Un champ d’éoliennes allait empêcher les chauves-souris de forniquer dans le bois voisin, et ça foutait le voisinage en rogne. Du coup, on s’est demandé ce qui clochait dans le monde des énergies renouvelables. Jusqu’à découvrir qu’en guise de projet, nos élites préfèrent dérouler le tapis rouge aux grands groupes. Et brasser, encore et encore, du vent.
Les voleurs de vent
Partouzes dans les bois
Joux (Rhône), 12 juillet 2023
« Ils ont pensé : "C’est des paysans, ils savent pas lire, on va sortir le carnet de chèques et leur marcher dessus". Manque de pot, ils sont tombés sur un os... » Jean-Christophe, je l’avais déjà rencontré l’été dernier, dans son corps de ferme perdu au milieu de la forêt de sapins, à flanc de crête, dans le Rhône. Cet été, j’étais repassé le voir. Il sourit, en coin, mais pas trop non plus. « S’ils viennent chez nous, c’est parce que c’est très rural, et pauvre. Pour eux, c’est plus facile de s’imposer ici plutôt qu’en bas, plus près de Lyon, où le niveau social est plus élevé. Mais ici, il y a des paysans, des éleveurs, un banquier à la retraite, des artistes. On sait tous lire. On n’est pas des décérébrés. » L’objet de sa colère, c’est le projet dit des Monts d’Éole, un parc de six éoliennes qui doit s’installer près de chez lui. Il est las, Jean-Christophe, comme ses camarades de lutte et les associations de riverains. Malgré l’avis défavorable de l’enquête d’utilité publique, les deux nouvelles préfètes nommées en début d’année viennent de donner leur accord au projet. Alors depuis le début de l’été, il épluche les milliers de pages du dossier, pour débusquer des incohérences dans les rapports d’étude sur l’impact environnemental, repérer les atteintes à l’environnement passées sous silence, les espèces de chauve-souris menacées, jusqu’à quinze heures par jour. « Je dors plus à cause de ça. Tu vois, cette nuit je me suis levé à 1h30 pour travailler jusqu’à 4h30. Et là, il est quoi, 15h ? J’ai déjà sept ou huit heures de boulot derrière moi. Ça m’affecte beaucoup, cette histoire.
— Il faut pas y toucher, à tes chauves-souris, hein ?
— Elles sont chouettes, je les adore ! Tu savais que vers la fin de l’été, elles font des regroupements sociaux pour copuler ? On appelle ça le "swarming", des grandes partouzes dans les bois ! Mais si on coupe les arbres à ce moment-là, comme ils ont prévu de le faire, y’en aura plus, de swarming, donc plus de chauves-souris. »
C’est un paradoxe, qui m’interpelle depuis un moment, déjà, et dans lequel m’a replongé Jean-Christophe. Parce que, spontanément, les éoliennes : on est pour. Il faut y venir, au renouvelable, le développer, accélérer, si on veut décarboner notre production électrique, et notre consommation énergétique plus largement. Éviter le mur climatique – ou plutôt, au point où en on est, ne pas se le prendre trop frontalement. Atteindre une production d’énergie totalement décarbonée en 2050 – c’est la promesse de la France dans sa Stratégie nationale bas carbone. Et la population y est favorable, largement : 71 % des gens souhaitent leur déploiement, d’après une enquête de Que Choisir, en 2021. Et ce taux monte à 80%, même, parmi les personnes ayant leur résidence (principale ou secondaire) à moins de 10 km d’un parc éolien. Mais, en bien des endroits, localement, ça coince : les projets soulèvent des désaccords, de l’hostilité franche, parfois. On s’organise, monte des associations, interpelle le préfet, dépose des recours. Pourquoi ? Il y a, c’est vrai, les oiseaux tués par les pales alors qu’ils n’ont pas besoin de ça pour voir leur nombre chuter (sept par an et par éolienne, selon Geoffroy Marx, de la Ligue pour la protection des oiseaux, soit entre 6 et 10 000 par an), les espèces qu’on dérange, comme les chauves-souris de Jean-Christophe, pas question de le nier, ici, l’emprise du béton au sol, la dégradation des paysages, le bruit. Et ça pèserait dans mon discours, peut-être, si une éolienne venait s’installer sous mon nez. Mais en miroir, le gain, pour la planète comme pour les gens, me semble énorme – avec l’éolien comme avec le solaire, bien sûr, on englobe les deux, ici. Une électricité quasiment décarbonée, beaucoup moins chère que le nucléaire (en mars 2022, le prix du MWh était de 60 euros pour l’éolien terrestre, contre près de 110 euros pour l’EPR de Flamanville, selon la Cour des comptes), renouvelable, qui assure notre indépendance énergétique. « En France, on passe d’un mode de production de l’énergie hyper-concentré en quelques points sur le territoire, essentiellement les centrales nucléaires, à une production qui se déconcentre » nous confiait un ingénieur du secteur. « Du coup, ça se voit plus dans le paysage. Mais on oublie parfois que dans le Morvan, les forêts servaient à faire du charbon de bois. » Mais quand même : ça restait un mystère, pour moi...
