n° 104  

Les bouffeurs de terre

Par Camille Vandendriessche |

Dans l’ouest lyonnais, entre Rhône et Loire, une guerre qui ne dit pas son nom fait rage depuis quinze ans.
D’un côté, les élus locaux déroulent le tapis rouge aux projets de bétonisation. De l’autre, riverains et paysans se battent pour sauver les terres agricoles et naturelles.


« Je sais pas ce qu’il y avait dans le punch, mais ça m’a donné la pêche ! »
Je m’en souviendrai, de cette cousinade au lac des Sapins. Gilles, peut-être moins… Comme chaque année, j’appréhendais un peu ce grand regroupement avec la belle-famille qui s’étire du matin au soir, le premier samedi de juillet. Toute une journée à manger sans faim, à boire sans soif, et surtout à écouter Gilles, un cousin au second degré de ma belle-mère, nous bassiner avec les dernières magouilles politiques autour de Tarare, le chef-lieu du canton. Mais cette fois, il m’a bien fait rire, le Gilles. Ça a commencé à la pétanque, juste après le (copieux) pique-nique du midi. À mesure que sa précision déclinait, il se montrait de plus en plus joyeux. À la fin de la partie, il chopait même le chien et sautait tout habillé dans le lac, le pauvre animal sous le bras ! Je l’ai tout de suite trouvé plus sympathique, le grand-cousin éloigné par alliance.
Alors, quand un algorithme m’a suggéré de l’ajouter en ami...

« Salut Gilles, c’est Camille, le compagnon de la fille de ta cousine au second degré
, je lui écris, pas vraiment certain qu’il me remette. Tu sais, le journaliste sportif… »
« Salut Camille ! Oui, je te remets. Mais moi, tu sais, niveau journaux, je lis surtout des trucs comme
Politis. Ou alors Fakir, je suis même abonné », il répond, du tac-au-tac.
Pas de doute : en plus d’être marrant, c’est une personne de confiance. Et voilà qu’il me balance dans la foulée une série de liens vers des articles contre la bétonisation de l’ouest lyonnais. De quoi attiser ma curiosité. « Passe me voir tant que t’es là, je te montrerai tout ça ! »

Quelques jours plus tard, Gilles, son Picasso bleu ciel – « il est connu dans la région ! » – et un numéro de Politis jauni sous le pare-brise m’attendent en gare de Tarare. Parce que depuis bientôt quatre ans, c’est sa lubie : cet ancien routier, désormais retraité, traque les projets industriels qui poussent un peu partout, souvent au mépris de l’environnement. « Quand j’étais chauffeur, on était traités comme des chiens, avec de moins en moins d’accès aux sanitaires, etc. Je suis devenu délégué du personnel. J’ai appris le conflit, et la force du droit du travail quand on l’applique. Ça m’a rôdé à la lutte, la lutte longue, parfois. Et puis, à force de rouler, de sillonner la région, je voyais aussi les dégâts de la bétonisation à outrance, je devinais des problèmes avec le code de l’urbanisme et de l’environnement. » Surtout qu’on est venu l’emmerder devant chez lui… « L’Intermarché de Pontcharra-sur-Turdine, où j’habitais à l’époque, devait être déplacé de 500 mètres, vers un terrain pile en face de la sortie d’autoroute. En pleine zone naturelle protégée ! Pour Intermarché, l’intérêt commercial était évident, mais l’intérêt des habitants, c’était quoi ? Qu’on fasse un cadeau pareil à Intermarché sans prendre en compte l’impact écologique, ça me révoltait... »

Le Picasso bleu arrive à Saint-Romain-de-Popey, commune voisine de Pontcharra. À mi-chemin entre Tarare et L’Arbresle. Un petit bourg charmant entouré de prairies, de champs et de forêts. Mais aussi encerclé par la N7 et l’A89.
Comme il savait que je venais le voir, Gilles m’a concocté un programme sur mesure : une tournée de quelques-uns des sites du coin menacés par le béton. Un peu de rêve dans mes vacances, en somme…
Angélique, éleveuse à Saint-Romain, nous attend dans les locaux du groupement agricole où elle s’est installée avec son mari Laurent. Son amie Florence, viticultrice bio sur le domaine qui surplombe leur exploitation, est là aussi. Deux femmes quadras au caractère bien trempé, je devine : fille de paysans, Angélique a couru dix ans entre des bouts de parcelles avant de pouvoir s’installer.

