n° 103  

Les damnés de la start­-up Nation

Par Cyril Pocréaux |

Après la fracture sociale, sa version 2.0  : la fracture numérique. Invoquée comme une divinité par la Macronie, accélérée par la crise sanitaire, la « dématérialisation » de nos vies sonne comme une aberration économique et sociale. Elle lamine les services publics, assurent les études. S’y ajoutent, pour des millions de gens, la honte, l’exclusion, la déshumanisation.
Une « humiliation », qui se transforme peu à peu en « colère »…



Marcel est mort.
Ça nous a mis un coup.
Il était trop jeune pour ça, 57 ans, Marcel, notre cheville ouvrière fakirienne en Touraine, notre préfet local. Un super gars. « C’était un accident de voiture. Un monsieur saoul arrivé en face. Marcel est mort sur le coup. » Jérémie, son pote fakirien, nous racontait le drame. « Sa femme était blessée et a été évacuée sur un hôpital. Kolia, son fils de douze ans, était dans la voiture. C’est un miraculé. Il a été emmené à l’hôpital de Tours, pour des examens. Je l’ai rejoint là-bas. Mais je n’étais pas au courant, pour Marcel. Tu comprends, Kolia, sa maman voulait lui annoncer elle-même… Le lendemain, toujours pas de nouvelles de Marcel. Alors, j’ai appelé le CHU de Tours, pour essayer de comprendre. Le CHU, c’est l’hôpital public. Je tombe sur une dame, à l’accueil médical. Et là, elle me dit : ‘‘Marcel ? Mais je le connais ! Il s’est occupé de nous comme inspecteur du travail, il est super gentil, super pro…’’ Mais elle n’avait pas eu d’admission. Bon, au moins, j’avais pu parler à quelqu’un, qui te rassure, t’oriente, avec qui tu discutes, c’était bien. Elle m’a conseillé d’appeler la clinique privée. Là, au bout du fil : juste un robot. Il fallait que je dise des noms, je citais celui de Marcel, j’ai réessayé trois fois, la machine ne comprenait rien, me renvoyait tout le temps sur un autre patient. Je pouvais même pas discuter. Et Kolia à côté de moi… C’est ça, vraiment, leur progrès ? Nous mettre face à des machines ? »

Ça m’a renvoyé à autre chose, cette phrase de Jérémie.
Parce que c’est ça, oui.
En gros, c’est ça, leur projet : tout le monde face à des machines. Et ça fait des dégâts. Dans son programme « Action publique 2022 » lancé en 2017, le gouvernement avait prévenu : « Les 250 démarches les plus courantes doivent être dématérialisées d’ici mai 2022 », pour « une administration plus proactive ». Et Cédric O, le secrétaire d’état au numérique, l’annonçait, à la faveur du confinement, dès le printemps 2020 : pour lui, pour eux, les gens bloqués à la maison, le travail enfermé, les gamins privés d’école, « cette crise », c’était « l’opportunité d’une transformation plus volontaire encore » : davantage de numérique, de dématérialisation, voilà l’occasion d’aller vers la modernité, encore et toujours, de laisser dernière nous le vieux monde et ses vestiges.
Ça me rappelait d’autres échos, reçus pendant le premier confinement, au printemps 2020. Des centaines, des milliers d’alertes, de témoignages, nous étaient parvenus. Celui d’Élodie, par exemple, 46 ans, maman au foyer, à Abbeville, cinq enfants à la maison. « On travaille avec mon téléphone, et les enfants ont aussi des tablettes. Mais notre connexion wifi est faible, ça bugue tout le temps. Enzo, il a décroché, déjà que l’école il en avait marre… Heureusement, on a une instit hyper gentille qui est venue nous apporter des photocopies. » Angélique, aussi, toujours à Abbeville : « Fiona, une de mes trois filles, elle fait tous ses cours sur son téléphone portable, parce qu’on n’a pas d’ordinateur. Des fois on n’arrive pas à se connecter, le wifi ne marche pas. Elle est sérieuse, mais elle a beaucoup de mal, vraiment. Sandy, elle n’a pas pu se connecter au service informatique du lycée. Mélana, en CM2, heureusement, elle a deux super profs, qui m’appellent toutes les semaines… » À Montpellier, alors que les enfants étaient censés recevoir les cours, l’Académie constatait, stupéfaite, que 1500 élèves ne disposaient d’aucun matériel informatique chez eux...

On nous dira, et c’est en partie vrai, que c’était la crise, la nation prise par surprise, il aura fallu s’organiser, au pied levé, pour assurer un semblant de cohésion. Mais les soucis restent les mêmes, dans ce futur qu’imposent, déjà, Emmanuel Macron et sa start-up nation : le numérique est un abîme, pour des millions de gens, dans notre pays. C’est une somme de rapports, très sérieux, qui le disent. Selon l’Insee, 14 millions de Français sont en grande difficulté pour utiliser un ordinateur, une tablette, naviguer sur internet. Soit un quart de la population en âge de le faire. Mais la réalité est peut-être plus inquiétante encore (voir encadré page suivante). On a même inventé un mot, pour ça : l’illectronisme, contraction d’« illettrisme » et d’« électronique ». L’Insee estime aussi que plus d’une personne sur trois – 38 % – manque d’au moins une compétence numérique de base, pour communiquer, chercher une information, résoudre un problème.