Le roi de la nitroglycérine
Vienne-en-Bessin, Calvados, 25 juillet 2023
Au bout d’une impasse, à la sortie du village, Christophe Triboulet m’attend de pied ferme. Ici et là, dans le village, autour de l’église du XIe, les pancartes fleurissent, sur les palissades : « Non aux éoliennes ! » « J’ai emménagé dans ce moulin à eau en 1986, et un an plus tard je produisais ma propre électricité. En 2007, j’ai fait poser des panneaux photovoltaïques. Alors les énergies renouvelables, je ne suis pas contre : ça fait plus de 35 ans que je les touche du doigt ! » Pourquoi, alors ? Il y a la visibilité, bien sûr, pour les voisins. Mais Christophe évoque un autre point. « Tout ça, c’est qu’une histoire d’argent », il peste. « Tout ce qu’ils veulent, c’est faire du fric, des dividendes. Les marchands d’éoliennes comme Vensolair ne viennent pas ici par hasard. Leurs commerciaux ont tous une carte de ce genre, où sont délimitées les zones à plus de 500 mètres des habitations. Regarde, c’est tout ce qui est en bleu... » Sur la plaquette commerciale du promoteur,
Christophe me montre une grande croix, ces endroits où sont autorisées les installations, entre le Manoir, Vienne-en-Bessin, Sommervieu, Ryes et Bazenville.
« Les mecs font du porte-à-porte à toutes les mairies éligibles pour proposer une simple étude de faisabilité. Au Manoir, le maire s’est laissé endormir par un commercial efficace. Ils ont réussi à l’appâter avec de l’argent. Ils se donnent du mal, avec les jolies plaquettes, l’antenne de comptage, etc. Une fois le projet vendu, ils vont lancer un appel d’offres ou faire travailler des groupes étrangers comme Iberdrola ou General Electric. Ce sont juste des vendeurs de salade ou de soupe, ou de ce que tu veux. Ils arrosent tout le monde pour arriver à s’implanter. » Ce point m’éclaire un peu, moi, le béotien : le manque de retombées locales. De concertation locale. Et on ne pourra pas suspecter Christophe d’avoir le profil du militant écolo. « Moi, pourtant, je suis un capitaliste. J’ai monté des sociétés dans la restauration, l’immobilier, les fruits et légumes, le forage d’eau… Mais j’estime que l’humain a quand même sa place. Et là, l’humain, on n’en a rien à faire. » Un manque de débats, de projets menés de concert, impliquant les citoyens. Des profits qui partent on ne sait où, alors que l’énergie est produite localement. Sur les éoliennes « bien sûr, il peut y avoir des oppositions », explique Anne Debrégeas, économiste de l’énergie (voir notre entretien pages 16-17). « Mais parfois, les habitants ont le sentiment qu’un projet ne va rien leur apporter. À Saint-Brieuc, par exemple, une entreprise locale candidatait. Le marché a été donné à Iberdrola, une grosse entreprise espagnole... »
Jean-Christophe, aux Monts d’Éole, avait fini par en arriver à la même conclusion, lui aussi, finalement. Bien sûr, il y a les « tourbières », les « zones humides ». Mais bon, « c’est pas d’avoir une éolienne en face de ma fenêtre – ça, je m’en fous, mes tilleuls vont me cacher la vue ». Ce qui le fout en rogne, par-dessus tout, c’est de ne pas avoir son mot à dire, sur l’emplacement, la gestion, le devenir d’un parc d’éoliennes. Un sentiment de déclassement démocratique. Et que ce soit un grand groupe, au final, qui rafle la mise. « Ici, c’est Hanwha, un groupe coréen. Et avec les renouvelables, ils se rachètent une virginité environnementale, soupire Jean-Christophe. En 2014, ils ont acheté Samsung General Chemicals, qui fabrique de l’éthylène à partir de la distillation du pétrole. Un truc bien polluant à tous les niveaux. D’ailleurs, ils nous ont dit qu’une fois les éoliennes construites, ils revendraient leurs parts à des fonds de pension. Pendant que ce temps-là, nous on est dans la rue pour défendre nos