n° 97  

Les "trahisons" à la Nation

Par Cyril Pocréaux , François Ruffin |

Première publication avant mise à jour le 15 février 2021
Il la clame, sa « fierté », Emmanuel Macron : le rachat par EDF de la branche nucléaire de General Electric, annoncé ce 31 mai, est « un grand pas pour notre souveraineté énergétique ». Décidément : il ose tout. Ne connaît aucune honte. Car qui a dépecé, voilà dix ans, en 2014, le groupe Alstom pour le brader à l’américain General Electric ? Emmanuel Macron, alors qu’il était à Bercy. Ces fameuses et indispensables turbines Arabelle et le lot auquel elles appartiennent, il les rachète un milliard d’euros : le double du prix auquel il les a cédés. Bien joué, le Mozart de la finance ! Chapeau, le champion de notre souveraineté énergétique ! Derrière les paillettes des belles annonces, Macron, même quand il prend conscience de ses fautes dix ans trop tard, est un symbole : celui de ces élites qui braquent la France, d’une République des traîtres, d’une souveraineté perdue. On vous racontait déjà tout ça dans le Fakir n° 97.

« L’élite économique s’est mondialisée », pleurniche Macron. Et de pointer, même, une « trahison de la Nation »... comme s’il n’en était pas lui‑même l’incarnation ! Mais son parcours, de pantoufleur et rétro‑pantoufleur, est devenu une quasi‑norme parmi nos dirigeants. Qui changent de maillot dans un grand mercato de la finance, et emportent dans leur short des bouts du pays...


C’est Emmanuel Macron qui le dit : « Il y a une immense trahison des clercs dans ce malaise français que j’évoquais. Beaucoup d’intellectuels n’ont pas su penser un avenir français durant ces décennies de crises, l’élite économique s’est mondialisée, ce qui aurait pu être une excellente chose si cela avait consisté à aller tirer le meilleur de l’étranger pour le ramener chez nous. Sauf qu’elle est partie ! Elle s’est nomadisée, elle est devenue de nulle part. »
Il ose tout, décidément.
Tout.
L’« élite mondialisée », il en est le porte‑drapeau. La « trahison de la Nation », il en est l’incarnation. Lui, le pantoufleur et rétro‑pantoufleur, l’énarque qui a fréquenté, durant deux années, les « Young Leaders » de la « French American Foundation », une gentille asso « réservée aux jeunes à fort potentiel de leadership et appelés à jouer un rôle important dans leur pays et dans les relations franco-américaines », là pour repérer, attirer, réseauter les amis de Washington, deux années de séminaire pour assurer, s’il en était encore besoin, chez nos dirigeants, un conformisme de la pensée : atlantiste, libre‑échangiste. Lui, le membre du groupe Bilderberg, ce club, confidentiel, qui réunit chaque année une centaine de personnalités des affaires, de la politique, des médias. Nul « gouvernement secret », non, juste une courroie de transmission, une de plus, pour diffuser la même pensée, atlantiste, libre‑échangiste. Pour que, à l’abri des regards et des caméras, les élites globalisées se parlent franchement, règlent leurs montres quant à la marche du monde. Pour que se renforcent, toujours, les « réseaux d’interconnexion », cet autre capital de l’oligarchie.

Lui qui, comme rapporteur de la Commission Attali, devint le familier de ces élites, Serge Weinberg, proche de Pinault et alors PDG d’Accor, Peter Brabeck‑Letmathe, PDG de Nestlé, Franco Bassanini, ex‑ministre italien pour la réforme de l’État, Claude Bébéar, PDG d’Axa et président de l’Institut Montaigne, Stéphane Boujnah, directeur général de la Banco Santander France, etc., etc., Jacques Attali bien sûr, autant de forces qui font rimer croissance et finance, qui poussent dans le même sens : atlantiste, libre‑échangiste. Lui qui, comme banquier chez Rothschild, jouait au lego avec les multinationales, aidant la firme suisse Nestlé à racheter un bout de l’américain Pfizer, défendant les intérêts de Lagardère. Un rôle qu’il a poursuivi, depuis l’Élysée, comme secrétaire général adjoint de François Hollande : là, il négocie, encore pour Lagardère, la cession des parts d’EADS ! Mais cette fois au nom de l’État. Un « deal » que l’industriel en question trouve « formidable » ! Lui qui, comme ministre de l’Économie, a encouragé General Electric à dévorer Alstom, déroulant le tapis rouge, servez‑vous parmi nos fleurons, son conseiller industrie devenant même le directeur France de GE ! Et idem pour Alcatel, bouffé par Nokia. Et Technip, leader dans son secteur, racheté par un concurrent, avec la complaisance du ministre à Bercy. Un Macron plus enclin, alors, à se montrer au salon des high‑tech à Las Vegas, à fréquenter le milliardaire Peter Thiel, à déjeuner à New‑York avec son « ami » Xavier Niel, qu’à défendre la fabrique de barquettes en aluminium à Saint‑Vincent‑de‑Mercuze. Un Macron candidat, largement financé par la City de Londres et le paradis fiscal Suisse...