Au menu, j’espère un peu de pinard et de saucisson, vu les spécialités du coin.
Raté : j’aurai juste droit au projet de ZAC, la zone d’aménagement concerté, qui menace le terrain juste derrière. « Alors que l’autoroute a déjà pris pas mal de surface, prévient Angélique. Même si on est de moins en moins nombreux comme agriculteurs, on a besoin de cultiver pour nourrir de plus en plus de personnes et de bêtes. On a 25 hectares qui suffisent à peine pour nourrir nos vaches en fourrage. Pour nos porcs, on doit acheter 50 à 60 tonnes de nourriture par an alors qu’il y a ces terres à quelques mètres de chez nous qui ne demandent qu’à être cultivées… »
Du coup, c’est tout le système qui marche sur la tête : comme on ne produit pas assez ici, on importe de loin. De très loin. « À Sarcey, je connais un agriculteur qui fait venir une partie de la nourriture pour ses bêtes d’Amérique du Sud parce qu’il ne peut pas en cultiver ici », soupire Gilles. Florence fronce les sourcils : « Le problème, c’est qu’on a en face de nous des élus et une structure qui lâchent permis de construire sur permis de construire. »

Cet adversaire, il affiche un nom de méchant dans une grosse production hollywoodienne, du genre qui annonce la destruction du monde : « Smadeor ». Pour « Syndicat mixte d’études d’aménagement et de développement économique de l’ouest rhodanien ». Piloté par les deux communautés de communes du coin, le Smadeor, depuis sa création en 2009, a un but : attirer un maximum d’entreprises le long du nouveau tronçon d’A89.
Et pour ça, les élus sont prêts à de gros sacrifices, niveau espaces naturels…
Derrière la ferme d’Angélique, plusieurs tonnes de béton doivent être déversées sur 47 hectares de prairies, marécages et herbiers.
L’affaire est déjà bien ficelée :
—  Vingt hectares ont été alloués à ID Logistics pour construire deux plateformes de 45 000 m² chacune.
—  Six hectares sont prévus pour la Smad, fabricant de matériel de dialyse, pour créer une annexe à son usine de Savigny, à quelques kilomètres de là.
—  Huit hectares doivent aller à Gerflor, spécialiste des revêtements de sol, pour installer sa nouvelle unité de stockage.
Seuls deux hectares restent à attribuer.
Tant pis pour les agriculteurs en mal de terres, on l’a dit. Tant pis aussi pour les cinq espèces d’amphibiens et d’oiseaux protégées qui y ont trouvé refuge.

L’arnaque des emplois (précaires)

Tout ça pour quoi ?
Pour des emplois, dans ce bassin textile sinistré. Ou plutôt : pour des « promesses » d’emploi. « On a saisi cette opportunité qui est excellente », se félicite Bruno Peylachon, président du Smadeor et maire de Tarare, dans Le Progrès du 15 juin 2019. Le quotidien régional qui titre alors, en fanfare, sur les « 504 créations d’emplois » annoncés par ID Logistics. Sauf que… « En Seine-et-Marne, ID Logistics avait promis 600 emplois. Finalement, il y a 22 postes, pour 150 intérimaires », tacle Gilles, rabat-joie. « Bref, on nous promet un tout petit peu d’emplois précaires », prévient Angélique.
C’est que les gens du coin ont déjà payé pour voir… Le coup, on leur a déjà fait.
De l’autre côté de la N7, le Smadeor avait déroulé le tapis rouge au laboratoire Boiron en 2019 : dix-sept hectares de terres humides passées en zone constructible pour construire un entrepôt de 18 000 m². Gilles : « Ils avaient promis 300 postes. Au final, à peine vingt personnes y travaillent, des précaires et des salariés qui viennent du site de Messimy, plus au sud. »