retraites... » Hanwha Solutions : le patronyme ne vous dit rien, on parie. L’ancien nom de la société, « Korea Explosives », est déjà plus évocateur. Mais la production de nitroglycérine et de dynamite, qui a fait son succès dès les années 50, est loin d’être la seule spécialité du géant sud-coréen. Comme tout conglomérat à plusieurs dizaines de milliards de dollars de chiffre d’affaires annuel, Hanwha s’est diversifié dans à peu près toutes les activités lucratives possibles et imaginables : hydrocarbures, défense, immobilier, bâtiment, hôtellerie, finance, assurance et même aérospatial. Depuis 2010, le groupe a aussi investi massivement dans les énergies renouvelables, d’abord dans le solaire. Et en France, sa filiale Q Energy compte déjà à son actif plusieurs projets éoliens dans le Nord, en Côte-d’Or, dans la Drôme et la Vienne. Mais le mélange des genres ne semble gêner personne, sauf parmi les riverains des trois communes où doivent être implantées les six éoliennes. Jean-Christophe écarte les bras, l’air désabusé. « Le vent, c’est une ressource naturelle, gratuite et locale. Pourquoi l’offrir sur un plateau à un groupe asiatique qui fait dans la pétrochimie, l’armement et les explosifs ? »
Mon mystère s’éclaircit, du coup…
Foutage de gueule
Valsonne, le 15 août
Jean-Christophe m’avait laissé un nom, et un numéro : Alexandre M. J’ai poussé jusqu’à la ferme qu’il retape avec des amis. « Tu prends un café ? » On s’installe sur la terrasse en chantier. Alexandre, « écologue naturaliste », est, en tant qu’expert, chargé de rédiger des études d’impact environnemental pour des grosses boîtes comme Vinci. Il navigue entre deux eaux, donc : écolo, et chargé d’études pour les constructeurs à la fois. En gros il jongle, en permanence, avec les contradictions. « Je m’étais retrouvé à discuter avec des gars d’une filiale d’Eiffage qui faisaient un peu de solaire. Je leur demande : pourquoi vous mettez pas vos panneaux sur les toits des supermarchés ? "Ooh nan, ça nous fait chier, c’est pas assez rentable. Il faudrait reverser de l’argent à Carrefour." Ils préfèrent se mettre à l’arrache dans la forêt juste à côté. Ils vont pas chercher la solution optimale pour le territoire. Globalement, ils font ce qui les arrange, c’est pour leur gueule, pas pour les gens. C’est là où il y a du foutage de gueule, parce qu’ils ne cherchent pas l’intérêt public, mais avant tout à rémunérer des actionnaires. Ça m’énerve pas mal. Par rapport à un projet porté par un territoire, la différence est gigantesque...
— Ça provoque des conflits, du coup.
— Bon attention, parfois, c’est l’inverse : un dossier d’éoliennes est bon, il est censé passer, et il se fait retoquer. Je leur dis, alors : "Déconnez pas, mon client veut faire un projet cohérent, arrêtez de nous faire chier pour un hectare de boisement tout pourri !" Quand il y a de l’intérêt public majeur, le vrai de vrai, un risque d’inondation, d’accord, mais parfois, quand t’écoutes certains riverains, c’est toujours à côté de chez eux que se trouve le plus grand havre de biodiversité du pays. Une forêt de pins Douglas, c’est quand même une zone dégueulasse en termes de biodiversité, artificielle, en fait. C’est l’équivalent d’un champ de maïs, mais en arbres. Sur l’éolien, honnêtement, la destruction pure et dure est très faible. Même s’il y a des oiseaux, l’impact est moindre. Et on ne peut jamais être exhaustif. En revanche, pour le projet des Monts d’Éole, oui, c’est un projet monté de manière déconnectée du territoire. » On doit se réfugier à l’intérieur : le bruit du marteau piqueur des copains d’Alexandre nous rend sourds.
« Justement, je reprends, pourquoi ça ne fonctionne pas comme ça plus souvent ? Je veux dire, en concertation avec les habitants, le territoire...