Je fais défiler ces chiffres sur mon ordi, un peu perplexe, quand je reçois un coup de fil de Renaud, l’un de nos correcteurs – relecteurs. Voilà qui tombe bien : je le sais passionné par le sujet. « Ah, la fracture numérique ? Vaste thème… Mais tu sais qu’il y a une Fakirienne, Charlotte, qui bosse à Emmaüs connect ?
—  C’est quoi ça, Emmaüs connect ?
— Ben, une branche d’Emmaüs pour les gens qui rencontrent trop de difficultés, trop largués par le numérique… »

On en était là, donc. Déjà. Accoler les termes « numérique » et « Emmaüs ».
J’ai appelé Charlotte.

Cette france déconnectée

Insee, Sénat, Banque des Territoires… Plusieurs institutions se sont penchées sur la fracture numérique. Tous les constats, toutes les études se recoupent. Que disent-ils, à l’unisson ? Qu’une personne sur six n’utilise jamais Internet. Qu’une personne sur cinq ne sait pas communiquer par ce biais (Insee). Que plus d’une personne sur deux (51 %) a déjà renoncé à une démarche en ligne (Banque des territoires). Au passage, une frontière : 90 % des diplômés ont recours à l’administration en ligne, contre 30 % seulement des non-diplômés.

Que le lieu de résidence joue, lourdement, sur l’ampleur de la fracture : « 34 % des personnes résidant en zone rurale n’ont pas eu recours à l’administration numérique en 2021. C’est 22 % en région parisienne », selon le Sénat. Idem, et même pire, dans les territoires d’outre-mer : « La mutation vers le numérique a davantage éloigné certains Ultramarins des services publics. En effet, seuls 72 % d’entre eux sont raccordés à une ligne fixe contre près de 100 % dans l’Hexagone. En matière de connexion internet, seulement 50 % de la population ultramarine est raccordée. »

Sur l’école à la maison, enfin : 55 % des parents de classes sociales supérieures, et 69 % des parents de classes populaires, ne se sentent pas vraiment « capables de répondre aux exigences techniques numériques de l’école à la maison ». « Globalement nous estimons qu’une personne sur dix est complètement en dehors de l’univers du numérique, mais la part des personnes rencontrant des difficultés est d’une sur trois », détaille Sandra Hoibian, directrice du pôle société au Credoc, le Centre de recherche pour l’étude et l’observation des conditions de vie. Soit jusqu’à 22 millions de personnes. Les exclus de la start-up nation ? Une nation à eux seuls…

 « À côté du monde »

« La Sécu m’avait proposé un rendez-vous, mais je n’avais pas de téléphone. Pour payer les impôts, il faut passer par Internet. Aujourd’hui, on nous demande de tout faire par Internet… » Marie est retraitée. Un anorak fin, pas de chemise, pas de veste. à l’écart de la salle de formation, elle me raconte sa vie, un peu sur le ton de la confidence. « Chez Auchan, pour avoir des coupons réductions, il faut un numéro de téléphone. Avant, les spectacles gratuits, tout ça, je pouvais y aller de temps en temps, j’avais des courriers ou des magazines qui m’informaient. Maintenant, c’est que par mail. Je suis dans un cercle vicieux… » Elle est venue à Emmaüs, dans ce centre parisien, au cœur de la capitale, pour se former un peu, « et puis niveau prix c’est plus intéressant ici pour un téléphone ou une recharge ». Pour se connecter, aussi, vu qu’elle n’a pas les moyens d’avoir un abonnement à elle. « J’ai juste la moitié de ma retraite. Il a fallu que je passe par Internet pour mes droits, et ils ne m’en donnent que la moitié, je ne sais pas pourquoi… Alors, faut que je sorte dans la rue, près d’un réseau gratuit. Certains prennent un chien pour s’obliger à sortir, ben moi je suis obligé de sortir pour me connecter. »

Bienvenue à Emmaüs connect, donc, antenne parisienne, 2e arrondissement. Les beaux quartiers. « Mais ne t’y fie pas : on a des gens qui viennent de partout, adressés par les centres sociaux, les assistantes sociales… » Charlotte me sert de guide. Les locaux sont super classes, loués pour trois fois rien par la mairie. « Emmaüs connect, c’est treize territoires d’action, sept départements ruraux, onze grandes villes en France… Et on vit une croissance monstre, franchement : on a doublé, voire même triplé nos effectifs en deux ans. Depuis 2013, on a vu passer 100.000 bénéficiaires. » Des gens qui ne s’en sortent pas, face au numérique : qui ne savent pas faire, qui n’ont pas d’équipements, et souvent pas les sous pour s’en procurer – de l’ordinateur à la carte Sim. Des bénévoles, beaucoup, qui donnent du temps, accompagnent, reconditionnent le matériel récupéré. On va s’assoir à l’étage avec Alexandre et Mélisande, eux aussi membres de l’équipe. « Souvent on part d’une histoire de téléphone, et tu te retrouves avec des vies pétées, démolies », soupire Alexandre. Ici, « on touche toute la grande précarité ». « Il y a des seniors, d’abord. Et des jeunes. Beaucoup n’ont pas accès aux équipements : c’est une forme de précarité. Et puis, ils maîtrisent Tik Tok ou leur smartphone, mais les démarches administratives ou l’accès aux droits, ça pèche vraiment. On avait fait une étude : en 2013, 75 % des publics aidés avaient moins de 55 ans. Et 80 % vivaient avec moins de 650 euros par mois. »