Lui qui, depuis quatre ans, n’est pas seulement « le Président des riches », mais aussi, surtout, « le Président des firmes », si fier de recevoir le Gotha des Gafam avec le tapis rouge à Versailles. Lui qui ouvre les salons de l’Élysée au Dolder, le lobby des vingt‑cinq plus puissants labos pharmaceutiques mondiaux. Lui qui, à l’Élysée toujours, fait défiler les ministres devant les dirigeants de BlackRock, lui qui fait examiner, noter, les réformes en cours, des retraites, du chômage, par ce fonds, lui qui remet au remet a son directeur France la Légion d’honneur… Lui qui, en pleine pandémie, malgré ses belles phrases, « déléguer notre alimentation, notre protection, notre capacité à soigner, notre cadre de vie au fond, à d’autres, est une folie », signe encore à tour de bras des accords de libre‑échange, avec Singapour, avec le Vietnam, et bientôt le Mercosur, avec le Mexique, le Brésil…
Et il ose.
Il ose.
Après tout ça.
Il ose nous jouer la « souveraineté ».
La révolte contre « l’élite mondialisée  ».
Cul et chemise qu’il est, avec elle.
Pire, même, confondu avec elle, pleinement intégré à elle.
J’en étais là, de mes colériques réflexions, en arrivant à Fakir, ce jour‑là. Au dernier étage, les bouquins en service presse font des piles sur mon bureau. Et je tombe sur ce pavé, de chez
Plon, couverture noire, titre rouge : Ces Français au service de l’étranger. Affairisme, mélange des
genres ou naïveté : quand notre élite oublie la France
. Coïncidence. J’ai cherché une section « Macron », fidèle à mon obsession, y avait pas. Le jeune journaliste, auteur de l’enquête, Clément Fayol, révélait plutôt la partie émergée de l’iceberg, moins les grands noms que les traîtres ordinaires, méconnus, banals, loin des projecteurs.

Entretien.

Fakir : Les Français au service de l’étranger : comment tu en es venu à t’intéresser à ça ?

Clément Fayol : Mon travail de journaliste, c’est de décrypter, comprendre les réseaux. Pour moi, un réseau, c’est comme un pipeline : il faut réussir à voir que chaque personnalité est un morceau du tuyau, et comprendre ce qu’on fait passer dedans une fois que tout est assemblé. Et ici, la matière, ce sont des services rendus à des intérêts étrangers. Une fois que toutes les pièces sont assemblées, on s’aperçoit qu’on a des acteurs français qui servent, en effet, des intérêts étrangers.

Fakir : Et notamment nos élites.

C.F. : Avec nos élites… qui d’ailleurs ne se comportent plus comme des élites, mais comme des privilégiés qui défendent leur intérêt, et non l’intérêt général… Avec nos élites, il y a un double souci. D’abord, elles ont été armées par nous, par notre pays, culturellement, par leur héritage, par le système éducatif français, donc par nos impôts, et finalement, ces hauts fonctionnaires, directeurs de cabinet, présidents de commission, élus, en quittant leurs fonctions officielles dès qu’ils le peuvent, ils ne servent plus la France. C’est une perte sèche : on a besoin d’eux, de ces cadres. Mais en plus, ils se mettent au service de concurrents, d’adversaires, d’intérêts nébuleux. Dans la finance, il faut voir le nombre de Français qui travaillent dans les établissements américains : en face, chez nous, en cas d’affrontement, il n’y a plus personne.