— En fait, les industriels qui font appel à un gros bureau d’études, ils se sentent très légitimes à monter un projet comme ça, du coup ils bourrinent. D’ailleurs, je ne comprends pas pourquoi il n’y a pas d’organisme public qui fasse les études d’impact. Que ça dépende du domaine privé, dont je fais partie, hein, je trouve ça assez douteux. Enfin bref. En tout cas, sur d’autres projets, plus en local, avec des gens intelligents et pas fourbes, qui pensent à l’intérêt public, ça se passe mieux. »
De fait, les initiatives locales sortent de terre, peu à peu. « Face à l’argument souvent brandi lors des réunions publiques de l’entreprise capitaliste, voire étrangère qui empoche les bénéfices, l’éolien participatif et citoyen se développe » titrait Que Choisir. Du regroupement de particuliers qui financent et installent des panneaux photovoltaïques pour rendre leur village indépendant à la coopérative comme Enercoop (plus de 100.000 clients, dont les deux tiers sont sociétaires) qui produit sa propre énergie renouvelable, les modèles diffèrent, mais avec un même objectif : redevenir maîtres de l’énergie, de la manière de la produire, et de son coût. Le réseau se développe, entre PME et associations locales, mais le chemin reste long : moins de 1 % de l’électricité est produite, en France, par ce genre de projets citoyens. À côté de ça, de grands groupes, de Shell à Total en passant par des fonds de pension, installent ou rachètent à tour de bras, désormais, des parcs d’éoliennes ou de panneaux solaires, voraces, flairant la rentabilité. Voire, avec la crise de l’énergie, rachètent les petites structures elles-mêmes. Les petits poissons vertueux se font bouffer par les gros. Et surtout : si les projets collectifs et associatif se font jour, c’est surtout pour combler le vide béant laissé par l’État en la matière.
" Il y a urgence "
Octobre 2021
« Je m’engage à tenir l’objectif de 32 % en termes d’énergies renouvelables. On doit accélérer les investissements dans ce secteur. » C’était la promesse d’Emmanuel Macron, en 2017, pendant sa première campagne présidentielle. Bilan ? Trois ans plus tard, en 2020, la France était le seul pays de l’Union européenne à ne pas avoir atteint les objectifs fixés en matière de renouvelables (éolien, solaire, hydraulique...), qui fournissaient alors seulement 19 % de sa production. En trois ans, ce taux avait à peine bougé. Et à la fin du premier quinquennat, avec 26 %, la France émarge loin, très loin de pays comme l’Allemagne (45 %) ou l’Espagne (près de 50 %). Et encore, on ne vous parle même pas des pays scandinaves, dont la consommation d’énergie globale est assurée en quasi-totalité par les renouvelables.
On va oser la formule : côté éoliennes, la France n’a pas le vent dans le dos.
Et c’est peu dire. « Le virage de l’éolien terrestre a été raté », regrettent les acteurs du milieu.
Pire : chaque année, entre 2017 et 2020, la capacité des éoliennes installées dans le pays a baissé, d’après Enedis et RTE (l’entreprise qui gère le réseau de transport d’électricité). L’investissement public dans les renouvelables se monte, annuellement, à 7 ou 8 milliards, guère plus. Or, selon son rapport « Futurs énergétiques 2050 » d’octobre 2021, RTE estime que la France doit investir entre 750 à 1000 milliards d’euros d’ici 2050 pour disposer d’un système électrique sans énergies fossiles, et atteindre la neutralité carbone. Bref : à ce rythme, on sera loin du compte.
Xavier Piechaczyk, président de RTE, se faisait d’ailleurs pressant, en remettant son rapport, fin 2021 :
« Atteindre la neutralité carbone est impossible sans un développement significatif des énergies renouvelables », or « c’est au personnel politique élu démocratiquement de choisir les orientations pour le pays, et il y a urgence ». Au printemps dernier, un rapport d’enquête « visant à établir les raisons de la perte de souveraineté et d’indépendance énergétique de la France » était publié par les députés. Que pouvait-on y lire ? Au-delà d’un franc parti pris pro-nucléaire, le rapport éreintait la politique française des vingt dernières années : faible développement des renouvelables, manque de projet industriel cohérent, et de planification. Sur la dépendance à l’approvisionnement à l’étranger, d’abord, dont on mesure les dégâts en période de tensions géopolitiques :
« Le mix énergétique français global a peu évolué », entraînant une « dépendance quasi-totale aux importations d’hydrocarbures », source d’un déficit « commercial considérable, devenu exceptionnel dans la situation de crise ». Et pourquoi l’éolien et les renouvelables patinent ? Parce que si « de nouveaux objectifs émergent », c’est « sans leviers », vu que « les filières industrielles attenantes ne sont que peu développées ». Bref, « le développement des ENR a manqué de bases industrielles ». Et d’appeler à grands cris à une « loi de programmation énergie climat sur trente ans, avec des objectifs climatiques, énergétiques et industriels ainsi que les moyens afférents ».