Derrière les chiffres, plein de gens poussés, peu à peu, à la marge, comme Marie, comme monsieur Crouma, croisé au rez-de-chaussée, qui s’avoue « à côté du monde » parce qu’il ne sait « pas y faire avec Internet ». Poussés dans leurs derniers retranchements, parfois. « Un jour, madame Petitot a fait une grosse crise d’angoisse, raconte Mélisande. Son problème : elle a été déclarée morte par la Sécu. Elle traîne ça comme un boulet, totalement bloquée dessus. Elle est hyper isolée, sa vie est difficile, et numériquement on la déclare morte… Elle a menacé de se mettre nue dans les locaux, de se suicider, et finalement elle s’est évanouie dans les bras de mon collègue. Quand les pompiers sont arrivés, elle disait ‘‘je suis morte, de toute façon… Enterrez-moi tout de suite, ce sera fait.’’ » Alex embraye : « Je l’ai revue dernièrement, ce n’était toujours pas réglé. Du coup elle ne peut toujours pas avoir de compte téléphonique classique… Alors qu’un compte téléphonique, c’est indispensable. C’est une vraie maltraitance administrative, qu’on inflige à ces gens, qui peut laisser des séquelles. Aux bénévoles, on dit que notre boulot, c’est 50 % d’humain. Mais on n’est pas formés pour ça, on n’est pas éducs spé… »

 Les jeunes, ces invisibles honteux

« Fracture numérique : Christine. Après un débat. Pour parler formation ? » Le message que m’envoyait mon député-reporter préféré était elliptique. Mais je tire le fil. D’autant qu’un bout de phrase d’Alexandre avait fait tilt : les jeunes seraient, en fait, tout aussi exclus du numérique que les seniors. Les chiffres semblent le confirmer : à leur arrivée en mission locale, structure chargée de les orienter, près de 50 % des jeunes n’ont pas d’adresse électronique, selon Emmaüs. J’ai appelé Christine, donc. « Oui, je suis formatrice dans le numérique ! Pour des instituts de formation, à la fac... La manière dont on force les gens à y aller, vers le numérique, je connais vachement bien ! Je reçois des gens largués, qui n’y connaissent vraiment rien. Est-ce qu’on les forme ? Ouais… On leur donne un mot de passe, on leur met on casque sur la tête et ils doivent regarder un tuto de sept minutes en vidéo. Franchement, ça me fend le cœur… »

Et Christine forme des jeunes, donc, aussi. « Et là, je me suis aperçu qu’ils sont aussi largués que les personnes âgées. Les étudiants ont la réputation d’être doués en informatique, mais non. Idem pour les ados. L’espace numérique de l’école, beaucoup ne savent pas comment s’y rendre, alors ils loupent des contrôles, des devoirs. Il y a une espèce de vernis sur leur incapacité à gérer tout ça, mais ils sont vite perdus, en fait.
—  C’est vrai qu’on n’a pas forcément cette impression…
—  Oui, c’est un truc invisible, parce qu’ils le cachent, par honte : ils n’osent pas le dire. Ils trouvent des solutions d’évitement, pour qu’on ne s’en aperçoive pas. On n’a pas le droit de ne pas être à l’aise avec l’informatique, quand on est jeune… Mais quand je parle avec eux en off, ils me l’avouent, leur honte.
—  Mais ça évolue dans le bon sens, non ? Les gens s’y font, peu à peu, au numérique ?
—  Non ! Ça ne change pas. Ça fait 25 ans que je fais ce métier, et rien n’a évolué. à l’époque, je me disais que bientôt tout le monde saurait se servir d’un ordi et que je n’aurais plus de boulot, mais non, c’est toujours pareil. Ce qui a changé, en revanche, c’est la honte. Je la vois de plus en plus.
‘‘Oui oui, je sais m’en servir’’ on me dit, mais en fait pas du tout. La fracture numérique, elle est encore plus forte qu’avant. Sauf que les gens largués, on ne les voit pas. »

 Tous différents, tous touchés

Paris, Maison-Blanche
« J’ai perdu mes papiers, et mon portable s’est cassé, j’ai pas les sous pour en acheter un nouveau. Mais mon téléphone, moi, je faisais tout avec : là le RSA arrive sur mon compte, mais je peux pas l’utiliser. Je suis allée les voir au guichet, ils n’ont rien voulu me donner, même 20 ou 30 euros. J’ai plus rien. » Sur l’une des quatre chaises qui font office de salle d’attente, je suis coincé entre Viviane et un tout jeune gars. Viviane est tassée, fatiguée, la rue ça use, ça lui a buriné le visage jusqu’aux dents. « Même pour appeler l’hébergement d’urgence, le 115, il me faut un téléphone. Alors, je dors où je peux. Bon, je suis rétamée. Je vais arrêter de te parler. » De l’autre côté, Vaduva, c’est son boulot qu’il risque de perdre. « Je me suis fait voler mon téléphone dans le métro, et sans ça je ne peux pas travailler, recevoir mes horaires, les lieux où je dois aller… Je suis agent de nettoyage. Dans mon contrat ? Y a rien d’écrit, tout se fait par le téléphone. »

En sortant de chez Emmaüs, Charlotte m’avait soufflé un conseil : « Tu devrais aller voir Guillaume, dans notre accueil de Maison-Blanche. Il aura plein de choses à te raconter. » Changement d’ambiance, ici. De tout petits locaux, exigus, calés sous un porche. Mais toujours autant de monde qui pousse la porte. Guillaume est l’un des directeurs du lieu. « Ici aussi, on reçoit tous les publics : des plus jeunes aux plus vieux.
—  Et c’est quoi, les causes de l’exclusion ?
—  Y en a plusieurs : ne pas avoir d’équipement, ne pas avoir eu l’habitude d’utiliser un ordinateur parce que tu viens d’un milieu social démuni, être isolé…
—  Il reste encore des bureaux, pour les démarches…
—  De moins en moins. Avant, quand les gens étaient largués, ils allaient au guichet de la CAF, de la Sécu, ils avaient le centre des impôts à côté de chez eux. Aujourd’hui, ils n’ont plus personne de physique en face d’eux. Et ce n’est pas qu’un problème de moyens, pour les gens  : même ceux qui sont bien équipés se pointent chez nous. Les vieux, leurs enfants leur disent
‘‘Allez, il va falloir s’y mettre’’, ils sortent la carte bleue, leur paient un ordi, et c’est fini. Le lien social est rompu. »