Fakir : Ce que tu décris dans ton livre est systémique. Comment ça se met en place, ce transfert d’intérêts vers l’étranger ?

C.F. : D’abord, parce que ces gens le peuvent.
Pour intéresser Goldman Sachs ou Huaweï, il faut le CV pour. Après, il y a aussi une question d’ego, de frustration : quand ils voient leurs copains d’école gagner cinq ou dix fois plus qu’eux dans le privé, qu’ils ont un sentiment de déclassement par rapport à eux, et qu’on leur fait une proposition, ils y vont. Les élites françaises se fréquentent, se voient, se comparent… Le diplomate qui vit à la campagne seul et écrit ses bouquins, c’est fini.

Fakir : Ce n’est pas une histoire de compétences…

C.F. : Non. Même s’ils pensent que c’est pour leur intelligence, et les anciens politiques y compris, les membres de notre élite ne sont pas recrutés pour leur capacité à mener un brillant plaidoyer, à bien négocier. Ça, plein de gens le font mieux qu’eux ! Non : ils sont choisis pour leur carnet d’adresses. Le raisonnement, c’est : à quoi bon se payer du lobbying si on peut se payer quelqu’un qui est proche du décideur ? Un ancien ministre, un ancien chef de cabinet… Ils achètent un nom qui va être leur relais d’influence dans l’establishment, un vecteur de propagande. La Chine, c’est Raffarin, par exemple. Ça permet de transmettre des messages. Huawei veut faire sauter les verrous sécuritaires qui encadrent la téléphonie. Ils prennent Borloo,
puis Le Guen, des gens proches du décideur final. C’est du blanchiment d’intérêts, en fait. Pour un chef d’État africain, difficile de refuser un rendez‑vous à Nicolas Sarkozy. Et s’il vient avec les intérêts commerciaux d’une entreprise sous le bras, bon, ben…

Fakir : Mais il n’y a pas que des anciens présidents ou ministres.

C.F. : Non, et je veux insister là‑dessus, avec mon livre. Il y a une élite, des hauts fonctionnaires passés dans le privé, des gens qui sortent des grandes écoles. C’est ce que Julien Benda explique dans La trahison des clercs. Je ne l’ai pas mis dans le livre, mais il dit, en gros, que la vraie trahison des clercs intervient quand ils considèrent qu’ils ne doivent pas s’adapter au monde, mais trouver des solutions pour que le monde change pour eux.

Fakir : Comment ils le vivent, intimement, humainement, le fait de servir d’autres intérêts que ceux des Français ? Ils se confient à ce sujet ?

C.F. : Ce qui me frappe le plus, c’est qu’ils n’y voient pas de problème. Aucun. « Ma mission est terminée, j’ai rendu les années que je devais, j’ai fait ma clause de neuf ans après l’ENA, donc je m’en vais. » Et ils entament leur pantouflage. C’est purement mercantile. Ils ne voient même pas le mal, ne s’en rendent pas compte. Dans ces cercles, c’est même bien vu, avec une hiérarchie dans le prestige des pays que tu sers – les États‑Unis sont en tête de liste. D’ailleurs, quand je les interviewais pour le livre, ils ne voyaient aucun problème à me parler de leurs salaires, combien ils gagnaient à travailler pour les Chinois. Ce n’est que quand le livre est sorti, qu’ils ont reçu des messages étonnés de la part de tiers, qu’ils ont réalisé qu’ils en avaient trop dit. Là, ce furent des coups de fil dans les rédactions pour dire de ne plus me faire travailler, les messages anonymes : « On sait où tu étais hier... »

Fakir : Et les élus, les politiques ?

C.F. : C’est le même phénomène qui touche les élus. Moi, je compare ça au foot : y a un grand mercato, mais plus d’équipes nationales.

Fakir : De grands clubs, qui sont des grands groupes multinationaux, mais plus d’équipe de France, en somme.