« Pas de bases industrielles » ?
Tu m’étonnes… Avant de découvrir, à la faveur de la crise du Covid, que l’industrie française s’était fait la malle, avant de se faire le chantre de la ré-industrialisation du pays, de clamer et déclamer à longueur d’interviews que la France devait retrouver ses usines, de nous expliquer à quel point l’industrie pouvait être porteuse de « rupture » et d’« innovation », qu’avait fait Macron ? Qu’avait-il fait depuis 2007, en tant que rapporteur de la commission Attali, puis conseiller de François Hollande, puis ministre de l’Économie, puis Président de la République ? Qu’a-t-il fait, si ce n’est vanter et promouvoir la France start-up nation, une France « fabless », sans usines, sans industrie, vite, qu’on externalise la fabrication à l’autre bout du monde, tout ça c’est crade, c’est sale, pas pour nous ? Que faisait-il, quand il nous expliquait refuser « une vision romantique ou classique de l’approche française » qui « aurait été de dire "c’est une entreprise française, ne laissons personne l’attaquer, bloquons toute fusion" » ? Quand il jugeait que « dans la compétition fiscale mondiale, nous ne sommes pas les mieux placés pour conserver et attirer les sièges sociaux », et poussait dehors Alcatel, fleuron français des Telecom, dont il a encouragé le rachat par les Finlandais de Nokia (et qui allait ensuite s’effondrer) ?
Qu’a-t-il fait, pour en revenir aux éoliennes, quand sombrait FrancÉole ? Ça me ramenait à Longvic, en lisière de Dijon. On s’y était arrêtés, avec Ruffin, en 2019, alertés par les salariés...
L’agonie du vent
Longvic, 29 mars 2019
Tout est immense, ici. Dehors, c’est un hangar grandiose, cent mètres de long, peut-être plus, dix mètres sous le toit, des portions de mâts démesurés, de quatre mètres de diamètre. Même le bureau dans lequel nous reçoivent les salariés, et la direction : on est dix, on pourrait y entrer à deux cents. On se sent tout petits. C’est Gulliver chez les géants : nous voilà au pays des éoliennes. Mais l’affaire a du plomb dans les pales. « On a eu trois redressements judiciaires et on n’a jamais vu personne bouger ! » Imad, les dents serrées, lâche sa colère devant sa direction. Lui et une cinquantaine de collègues fabriquent des mâts d’éoliennes pour FrancÉole, à Longvic, donc. On pourrait croire que les éoliennes vont dans le sens de l’histoire. Mais non. Le seul fabricant français de mâts en acier vit une lente agonie industrielle, ponctuée de sursauts d’espoir. Comme en septembre 2017, quand l’usine est rachetée par Nimbus, un fonds d’investissement néerlandais. Qui promet monts et merveilles : la totalité des emplois préservés, des investissements. La fatalité industrielle semble s’enrayer, l’éolien français n’a pas dit son dernier mot. Mais un an et demi plus tard, rebelote. Nimbus a certes investi, mais seulement 300 000 euros. L’équivalent d’une semaine de production. Le prix d’un seul mât. 1 % du chiffre d’affaires de 2016. « Ça nous a permis de tenir dix-huit mois » soupire Sophie, la directrice, aux côtés de ses salariés. « Notre carnet de commandes est rempli jusqu’en juillet. Après, on n’a plus rien. »
L’État reste muet, et la boîte, 15 % du marché national, meurt dans son coin. Pourquoi ? Parce que « la concurrence ». Parce que des mâts qui coûtent 10 % moins cher viennent d’Espagne ou du Portugal, voire d’Asie du Sud-Est. Soit la direction s’aligne sur ces prix, et produit à perte, soit les commandes lui passent sous le nez. À ce jeu-là, la trésorerie est désormais cramée. Pour les éoliennes, la France ne fabrique aucune pale. La France ne fabrique aucune nacelle. Et la France va donc perdre ce fabricant de mâts. Le dossier est arrivé sur le bureau du ministre de la Transition écologique et solidaire. Pas de réponse. « Ça ne faisait pas partie de ses priorités. Pourtant, il y a en France un marché pour dix boîtes comme la nôtre. On espère que ça va changer très vite... », songe Sophie. Au-delà de cette boîte, c’est un symptôme : de la nullité des élites françaises, infoutues de se placer sur un marché d’avenir, de mettre en œuvre une politique industrielle, d’instaurer un protectionnisme des industries naissantes... Des camions chargés de mâts, gigantesques, vont donc sillonner l’Europe, voire le monde. Pour une énergie propre… Et une France sans industrie.