Dans la pièce d’à côté, un monsieur âgé, justement, s’applique consciencieusement, écoute le bénévole qui le forme. Je profite d’une pause : Gabriel a 78 ans et des cheveux d’argent. Un ancien ingénieur qui n’aurait jamais pensé atterrir chez Emmaüs. « Pourquoi je suis venu ici ? Un truc tout bête : ma carte vitale, pour la réactiver, je devais mettre une pièce jointe dans un mail. Mais je n’y arrivais pas. Au moins, ici, les gens sont aimables, disponibles. Y a un côté humain… Moi, je veux bien du progrès, mais qu’on y ait tous accès. Quand même, faut un suivi des gens, non ?
—  Et vous n’aviez personne pour vous aider ?
—  J’en avais marre d’emmerder mes enfants avec ça. C’était insupportable. Psychologiquement, c’est pas une solution. Je veux pouvoir me démerder. Agrémenter ma vie, même, avec un ordinateur. Là, non, trop c’est trop. »

Il se fâche un peu, Gabriel. « Faut mesurer la difficulté du truc, de se remettre dans une démarche d’apprentissage », observe Guillaume, en le regardant retourner à son cours. « Pour les vieux, c’est très dur, très violent : ils ont transmis toute leur vie, et là il faut se remettre à apprendre du jour au lendemain.
—  Il apprécie de parler à du monde, ici, en tout cas.
—  On remplace un peu du lien social, même si on n’est pas formés à ça. Mais attention : personne ne vient ici par plaisir. On est dans l’ordre du vital, vraiment : même pour appeler le 115, ben tu es obligé d’avoir un téléphone et une carte SIM. Alors, ils viennent les trouver ici. Le logement, la santé, la bouffe, ce sont quand même des besoins essentiels, mais pour y avoir accès aujourd’hui, les plus précaires ont besoin du numérique. »

Une dame passe derrière moi.
Je la crois bénévole : un air de cadre venue donner un coup de main sur son temps libre. Raté : Valérie a besoin d’aide. « Je voyais les gens en burn out, je me disais ‘‘c’est pas possible. Si tu aimes ton métier, ça peut pas t’arriver’’. Mais si en fait. J’étais comptable dans une boîte d’immobilier. Tout m’est tombé dessus en même temps, la mort de papa, le divorce, et le burn out au boulot. »
Valérie se met à pleurer, doucement.
Merde.
« Je suis en arrêt maladie depuis un an, ma société touche les indemnités journalières, mais moi rien. Je n’ai plus rien. J’ai tout perdu. Je vais voir des associations pour manger, mais je ne peux même plus m’acheter de produits d’hygiène. J’ai juste cinquante centimes dans ma poche. C’est formidable, hein, à 58 ans… En plus, je peux plus me payer ni Internet ni le téléphone. Je me suis retrouvée toute seule, coupée du monde, sans personne. C’est dur, vous savez. Alors, dans ces moments-là on pense au… à… » Elle s’arrête : elle n’a pas envie, ou pas la force, de prononcer le mot. « Alors, je vais dans Paris, dans des endroits où il y a du wi-fi, pour faire des démarches : les bibliothèques gratuites. Je peux y rester deux heures par jour, quand elles sont ouvertes. Je suis obligée d’envoyer des mails, je n’ai pas assez d’argent pour des lettres recommandées. Maintenant, tout se fait avec le téléphone, les rendez-vous, tout. Et sinon ? Je me lève le matin, je me dis bonjour. Je vais à la bibliothèque. Je veux pas de coupure avec les gens. » Elle s’arrête pour pleurer, pour la troisième fois.

Un vieux monsieur qui veut pas embêter les autres, une dame déconnectée par manque de moyens, les profils sont divers, autour de la table. Y a ceux, aussi, qui n’ont jamais eu la possibilité d’apprendre. « J’ai une boîte mail mais je ne sais pas envoyer de message, c’est ma fille qui vient quand je dois le faire, raconte Joëlle, la quarantaine.
— Et vous n’avez jamais pu apprendre ?
—  C’était pas utile : avant, c’est ma petite sœur qui s’occupait de ça à la maison, actualiser ma situation et tout. Moi, je bossais pour la nourrir pendant qu’elle allait à l’école. J’ai fait 10 000 boulots, des ménages dans les entreprises, des livraisons. Je payais le loyer, les charges… Alors elle oui, elle maîtrise mieux l’informatique que moi. Mais en fait, pendant des mois et des mois, elle a tout pris pour elle, elle a tout détourné sur son compte. Ça m’a fait mal : plus de 8 000 euros. Je me retrouve dans la galère. Niveau Internet, je suis nulle. Comment faire mon CV, je sais pas… Même trouver des formations, je peux pas en chercher. »
Guillaume secoue la tête. « Quelle proportion des offres d’emploi n’est disponible qu’en numérique ? Si tu ne sais pas coller une pièce jointe, comment tu envoies ton CV ? Si tu ne sais pas prendre un rendez-vous en ligne, comment tu te fais soigner, et rembourser ? J’avoue, humblement, que je n’avais même pas soupçonné cette histoire de fracture numérique, même si ma mère me tannait toujours pour que je l’aide… »