C.F. : C’est ça. À ce sujet, un des personnages qui m’a le plus surpris, c’est Xavier Rolet, un ancien militaire français, commandant, chevalier de la Légion d’honneur, passé ensuite chez Lehman Brothers, Goldman Sachs… Je m’étonne qu’il se mette, lui, au service de grandes firmes étrangères. Il me dit « le nationalisme européen a fait 100 millions de morts pendant le siècle dernier ». Là, je me dis non, c’est pas possible. Qu’il ne vienne pas me dire que les millions qu’il fait gagner à sa boîte russe, géant des produits phytosanitaires, il fait ça pour le bien de l’humanité. J’attendais pas qu’il me parle de la paix dans le monde pour se justifier ! Ça m’a agacé. Mais en fait, c’est comme si tout le monde avait intégré les règles du jeu, de cette concurrence et de cette compétition, sauf nous, en France.

Fakir : C’est‑à‑dire ?

C.F. : Quand un cabinet anglo‑saxon veut prendre des parts dans une entreprise française, il dîne avec quelqu’un de Bercy, qui lui présente un autre décideur, et ils obtiennent des parts. Quitte à enrober tout ça avec des « directeurs France », avec des visages de l’intelligentsia française, pour que ça passe mieux, comme dans le cas d’Alstom avec Clara Gaymard. Ils ont compris ces règles. D’autres pays mettent en place des lois, comme en Russie ou en Chine, drastiques, répressives, contre leurs élites une fois qu’elles ne servent plus le pays. Je ne prône pas ce type de régime, mais ils ont des règles, ils défendent leurs intérêts. Aux États‑Unis, pas de lois pour interdire de passer du public au privé mais, grosso modo, et même s’il peut y avoir des problèmes de conflits d’intérêts, tous vont dans le même sens, public comme privé, dans une espèce de défense des intérêts nationaux. Une espèce de Team America. Le Département de la Justice y veille… Mais chez nous, non. Nous n’avons pas d’écosystème des intérêts français qui existe. Et il n’y a pas chez les élites françaises de common decency, de mesure commune et partagée. Un diplomate m’a dit, un jour, « ils sont nés avant la honte ».

Fakir : Peut‑être aussi parce que, le peuple, ils en sont déconnectés.

C.F. : En tout cas, ils ne savent plus quels intérêts ils défendent. On l’a vu en 2016 avec Alexis Kohler, futur secrétaire général de l’Élysée, alors conseiller d’Emmanuel Macron à Bercy. À cette époque, sur un coup de tête, et sous l’influence d’un PDG américanophile, il permet à une boîte américaine deux fois plus petite de fusionner avec Technip, un fleuron français du pétrole, groupe coté au CAC40 ! Des milliers d’emplois étaient en jeu. Il ouvre la porte à un bain de sang social, au vol des brevets français. Il n’a rien compris au dossier, qui est pour beaucoup encore plus grave que celui d’Alstom. Ses conseillers étaient éberlués : il a balayé d’un revers de main les garanties exigées par les hauts fonctionnaires. Comble de l’absurde, il accepte l’installation du siège social à Londres, un mois avant le vote sur le Brexit. « À lui seul, il a fait perdre la partie aux Français », m’a expliqué un témoin. Un autre m’a confié que « tout s’est joué sur un coup de tête de Kohler, persuadé qu’il a mieux compris que tout le monde un dossier en à peine deux heures, pour un résultat catastrophique ». Et en plus il en est fier ! Pendant la campagne, il conseille même à Macron d’utiliser cet exemple comme un modèle de souveraineté économique !

Fakir : Alors qu’au final, c’est ça : une souveraineté perdue. On l’a vu dans d’autres dossiers, on le voit dans le sanitaire en ce moment.

C.F. : Mais eux ne voient pas le problème. Je crois qu’à ce stade, la rupture entre peuple et élites est tellement consommée que ce n’est pas envers nous que ces dernières se sentent redevables, mais envers leurs amis, américains, anglais, qataris.

Extrait : Jouyet et les pantoufleurs

« Il n’a pas de nom, pas de visage, pas de parti, il ne présentera jamais sa candidature, il ne sera donc pas élu, et pourtant il gouverne. Cet adversaire, c’est le monde de la finance. » François Hollande ne peut pas avoir plus tort, car, à l’inverse de ce qu’il avait déclaré en 2012, la finance a bien des visages.