Dans le même temps, d’autres métiers, bien réels ceux-là, trinquent. Florence s’en désole : « Ce que les élus ne mentionnent jamais, c’est la perte d’emplois à cause de leurs projets. Ici, on a une région qui draine beaucoup de touristes, randonneurs et cyclistes. Ils viennent parce que les paysages sont sublimes. On peut encore se balader sur des chemins sans se faire courser par des voitures. Mais en flinguant les paysages, on met en danger cette activité économique-là. Le mois dernier, j’ai eu des clients suisses au gîte qui ont beaucoup dépensé en local. En voyant l’entrepôt de Boiron, ils m’ont dit : "C’est quoi cette prison ? S’ils en font d’autres, on viendra plus !" »
Les collectivités le savent, pourtant : le tourisme est en effet une source conséquente de revenus dans le Beaujolais vert. Moins connue que le Beaujolais rouge (celui du pinard), le coin regorge de collines boisées, de prairies, de vieilles pierres et de producteurs artisanaux, notamment de fromages et de charcuterie. Dans l’ouest rhodanien, les terres agricoles, forêts et espaces verts recouvrent 80 % du territoire.
Pourtant, sur son site internet, la communauté de l’Ouest rhodanien vante l’importance des friches à réhabiliter, de « l’économie présentielle », « principal moteur de la création d’emplois nouveaux ». Elle a d’ailleurs touché plusieurs millions d’euros de l’État, via le dispositif « Petites villes de demain », pour dynamiser ses communes. Mais sur le terrain, l’agglomération continue à engloutir des millions dans la construction d’entrepôts qui emploient des précaires interchangeables… Gilles est dépité : « On a l’impression d’avoir affaire à des promoteurs immobiliers. » Or, si « ce sont toujours des grands groupes qui empochent la mise, ça ne tient pas la route face à la nécessité de nourrir les gens sur place, rappelle Florence. Ah c’est sûr, ça ramènera de la taxe foncière, mais pour faire encore des routes et des ronds-points – parce qu’on sait bien que ce sera pas pour construire des hôpitaux et des écoles… »

S’organiser, résister, moissonner.

Alors, pour freiner l’appétit des industriels, Florence, Angélique et plusieurs autres agriculteurs du coin ont monté un collectif paysan (au nom étrange, lui aussi : Ozlor, pour « Opposant à la Zone Logistique de l’Ouest Rhodanien »).
Ce matin-là, ils ont d’ailleurs moissonné trois tonnes de blé, rien que ça, cultivées sans autorisation sur le site prévu pour la ZAC. Angélique : « On a fait un peu de désobéissance civile, disons. L’an dernier, on s’est accaparé un hectare sur le terrain du Smadeor pour y planter du blé. Avec la récolte, on a organisé une fête du pain fin octobre pour montrer aux gens la valeur de ces terres. Plus de 800 personnes sont venues goûter nos pains et nos pizzas. Une semaine plus tard, comme il nous restait du blé, eh ben on a repris un hectare un peu plus loin où on a de nouveau semé. » L’appétit vient en mangeant. Florence : « Là où on a moissonné ce matin, c’est juste incroyable. Il y a des chevaux, des arbres, de la flotte, des terrains plats... Tout ce qu’il faut pour bien travailler !
Angélique : À la place, on nous annonce quoi ? Du béton, 800 camions par jour, de la pollution, du bruit…
—  Vous m’amenez voir ? »