Des jeunes, des vieux, des gens des classes populaires, des cadres, des ruraux, des migrants… Forcément, le gouvernement faisait quelque chose pour y remédier, et intégrer tout le monde dans sa start-up nation. Ce serait bien la peine, sinon…

 « Un saut quantique »

C’est le Président qui l’affirme :
« Je veux une start-up nation ancrée dans les territoires, diverse et ouverte à tous les talents. » Avec ça, on peut avancer sereins… Avant de préciser sa pensée, prévenant toute velléité de retour à la bougie : « Il serait absurde de s’opposer aux transformations. » Des « transformations » – la fuite vers le tout numérique, la dématérialisation des services publics pour cette année 2022 – qui tomberaient du ciel, événements naturels, incontrôlables, indépendants des choix politiques. Mais quand même : « Nous avons le devoir d’accompagner et de former tous nos concitoyens à les maîtriser. » Ouf. Le plan Orsec est donc déclenché : il faut « passer un cap », s’infliger « un électrochoc pour enclencher la vitesse supérieure », procéder à « un saut quantique », prévenait Cédric O, entre deux confinements. On allait voir ce qu’on allait voir…

Au programme (roulement de tambours) : un « plan de relance historique » de 250 millions d’euros, des bus France services chargés d’aller frayer dans les zones rurales ou mal connectées, et 30 millions d’euros pour le dispositif pass numérique – des coupons de dix euros distribués aux jeunes. Et puis, « 4 000 conseillers numériques accompagnent quotidiennement nos concitoyens », assure le Président. Soit un conseiller pour 5 000 Français qui galèrent, en gros. Il va falloir prévoir des heures sup’…
Le Sénat, lui, est dubitatif. En septembre 2020 et mars 2022, il a adopté deux rapports « sur la lutte contre l’illectronisme et pour l’inclusion numérique » du gouvernement. Des élus de tous bords, PRG, centristes, Républicains. Et c’est peu dire qu’ils passent la politique du gouvernement au vitriol (voir encadré).

Le gouvernement et sa « tablette magique »

L’effort « historique » de 250 millions ?
Les Sénateurs estiment qu’il en faudrait le double, au moins, et chaque année, pour accompagner les personnes en difficulté. Alors même que « la pérennisation des mesures financées par le plan de relance n’est pas acquise ». Les « pass numériques » ? Sur 600 000 pass distribués, 100 000 seulement sont en activité, vu que « de nombreuses personnes formées n’ont pas le matériel nécessaire chez elles ». Sans compter que « les communes doivent acheter les pass avant de les distribuer aux intéressés », et donc avoir un budget d’avance « dont beaucoup ne disposent pas ». Et encore, sur « l’accessibilité en ligne pour les personnes en situation de handicap » : « seuls 13 % des sites le sont actuellement. » La loi prévoyait un accès complet pour 2011…

Concrètement, sur le terrain, tout est délégué, sans réels moyens supplémentaires, aux collectivités locales. Le voilà, « l’ancrage dans les territoires » : à charge pour elles de mettre en place des « hubs territoriaux pour un numérique inclusif ». Mais là encore, le verbiage de start-upper a du mal à passer. « Les notions de "pass numérique" et de "Hub pour l’inclusion numérique" me sont étrangères… » « Une commune rurale comme la nôtre a le sentiment d’entendre parler chinois... » se désespèrent les élus locaux.

Bref, « la politique nationale d’inclusion numérique manque de clarté et de lisibilité », « fait fi des bouleversements survenus avec la crise sanitaire » et « ne fixe pas d’objectifs clairs », regrettent les Sénateurs. En résumé, cinglent leurs rapports : « L’illectronisme ne disparaîtra pas d’un coup de tablette magique ! (…) Pourtant, de nombreux rapports ont souligné l’urgence. » Avant de se faire plus direct encore à l’encontre de Macron : « Faire émerger 25 licornes, entreprises valorisées à plus d’un milliard de dollars, d’ici 2025, ne peut suffire à mobiliser une nation pour la faire basculer dans le numérique » sans « une démarche sociale plus inclusive ».

 Paris, place de la République, 5 mars 2022.

« Y a un rapport sur le chômage que j’ai vu passer dans mon service, censé être public mais bloqué par le gouvernement, ou l’Élysée, je sais pas... » Pendant notre projection en plein air de Debout les Femmes !, un jeune gars me tire par la manche, accompagné d’un copain, un de nos préfets fakiriens. « Et qu’est-ce qu’il dit, ce rapport ?
—  Qu’un chômeur sur trois ne touche pas les allocations chômage auxquelles il a droit. Qu’il n’arrive pas à les percevoir ou à les demander.
—  C’est énorme… »

On en parle, dans la foulée, avec Ruffin. L’info, vérifiée, allait donner lieu à une passe d’armes avec la ministre : depuis plusieurs mois, le « rapport sur la réalité et les conséquences du non-recours aux droits en matière d’assurance chômage » était prêt, mais bloqué dans un tiroir du ministère. Pas question de sortir ce genre d’info explosive, à quelques semaines des élections… Sans le fameux rapport, difficile de se faire une idée du pourquoi du comment. Une intuition, quand même : l’exclusion numérique ne doit pas aider, à l’heure de faire valoir ses droits…

Et l’intuition qui se confirme, malheureusement. Le Défenseur des Droits, l’administration indépendante chargée de défendre les droits des citoyens, venait même de sortir un rapport sur la dématérialisation des services publics. Et les cas de non-recours aux aides sont légion. Comme celui de ce « demandeur d’emploi radié des listes par Pôle Emploi qui met en cause le caractère sérieux de ses recherches, au motif que ses lettres de candidatures n’auraient pas été envoyées par voie dématérialisée mais uniquement par courrier recommandé ». Il ne s’agit plus d’être dans le numérique : on n’a plus le droit de faire autrement ! Ou encore cet agriculteur, dont les aides PAC ont été refusées « du fait de l’absence de signature électronique de sa part » (signature dont le prix peut monter à 300 euros, rappelle la Défenseure, Claire Hédon). Quant aux bus France services, censés aller porter la bonne parole numérique sur le territoire, ils sont trop peu pour bien remplir leur fonction. « Tous les citoyens n’ont pas le même accès à tous les services. Je sais que le RSA n’est pas donné à tous les bénéficiaires. Pour certaines allocations, comme celle d’adulte handicapé, c’est compliqué ! » explique dans le rapport une élue locale normande.