À y regarder de plus près, c’est même l’obsession des dirigeants de grandes structures qui cherchent des personnalités rassurantes pour défendre les intérêts de leurs sociétés. Les candidats ne manquent pas. Ainsi, en France, les filiales des grands établissements financiers sont confiées à des élites issues du monde de l’entreprise ou de l’administration. Et les cas sont légions. Jean‑Pierre Jouyet, ambassadeur de France auprès de l’OCDE et ancien secrétaire général de l’Élysée, a fait une brève incursion dans le privé au cours des années 2000, quittant la direction du Trésor pour prendre la tête de Barclays France avant de retourner dans le public à l’Inspection générale des Finances. En 2012, l’ancien secrétaire général du ministère des Affaires étrangères, Gérard Errera, est devenu de son côté le président de la branche française du fonds d’investissement américain Blackstone. Un contact qui travaillait pour des intérêts étrangers m’a confié par ailleurs le souvenir vivace d’une réunion avec David Azéma, ancien de l’Agence des participations de l’État, au moment où le dossier de rachat d’Alstom par General Electric était au cœur de l’actualité. […] « Et puis j’ai appris qu’il s’était reconverti dans le privé en entrant à Bank of America et Merrill Lynch. Coïncidence, c’est cette banque qui avait été choisie comme adviser pour Alstom. »

Extrait : Cirelli et les réseaux BlackRock

Qui est Jean-François Cirelli ? L’ancien conseiller économique de Jacques Chirac à l’Élysée. L’ancien directeur de cabinet adjoint de Jean‑Pierre Raffarin à Matignon. Un chiraquien pur sucre, donc. Fort de ses réseaux à droite, il a pris la tête de Gaz de France et y est resté jusqu’à la fusion GDF Suez dont il fut vice‑ président. En 2016, les jours de François Hollande sont comptés à la présidence, et les réseaux de droite s’organisent. On dit beaucoup qu’Alain Juppé, chiraquien s’il en est, a ses chances. Jean‑François Cirelli est alors recruté à la tête de BlackRock France. Le groupe financier américain a eu du nez, mais aussi un peu de chance. En misant sur un membre éminent de l’élite financière au carnet d’adresses politisé, le pari n’était pas risqué mais aurait pu être perdant. De fait, Alain Juppé perd les primaires de la droite et Cirelli n’est pas fillonniste.

Mais Emmanuel Macron gagne la présidentielle et veut ouvrir à droite. Il s’allie avec les lieutenants de la chiraquie, proches d’Alain Juppé, dont Édouard Philippe qu’il nomme Premier ministre. Mais aussi Jean‑ Paul Delevoye, haut‑commissaire chargé de la réforme des retraites qui a été ministre du gouvernement de Jean‑Pierre Raffarin en 2002. Aussi, quand Édouard Philippe met Jean‑François Cirelli sur son contingent de récompenses de Légion d’honneur, c’est tout ce réseau chiraquien – réacteur du pouvoir exécutif pendant l’ère Édouard Philippe – qui est mis en lumière. […] Pour BlackRock, dont le patron est régulièrement sollicité par l’Élysée, inutile de manigancer pour influencer la politique du gouvernement quand, à la tête de l’État, d’anciens camarades militants du patron de leur filiale sont en nombre. Il y a communion d’idées. […] Une influence qui dépasse largement l’intervention ponctuelle ou les visites du soir. À quoi bon s’épuiser à faire entendre sa partition aux décideurs quand il suffit d’en attirer un de poids ?

Extrait : Proglio et le nucléaire russe

La motivation patriotique rappelle une déclaration de Bernard Squarcini, l’ancien patron de la surveillance intérieure. En 2010, alors qu’il était tout en haut de nos institutions, il s’érigeait en témoin de moralité d’Alexandre Djouhri : […] « Djouhri sert notre pays et le bleu-blanc-rouge. Bien sûr, il fait des affaires pour lui, mais il en fait profiter le drapeau… » Dix ans plus tard, Alexandre Djouhri est au cœur des procédures judicaires concernant les soupçons de financement libyen de la campagne présidentielle de Nicolas Sarkozy. […] On a connu plus flagrant comme service du drapeau.