Nous voilà sur place, quelques minutes plus tard. Florence pointe du doigt ses neuf hectares de vignes bio, sur le plateau juste au-dessus de l’entrepôt Boiron. « On travaille avec la biodiversité, en levures indigènes. Pour qu’un raisin fermente, il faut de la flore sur le raisin, et donc des abeilles et des oiseaux. Si demain on a un bassin de pollution trop important, ça devient beaucoup plus dangereux pour la biodiversité, et aussi pour les humains, au passage. »
À l’autre bout du terrain, voué à l’artificialisation, j’aperçois un vieux monsieur qui pêche, au bord d’un étang. Bien aidé par mes 2,05 m sous la toise, à grandes enjambées, je brave l’étendue d’herbes hautes pour aller voir si ça mord.
« Vous pêchez souvent ici ?
—  Oui, j’habite là derrière, de l’autre côté de l’autoroute. Elle passe même à cinquante mètres de ma maison. Quand j’avais 10, 12 ans, les gars de Vinci venaient déjà parler à mon père…
—  Pour racheter votre maison ?
—  Oui ! Ça faisait plus de 50 ans qu’ils étaient sur le coup ! Notre maison aurait dû être rasée, mais mon père a toujours résisté...
—  Et vous en pensez quoi, du projet de ZAC ?
—  C’est d’une débilité sans nom de vouloir tout bétonner ici... C’est des bonnes terres. Elles seraient mieux pour les agriculteurs. Mais ils saccagent tout. On le voit pas, d’ici, mais de chaque côté de l’autoroute, Vinci n’a jamais remblayé les terres saccagées pendant les travaux... »

Je cherche sur mon téléphone : vu du ciel, on aperçoit en effet trois grandes zones grises et jaunes, de part et d’autre de l’A89. Cela fait neuf ans que le groupe ignore son obligation de les remettre en état. « Heureusement, pour la ZAC, les industriels n’ont pas eu gain de cause », reprend mon pêcheur, en gardant un œil attentif sur son bouchon qui plonge dans l’eau. Il dit vrai : pour mener ces combats judiciaires, riverains et agriculteurs ont monté le collectif Quicury, du nom du ruisseau qui traverse ces terres convoitées. L’association est devenue la bête noire des bétonneurs du coin, depuis que le collectif a obtenu du tribunal administratif, en octobre 2021, l’annulation de l’autorisation environnementale accordée pour l’un des entrepôts. Un an plus tôt, le même tribunal avait déjà retoqué le déplacement de l’Intermarché vers la zone naturelle protégée. En démontrant, à chaque fois, l’absence d’intérêt général. Mon pêcheur n’est pas rassuré pour autant.
« Y en a que pour quelques années avant qu’ils ne reviennent à la charge. Les boîtes comme Vinci ne lâchent pas. Elles finissent toujours par gagner.
—  Vous êtes pas très optimiste...
—  Faudrait savoir quelle société on veut pour nos gosses. Avant, j’allais souvent pêcher au col des Sauvages, à côté, mais là aussi Vinci veut construire une route et une carrière. »

C’est plus une vallée : c’est un parc d’attractions pour bétonneuses…

Le col des Sauvages, c’est justement la seconde étape de notre virée.
En haut du col, tourner à gauche pour traverser le village de 650 habitants, puis, après une longue descente, entrer dans la ferme de Sylvain. Autour, il n’y a que des prés, des champs, des arbres et la courbe des crêtes.
Sylvain, la trentaine, élève des chèvres, des vaches et cultive la terre. Cela fait trois ans qu’il a repris la ferme familiale avec sa sœur Julie, productrice de fruits rouges. « On voulait vivre dans cet environnement-là, loin des contraintes de la ville, du béton… » Sauf que derrière la crête, Eurovia, filiale de Vinci, veut creuser la roche, pour alimenter ses chantiers. C’est pratique : ce versant donne directement sur l’autoroute. « Ici, on baigne dans le silence, mais avec un camion toutes les quatre minutes, ce sera un brouhaha permanent. » Marine, la femme de Sylvain, s’emporte : « Ils veulent extraire 600 000 tonnes par an. Ça représente une explosion par semaine... » Et il y a les retombées, au sens propre.
Sylvain : « Au-delà des risques, il y a la poussière générée par l’extraction des roches. La photosynthèse des fraises ne peut pas se faire dans une poussière permanente. Vinci dit qu’il va arroser d’eau pour faire retomber les poussières, mais ce n’est pas viable en période de sécheresse. Et puis quelle garantie on a, à part leur parole ? Et qui définira les normes ? »