C’est compliqué, en effet…
« L’informatique ne le permet pas... » Dans l’Hémicycle, en ce mois de juin 2021, la sortie de la secrétaire d’état Sophie Cluzel, en charge des personnes handicapées, provoque rires ou consternation, au choix. On ne peut donc pas déconjugaliser l’Allocation adultes handicapés, ce qui leur permettrait de toucher les aides auxquelles ils ont droit, parce que « informatiquement, on n’est pas prêts. » Mais qu’on ne s’y trompe pas : ça ne peut pas être que de la mauvaise foi. à ce niveau, c’est voulu, pensé, prévu : on détricote le service public, on le mine, patiemment, jusqu’à ce que les usagers en perdent leurs droits.

Et, ce sont, une fois encore, les plus précaires qui trinquent. Benoît Vallauri, responsable d’un laboratoire chargé d’améliorer les services publics, en Bretagne, le constate, dans la Gazette des communes : « Prenons l’exemple d’habitants CSP+ : ils n’auront peut-être à faire que deux à trois démarches dématérialisées par an, comme les impôts. Ce n’est pas le cas pour les usagers qui ont le plus besoin de nous : les demandeurs d’emplois qui doivent s’actualiser tous les mois, les plus précaires, qui, eux, devront gérer des procédures dématérialisée supplémentaires (RSA, CMU, formation…). Plus vous êtes précaire, plus vous êtes confronté à la dématérialisation. »
« Je veux bien entendre parler de "fluidité des services publics" et ce genre de choses mais bon, pfff… », soupire Guillaume, d’Emmaüs Connect. « L’État a annoncé la fin des services publics physiques pour 2022, mais les moyens ne sont pas suffisants. Fin de l’histoire. Je ne suis pas politique, je ne connais pas la raison de supprimer tout ça, mais une chose est sûre : le service public est déficient. Et ça sabote le lien social. »
Pour y remédier, pour « renforcer la cohésion numérique », le Sénat a bien mis sur la table « 45 propositions » et « 20 mesures pragmatiques de bon sens ».

Parmi elles, en haut de la liste : « Passer d’une logique de services publics 100 % dématérialisés à une logique de services publics 100 % accessibles », ou encore « Conserver la faculté d’un accès physique ou un accueil téléphonique aux services publics pour l’ensemble des démarches dématérialisées ». Le gouvernement reste sourd. Et tout cela n’augure rien de bon, selon la Défenseure des Droits : « La dématérialisation, telle qu’elle a été conduite jusqu’à présent, s’accompagne d’un report systémique sur l’usager de tâches et de coûts qui incombaient auparavant à l’administration. Portant atteinte au principe d’égal accès au service public, cette situation met également en danger notre cohésion sociale, notre sentiment d’appartenance commun, et fait courir le risque d’un affaiblissement de la participation démocratique, dans toutes ses dimensions. »
On ne pourra pas dire qu’on n’a pas
été prévenus…

 Il faut économiser !

Alors ?
Alors, pendant ce temps, les associations écopent, pour accomplir le boulot que l’état ne peut pas, ou ne veut plus faire. Emmaüs, mais aussi le Secours populaire, qui sillonne la France avec ses camions, et d’autres. « On chope tout de plein fouet, constate Guillaume. Ici, on a des milliers de visiteurs uniques par an, juste sur ce point d’accueil. Mais les gens isolés dans les campagnes, il va falloir aller les chercher… » Les perdus des zones blanches (qui concernent encore près de 15 % du territoire) ou des campagnes sont là encore les derniers servis. D’autant que, étrangement, « les zones blanches ou grises ne sont pas prises en compte dans le choix des lieux d’implantation des espaces France services », selon Claire Hédon. Qui en pâtit ? « Les populations vieillissantes ou économiquement en difficulté (jeunes, demandeurs d’emploi). »

Mais au fait : pourquoi ?
Pourquoi tout ça, ces pans entiers de la population qu’on marginalise, qu’on coupe de leurs droits, qu’on coupe du monde, parfois, du jour au lendemain ? Pourquoi au sortir du confinement, quand tout le monde éprouvait le besoin de revenir vers les autres, d’embrasser ses proches, de voir la vie en vrai, pourquoi le gouvernement nous exhortait-il à « une transformation plus volontaire encore » ? Pour rationaliser, pour des « gains de productivité » ? « Non », répond l’OCDE, dans un rapport de 2019. Qui constate, pantois : « Les technologies numériques sont en train de transformer nos vies et nos économies. Or, malgré la montée en puissance du numérique, la croissance de la productivité du travail dans les pays de l’OCDE a fortement diminué au cours des dernières décennies. » Et les experts d’ajouter, en se grattant la tête : « La dynamique de productivité décevante engendrée par la vague de transformation numérique actuelle s’impose comme l’une des grandes énigmes économiques de notre temps. » Ça ne marche pas, c’est une « énigme », mais continuons à avancer de plus belle…

