagement auprès de l’Etat de conserver les emplois, ce que vous n’avez pas fait.
Bernard Arnault : Mais ces licenciements, ils ont eu lieu où ? Je ne répondrai pas à ces questions. »
On peut lui montrer, si besoin, où ont eu lieu les licenciements. S’il veut venir, y a plein de gens qui aimeraient le rencontrer, lui expliquer comment leurs vies ont tourné, depuis. Voir à ce sujet notre enquête publiée en 2012.
Me Sarfati : « Vous vous rendez compte que tout ça, cette surveillance, elle s’est mise en place contre un journal et François Ruffin qui voulaient ouvrir un dialogue entre vous et les salariés, et que vous veniez voir sur place les dégâts, le chômage, les usines désaffectées, les Restos du cœur qui ont ouvert là-bas pile un an après ?
Bernard Arnault : Les attaques contre moi, elles sont économico-politiques. C’est parce que l’idéologie socialo-marxiste et trotskiste n’aime pas qu’un grand groupe réussisse dans le monde entier et embauche. » On répète l’invitation à Bernard Arnault : on l’emmène voir les salariés licenciés quand il veut.
Un assesseur : « Monsieur Arnault, vous dites que c’est monsieur Godé qui s’occupait de tout dans cette affaire, que vous n’étiez au courant de rien. Alors pourquoi madame Billet, votre cheffe de cabinet, traitait directement avec Bernard Squarcini de cette affaire ?
Bernard Arnault : Je ne sais, moi… Elle doit avoir des liens personnels avec monsieur Squarcini… »
Un peu d’humour, ça détend l’atmosphère.

Me Sarfati lit la transcription de quelques écoutes, où on apprend que Bernard Arnault était « très content » de la surveillance de Fakir, puis où Bernard Squarcini le tient au courant, en direct, de la situation : « Ruffin et son équipe sont bloqués à Soufflot », etc., etc. Et donc ? Il maintient qu’il n’était au courant de rien ?
Bernard Arnault : « Je ne veux pas répondre à cette question. » « J’ai déjà répondu à cette question »… Trois, quatre, cinq fois, ça fuse, quand Bernard Arnault refuse de préciser ses imprécisions. Avec des variantes, toutefois : « Vous auriez dû ouvrir vos oreilles », ou « Je ne réponds pas à des choses qui n’ont aucun sens ». Ou encore « C’est débile, ces élucubrations ». Une pointe de mépris, ça ne peut pas faire de mal, hein ?
Un avocat des parties civiles : « Monsieur Arnault, quel avis avez-vous sur l’utilisation de moyens et de deniers publics à des fins privées, pour vous comme pour LVMH ?
Bernard Arnault : Je n’ai pas à répondre. Monsieur Squarcini et monsieur Godé ont fait ce qu’ils ont cru bon de faire. » C’est pas moi c’est l’autre. C’est les autres qui font tout, qui gèrent tout, moi je fais rien. C’est simple, finalement, de devenir l’une des plus grosses fortunes mondiales.
Le Président : « La CJIP, vous dites que vous l’avez acceptée pour échapper au ‘‘tohu-bohu’’ médiatique.
Bernard Arnault : Ce sont mes conseils qui m’ont dit de le faire.
Le Président : Et vous estimez que ça a été une bonne idée ? On peut penser que votre groupe a acheté à bon compte une issue judiciaire favorable….
Bernard Arnault : La somme a été fixée par le Parquet. »
Dix millions d’euros, pour mémoire. Un pourboire, pour Arnault. Merci Parquet !

Ça avait commencé gentiment : Fakir, Ruffin, c’est « une bande de clowns », « des illuminés ». Mais à part ça, Bernard Arnault n’en connaissait rien, assure-t-il. Ça c’est sérieusement tendu quand on a parlé de liberté de la presse, de Complément d’enquête, des pressions sur les journalistes. Et le vernis a craqué, finalement, quand il a fallu répondre aux questions plus gênantes. Qu’on résume, finalement : Bernard Arnault, ne savait rien, ne décidait de rien, dans la surveillance et l’infiltration de Fakir et Ruffin. C’est celles et ceux qui bossaient avec lui, le numéro 2 de LVMH, sa cheffe de cabinet, qui organisaient tout mais ne lui ont rien dit. Et quand on lui oppose des faits, des enregistrements, il n’en a « aucun souvenir ». Et quand on lui avance des pièces du dossier qui prouvent ses contre-vérités, comme quand il a témoigné sous serment devant le Sénat, il ne « veut pas répondre à ces imbécilités ».


Les barbouzeries de Bernard Arnault : en immersion au procès du Squale

Partie 1. Les sbires de LVMH à la barre.
Partie 2. Bernard Arnault contre les journalistes : à faire froid dans le dos.
Partie 3. Squarcini / Ruffin : le face à face.
Partie 4. Bernard Arnault à la barre !