Le pire, c’est que les carrières sont déjà légion, dans le coin, à Tarare, Saint-Marcel-l’Éclairé, Amplepuis, Meaux-la-Montagne… Mais non : Vinci veut la sienne, bien à lui. Quitte à supprimer cinquante hectares de forêt. Comme pour cet autre projet de route, censé passer par l’ancienne voie romaine, la route Napoléon, qui promettait de décimer toute une partie de montagne, de bois et d’histoire. « Deux mille véhicules devaient passer chaque jour dans le village, là où deux voitures ne peuvent pas se croiser. Ils prévoyaient une déviation, de couper des fermes en deux et de bousiller 40 hectares de terres agricoles. » Heureusement, « il y a eu une énorme mobilisation citoyenne », via une autre association, l’Acrosa, et près de 300 adhérents au plus fort du combat qui ont empêché la réalisation de la route. Alors, « quand le projet de carrière est ressorti de terre, l’Acrosa s’est remobilisée, avec tout l’héritage de la lutte précédente. »

« Finalement, avec les collectifs, les associations, les gens résistent, s’organisent, j’observe. Ça donne des résultats, non ?
Gilles : Oui, c’est vrai. Grâce aux dons des adhérents, qu’ils soient agriculteurs ou consommateurs, ouvriers ou cadres, on a pu se structurer, faire appel à une avocate. Mais les projets arrivent de partout, sans arrêt... Ils avancent par petites touches. Année après année, ils grignotent sur les terres. En présentant tous les dossiers ensemble, ça ne passerait pas mais un par un, l’impact environnemental paraît moins important.
Sylvain : Et puis, on n’est pas soutenus par les autorités. On se sent même surveillés. Y a de l’écho dans le téléphone dès qu’on prépare quelque chose… J’ai même déjà entendu les gendarmes parler sur la ligne quand j’appelais un collègue pour organiser une manif’ ! »

Derrière le béton, le fantôme du ministre

A89, Boiron, ZAC Smadeor, route Tarare-Amplepuis, carrière Vinci… À l’origine de tous ces projets d’artificialisation, Michel Mercier, grand baron déchu de l’ouest lyonnais. Ancien président du conseil général du Rhône (1990-2013) puis de la Communauté de communes de l’ouest rhodanien (2014-2020), l’ex-député et sénateur de 75 ans a aussi été ministre de l’Espace rural et de l’Aménagement du territoire sous Sarkozy. On comprend mieux, dès lors, la culture de la bétonisation qui étouffe les campagnes françaises...

Également Garde des Sceaux entre novembre 2010 et mai 2012, Michel Mercier a été nommé au conseil constitutionnel en 2017. Manque de bol : il a dû renoncer à cette distinction suprême juste avant de prêter serment. Car au même moment, le parquet national financier ouvrait une enquête judiciaire sur les emplois présumés fictifs de sa femme et de leurs trois enfants. La justice a retenu des charges contre son épouse et collaboratrice parlementaire pendant près de 15 ans, et l’une des deux filles du couple, attachée parlementaire entre septembre 2012 et avril 2014. Problème : à cette période, elle résidait et travaillait à... Londres !

L’hypocrisie des bétonneurs en chef

« Mais il existe pas une loi contre l’artificialisation des sols ?, je demande, un peu naïf.