Il faut chercher ailleurs, de fait.
En revenir à une vieille obsession macroniste, et, soyons honnêtes, de tous les gouvernements qui l’ont précédé : diminuer le nombre de fonctionnaires. « 120 000 postes seront supprimés sur le quinquennat », s’était enthousiasmé Macron, dès 2017. Histoire, évidemment, de faire des é-co-no-mies ! Car ici, les agents du service public sont vus comme un coût – jamais un investissement dans la cohésion sociale ou la solidarité. Selon Benoît Vallauri, tout cela se fait donc « souvent pour de mauvaises raisons  : économies de court terme, délais imposés… »
« Je le vois à la fac, racontait Christine, notre formatrice : je donne maintenant mes cours comme vacataire à distance, à 250 personnes. Une seule prof, et pas d’amphi ! » Idem derrière les guichets. « Les réorganisations des services de guichet de l’État se sont traduites par des diminutions très importantes des effectifs publics dans les territoires et par des fermetures d’implantations (…). Cette dématérialisation pourrait permettre d’économiser chaque année 450 millions à l’État », calcule le Sénat. Problème : « La gestion de la complexité administrative est externalisée vers les usagers, qui ne peuvent se retourner vers les guichets qui ont fermé. »

Et même là, même là, le calcul s’avère mauvais : la dématérialisation, en bien des endroits, coûte plus qu’elle ne rapporte : « Le déploiement d’un ensemble croissant de services publics en ligne génère des coûts supplémentaires pour les usagers et les collectivités territoriales », alerte le rapport sénatorial. Et « les collectivités territoriales les plus excentrées, essentiellement rurales », doivent « faire procéder elles-mêmes aux travaux de raccordement nécessaires ». Il faut bien que quelqu’un paie la note…

Connectez-vous, ou alors…

« L’autre jour, y a eu un orage chez moi, mon ordi a cramé. L’assurance me demande un certificat d’EDF. Forcément, je ne peux pas le demander par l’ordi. Du coup, je vais à mon agence EDF : sauf que depuis la dernière fois, elle a fermé ! » Christine, la formatrice en informatique, me racontait ses déboires, au fil de la conversation. « Bon, EDF, je les appelle, du coup, je tombe sur un gars qui travaille dans le Sud de la France, moi j’habite en Bretagne. ‘‘Mais je sais pas si y a eu un orage chez vous !’’, il me dit. ‘‘Vous devez aller à Quimper.’’ OK, donc deux fois une heure de route, et une demi-journée de congé que j’ai dû poser pour y aller… Là, bientôt, c’est le centre des impôts à côté de chez moi qui va fermer. Jusque-là, j’ai toujours été reçue par des gens qui m’expliquaient. Des gens, quoi… Là, bonne chance. »

C’est déjà, aujourd’hui, tout un pan des services publics qui n’est plus accessible que devant un ordinateur, ou un smartphone, sans autre alternative : demande de carte d’identité, de permis de conduire, de carte grise, de prime rénov’, renouvellement des titres de séjour… Connectez-vous !
Les bureaux de poste ferment, eux, à tour de bras : selon l’Insee, 1 800 ont été fermés entre 2015 et 2020, soit près de 20 % du total. Les centres des impôts ? « Suppression nette de 535 trésoreries sur le territoire depuis 2013 », constatait le Sénat en 2019, « ainsi que 2781 équivalents temps plein ». Connectez-vous !
« Les besoins les plus souvent évoqués concernent les administrations de sécurité sociale, les caisses d’allocations familiales, ou d’assurance retraite. » Connectez-vous !
La tendance vaut aussi dans le privé, pour les agences bancaires : en dix ans, 2000 ont baissé pavillon. Con-nec-tez-vous, qu’on vous dit !

Claire Hédon, la Défenseure des droits, constate enfin que « la suppression de guichets dans les gares (…) empêche certains usagers de se procurer un titre de transport avant leur montée dans le train, particulièrement ceux qui ne sont pas équipés d’un smartphone. Dans certains cas, les usagers ont fait l’objet d’une verbalisation immédiate. »
Ils n’avaient qu’à se connecter…

 Business numérique

Soyons justes, malgré tout : l’argent n’est pas perdu pour tout le monde. Il ruisselle, même, pour certains. « Franchement, la transformation plus radicale encore de Cédric O, qui en veut ?, s’interroge Christine. Mais personne ! Je n’ai jamais entendu dire ‘‘Vivement que le centre des impôts à côté de chez moi ferme.’’ à part ses potes dans les start-ups, peut-être… »
Justement, justement, Christine : l’inclusion numérique est aujourd’hui un business, un vrai. Selon la Banque des Territoires, ce nouveau marché, partagé entre près de 150 acteurs, s’élève à quelque 370 millions d’euros chaque année. Au premier rang des sources de profit : « La montée en compétences des publics. » Former les gens paumés : voilà qui va rapporter gros – aux start-ups et à la French Tech, surtout. « Les formations sont ultra mal faites, raconte Christine, qui vit le sujet de l’intérieur. Elles sont sous-traitées à des organismes qui ont pignon sur rue et un vrai mépris pour les gens qui ne savent pas se débrouiller seuls avec un ordi. On les considère perdus pour la nation. Tu verrais la façon dont on parle d’eux… Parce que forcément, un monsieur dyslexique, il va avoir du mal, face à l’ordi. Alors on le met devant un tuto, la vidéo défile, mais il n’y comprend rien. Quand on soulève ce genre de cas, et y en a énormément, je peux te le dire, on nous répond ‘‘On n’est pas là pour s’occuper des dyslexiques’’. Et ben qu’ils crèvent. »