Bien que caricatural dans ce cas, ce type de discours est répandu dans certains milieux d’affaires de droite qui n’assument pas l’approche purement pécuniaire de leur vie professionnelle. Aux antipodes du monde de la finance qui s’est, en apparence, affranchi des intérêts nationaux, cette profession de foi patriotique oblige à bien des contorsions. Anciens espions reconvertis dans la vente d’armes, militaires dans la sécurité privée ou la formation de forces armées, mais aussi ex‑capitaines d’industrie, beaucoup campent sur une position profrançaise affirmée en toutes circonstances. Comme si l’évolution de leur compte en banque était un atout pour notre pays. « La France crève de ces personnes qui se reconvertissent, qui se goinfrent, font semblant de servir la République et qui, sous couvert du drapeau français, deviennent agents ou intermédiaires, grince un ancien de Bercy. Elles se gargarisent de servir les intérêts du pays alors que c’est pour elles. À l’étranger, on a perdu beaucoup de prestige à cause de ces profils. C’est pire que ceux qui travaillent directement pour des groupes étrangers. » […] la logique s’applique aussi à certains grands patrons. Hier défenseurs acharnés de l’industrie française, ils adaptent leur discours politique à leurs nouvelles réalités. Henri Proglio, par exemple, qui fut patron de Veolia puis d’EDF, est désormais conseiller de l’agence atomique russe Rosatom.

Extrait : Trichet et la honte française

« I’m not a Frenchman », avait décoché, comme un argument de campagne, Jean‑Claude Trichet en 2007. Il était alors auditionné par la Commission des affaires économiques et monétaires du Parlement européen pour le renouvellement de son mandat de directeur de la Banque centrale européenne. Une décennie plus tard, plusieurs jeunes diplômés de l’ENA me renvoient à cet épisode, qu’ils voient comme le symptôme du rapport des hauts fonctionnaires à la France. « Quand nous arrivons à l’ENA, il y a un déclic, une sécession par rapport au pays, que l’on regarde de haut comme si nous n’en faisions plus partie. Et cette mentalité se perçoit à l’étranger, lorsque Trichet dit qu’il n’est pas un Frenchman ou Emmanuel Macron, au Danemark, que nous sommes un peuple de Gaulois réfractaires au changement. C’est le syndrome d’Alain Peyrefitte qui, dans son Mal français, a décrit les Français comme un peuple d’inventeurs indisciplinés qui se révoltent. Un sentiment très présent chez les Français des organisations internationales, et notamment de l’Union européenne : il faut se dissocier, montrer que l’on n’a pas les défauts de la France », raconte la jeune énarque citée plus haut.

Extrait : Gros et les secrets de la DGSI

Sébastien Gros a 39 ans. Diplômé de Sciences Po Toulouse et la Sorbonne, pendant douze ans il fait partie de la garde rapprochée de Manuel Valls. D’abord à Évry, puis comme chef de cabinet au ministère de l’Intérieur, enfin à Matignon, suivant la montée en puissance de son mentor au fil du quinquennat de François Hollande. Mais, contrairement à Manuel Valls, lui n’explose pas en vol en 2017, puisque ses arrières sont couverts depuis 2015. […] De l’eau coule sous les ponts. Quand, en septembre 2019, un nouveau pas est franchi. Un entrefilet sur le site des anciens de Sciences Po Toulouse pointe un changement de direction. Dans les « nouvelles des diplômés », on apprend que Sébastien Gros rejoint Apple France en tant que « Head of government affairs (responsable des relations avec le gouvernement) ». De Matignon à lobbyiste en chef, en somme. […] Il paraît donc évident que ce sont ses anciennes fonctions au cabinet du ministre de l’Intérieur puis à Matignon, ainsi que la préfectorale, qui sont recherchées. Lorsqu’un chef de cabinet arrive, il est briefé sur les questions de sécurité numérique et informatique. Ensuite, quotidiennement, il acquiert une connaissance de première main dans le domaine et sa gestion par les institutions. De quoi permettre aux entreprises ayant des enjeux de lobbying de gagner un temps précieux, ce qui n’a rien d’illégal. « Qu’est-ce qu’Apple lui trouve, à votre avis ? Il était personnellement référent de l’Intérieur et de la sécurité auprès de Valls, ce qui fait partie de la mission de chef cab. Il a fait les briefs de sécu de la DGSI et de la DGSE. On lui a forcément expliqué, par exemple, comme à nous quand nous avons pris des fonctions, de ne pas parler sur du matériel Apple, mais lui, il finit là-bas. Sécurité télécoms, données personnelles, il a fait le tour de la question lorsqu’il était en poste », commente un chef de cabinet du même quinquennat.