Marine : Si, la loi ZAN, zéro artificialisation nette, mais c’est complètement fou, parce qu’on est quand même obligés de se battre contre ces projets qui justement artificialisent des terres agricoles ou naturelles. C’est que de la com’ du gouvernement, cette loi... »
On va pas lui donner tort : question com’, ils savent y faire. « Il faut revenir sur cette catastrophe française qu’a été l’artificialisation des sols », assurait Macron devant la Convention citoyenne pour le climat, en 2020. Une catastrophe qu’il a pourtant largement contribué à perpétuer. En baisse régulière au début des années 2010, la bétonisation est repartie à la hausse suite à son passage au ministère de l’économie, et se maintient depuis, d’après l’Observatoire de l’artificialisation. Chaque année, le ministère de la Transition écologique estime entre 20 et 30 000 le nombre d’hectares artificialisés. Mais pour l’ONG Terre de liens et la Ligue de protection des oiseaux, la réalité serait plus proche du double.
Rien que dans le Rhône, près d’un hectare de terres agricoles est artificialisé chaque jour. Soit un terrain de foot et demi. L’équivalent de 23 000 baguettes de pain produites en moins par an…
Alors, forcément, tout le monde s’en va. Sylvain : « On n’est plus que vingt agriculteurs aux Sauvages. À Joux, il n’y en a plus que deux. On se fait repousser. Les collègues vont s’installer dans la Loire, où le foncier est moins cher. Toutes les ambitions ont été coupées par le projet de carrière. » Comme la vie naturelle, qui se meurt, peu à peu.

Gaulois réfractaires et jardiniers

De retour au camping, je reçois un message de Sylvain. « Tu es entré en contact avec les Gaulois jardiniers ? » Mon séjour dans le Beaujolais vert touchait à sa fin. Au point où j’en étais, je pouvais bien sacrifier ma dernière journée de vacances pour aller les rencontrer... Rendez-vous au rond-point des Arthauds. Ça avait chauffé là-bas, pendant le mouvement des Gilets jaunes. Roland, retraité de l’industrie textile, et Aline, infirmière non-vaccinée – et donc au chômage –, m’attendent à côté d’une petite maison en pierre, au bord du rond-point. La clôture et le portail, flanqué de deux colonnes de pierres, me font penser à un château. « On s’est réfugiés ici quand on s’est fait virer du rond-point, explique Roland. On a demandé à la famille d’Albon, propriétaire du château, si on pouvait s’installer sur son terrain. Elle a accepté. »
J’avais pas rêvé, pour le château. Sauf que…
« Il est où, le manoir ?, je demande.
Aline : De l’autre côté du péage. Vinci a coupé le terrain de la châtelaine en deux, du coup elle ne peut plus les blairer.
Roland : Tout était à l’abandon, on a tout retapé. On sous-loue les caves à titre gracieux. En échange, on va voir la locataire tous les jours. C’est une dame âgée. Elle fait partie du groupe maintenant !
Aline : Au départ, on a monté l’association pour rester dans les lieux. Ensuite, on a créé un jardin partagé. On propose des achats groupés, on se réunit, on organise des événements. C’est devenu un lieu de vie. »
Dans le jardin ombragé en contrebas, entre les plantations, un terrain de pétanque, une table de ping-pong, un trampoline… Mais ici, on aspire surtout à une réforme en profondeur de la société et des institutions.
Aline : « La première mobilisation sur le rond-point, c’était magique ! J’avais l’impression que tout était possible.
Roland : Moi, les Gilets jaunes, j’ai vu ça comme un signe. Pourtant, je gagnais bien ma vie. J’étais pas à plaindre, mais j’en avais marre de toutes les injustices, de tous les politiques qui font n’importe quoi avec notre argent. Ils construisent à tour de bras des entrepôts et des bâtiments alors qu’il y en a plein à l’abandon.
Aline : Avec les collectifs qui se sont montés, on se retrouve tous un peu dans les mêmes combats, contre la ZAC, les carrières. On est prêts à planter notre tente s’il le faut ! »

Attention : à force de vouloir bétonner le territoire à marche forcée, de fédérer contre eux paysans, assos et Gilets jaunes, élus et entreprises risquent de se retrouver sans ZAC. Mais avec une kyrielle de ZAD…