Ou alors, ils ont une autre solution : des sites tout prêts, tout beaux, tout propres, qui aident les gens perdus… On m’avait bien parlé d’un service qui centralise tous les droits, oriente les usagers, véritable carrefour de tous les services publics. Je pianote, donc : « mes-allocs.fr ». Le site ressemble comme deux gouttes d’eau aux portails de l’état. « Rejoindre une formation », « Recevoir ses APL », « son chômage » ou « sa prime d’activité », tout ça « n’a jamais été aussi simple », assure la page d’accueil. Un onglet « Mon espace », un « Guide des aides » long comme le bras, « Recherche d’emploi », un numéro de téléphone avec le petit drapeau bleu-blanc-rouge à côté...
Bon. Je me lance dans les simulations (gratuites), avant d’être discrètement averti, au détour d’une page : « Ne vous souciez plus de la paperasse et recevez directement vos aides sur votre compte grâce à nos experts, pour seulement 29,90 € par trimestre ! » C’est payant, maintenant, de percevoir ses droits ?
Ben non.
Mais là, oui.
C’est que, depuis la marche forcée vers le numérique et la saignée des services publics qui va avec, ce genre de sites – privés, vous l’avez compris – font florès. Simulent (gratuitement) vos aides à percevoir, puis proposent de s’occuper de « la paperasse » - contre paiement, évidemment. Mes-allocs.fr est même classée dans la catégorie « start-up d’inclusion et de lien social » par la BPI et France Digitale ! Quand elle fait payer les services que l’état ne rend plus gratuitement ! Et les exemples se multiplient, sur le même créneau : Wizbii, qui a créé la plateforme du plan gouvernemental « 1 jeune – 1 solution », prélève tous les mois 4 % des aides de ses clients (on n’ose plus dire « usagers »).
« C’est une rente sur le dos des usagers ! » Joran Le Gall, président de l’Association nationale des assistants de service social, s’est lui fendu d’un courrier au ministre de la Santé, à la Défenseure des droits, à la CNAM, et bien d’autres administrations, pour les interpeller sur la situation. « On ne devrait pas pouvoir faire de l’argent sur le dos des personnes pauvres et de la Sécurité sociale », écrit-il encore.

Jusqu’où ira-t-on, ainsi ?
Quel sera le prochain chantier de transformation numérique forcée ? « Cette crise constitue une opportunité pour interroger la classe en tant qu’espace physique », lâchait une note du ministère de l’éducation, à l’été 2020 : profitons de « l’opportunité » pour généraliser l’enseignement via l’écran, en somme. Trois mois plus tard, Pascal Bringer siégeait, l’air de rien, aux « États généraux du numérique pour l’Éducation » voulus par le gouvernement. Pascal Bringer, c’est le président de l’Afinef, l’Association française des industriels du numérique de l’éducation et de la formation, lobby patronal en lien avec Orange et Bouygues. Et qu’importe si la Finlande, à la pointe des classements internationaux sur l’éducation, n’a pas misé un sou sur le numérique pour y parvenir. Qu’importe si, en Italie, les établissements qui affichent les meilleurs résultats sont ceux qui utilisent le moins le numérique - les fameuses études Pisa montraient d’ailleurs, en 2015, que plus un pays utilise le numérique à l’école et moins bons sont ses résultats scolaires.

 « L’humiliation et la colère »

Qu’on résume : « Entreprise depuis 1998 par tous les gouvernements successifs, la dématérialisation généralisée des services publics, à marche forcée, pour 2022 laisse sur le bord de la route trois Français sur cinq. » C’est le Sénat, là encore, qui le dit. Et tout cela, donc, « fait courir le risque d’un affaiblissement de la participation démocratique, dans toutes ses dimensions » - dixit la Défenseure des droits.

Les gens laissés sur le bord de la route,
c’est Valérie, c’est Gabriel, Joëlle, c’est Marie, madame Petitot et monsieur Crouma, ce sont les jeunes « invisibles et honteux » que rencontre Christine. Ils sont nombreux. Et il n’y a pas que les démarches administratives, qu’ils traînent comme un boulet. « Ce n’est pas que ça, ça ne doit pas être que ça, prévenaient Alexandre et Charlotte, d’Emmaüs connect. Parce que le divertissement, la respiration, les rencontres, ça passe aussi beaucoup par le numérique, aujourd’hui. Les gens déconnectés, ils ne devraient que faire des attestations Pôle emploi, quand nous, on a droit à tout le reste ? »
Ils sont nombreux, mais invisibles. « On ne les voit pas, car ils mettent en place des mécanismes de défense hyper sophistiqués, comme les gens qui ne savent pas lire, illustre Alexandre. Tous ces gens-là, quand ils avaient une personne en face d’elles, ça allait, c’était facile de demander quelque chose. Là, le numérique, c’est une cause de plus dans la pyramide de problèmes qui écrase les gens : on n’a pas d’interlocuteurs humains. Leur vie se complique de plus en plus. »

Même le récent rapport sénatorial sort de son verbe habituellement feutré, comme un avertissement : dans la population, à cause de la fracture numérique, « l’humiliation vire parfois à la colère ».
Et enfin, et surtout : est-ce vraiment ça qu’on veut ? Toujours moins de services, moins d’interlocuteurs humains, mais toujours plus de machines, de répondeurs automatiques quand on s’inquiète pour nos proches, de smartphones et d’écrans à qui faire semblant de parler ?
Qui l’a choisi, ce projet de société ?
Personne : on nous l’impose, puisqu’il n’est un progrès ni économique, ni humain.
Alors, à nous, si on aspire à autre chose, de nous dresser contre.
De ne pas laisser le pouvoir aux machines et à leurs maîtres.