Trois mois plus tard, FrancÉole était placée en liquidation judiciaire. Depuis, quelques usines de pales, de nacelles, tentent de s’implanter en France. Timidement, péniblement. « C’est regrettable, mais la France n’a pas choisi de développer une filière industrielle autour de l’éolien. » C’est Dimitri, un lecteur de Fakir et porteur de projets dans l’éolien, qui me racontait ça. « On avait des turbiniers en France qui n’ont pas été soutenus politiquement. Il n’en reste plus qu’un ou deux, alors qu’il y en avait beaucoup plus avant. Pourtant, c’est important de travailler avec des industriels du bassin de vie. En France, on est à la peine sur le volet industriel. Si on croit vraiment à la transition énergétique, avoir l’outil productif pour produire ses turbines, ses panneaux solaires, etc., c’est essentiel. Rien ne peut expliquer que l’Allemagne ou l’Espagne ou le Danemark aient des coûts de production moindres à ce niveau-là... » Et une filière organisée, surtout pas abandonnée au libre cours du marché, du privé, sans perspectives, sans grand plan d’État – autre que dans les mots – pour orienter tout cela, fédérer les énergies, réinvestir les profits plutôt que les transformer en dividendes.
M’enfin : je suis trop négatif, peut-être… Car en ce mois de février 2022, en déplacement à Belfort, Emmanuel Macron se fendait d’un grand discours intitulé « Reprendre en main notre destin énergétique ! ». Avec un point d’exclamation à la fin, vous aurez noté, hein, pour bien signifier tout le volontarisme politique qui va avec la formule. Tout en « [reconnaissant] que nous avons pris du retard », mais, attention, « pas depuis simplement ce mandat », le Président annonçait, avec tambours et trompettes, la création « d’une cinquantaine de parcs éoliens en mer ». Et que « dès cette année, nous mettrons en activité le premier parc éolien en mer au large de Saint-Nazaire ». Promis : la France a raté le virage de l’éolien terrestre, mais lui va conquérir les mers.
Et c’est un vrai projet, sans rire : l’éolien en mer cumule les avantages. Avec un facteur de charge (une rentabilité énergétique, en gros) de 50 % supérieur à l’éolien terrestre, puisque le vent y souffle davantage. Et pas de contraintes ou de désagréments pour les habitants. Mieux encore : le nec plus ultra, désormais, c’est l’éolien flottant. Les éoliennes reposent sur des flotteurs, très loin des côtes. Avec un facteur de charge plus intéressant encore, un faible impact sur la biodiversité, peu de béton immergé... La technologie, en revanche, exige des investissements énormes, on l’imagine bien, que seuls de très grands groupes – beaucoup sont déjà sur le coup – ou un État peuvent mettre sur la table. D’où l’importance, du coup, que l’État « reprenne son destin en main », pour reprendre les mots d’Emmanuel Macron… Alors, on est allé voir.
Alstom, un scandale d’Etat
Tout commence en 2012. Bouygues veut se désengager d’Alstom, le fleuron français du ferroviaire, qui a diversifié ses activités vers l’éolien et l’énergie, et dont il possède 28 %. Macron, alors secrétaire général adjoint de l’Élysée, s’empare du dossier. Commande un rapport, dans le plus grand secret, sur les scénarios permettant à Bouygues de se désengager. Il suggère un démantèlement d’Alstom, au profit de l’Américain General electric. Et beaucoup d’intermédiaires y trouvent leur intérêt : « dix cabinets d’avocats, deux banques conseils (Rothschild & Co, Bank of America Merrill Lynch), deux agences de communication (DGM et Publicis), trois banques conseils (Lazard, Crédit Suisse, et Bank of America), l’agence de communication Havas et de nombreux cabinets d’avocats », pointera un rapport d’enquête parlementaire. Pendant deux ans, Macron cache au gouvernement les menaces qui planent sur le groupe français.
Quand il l’apprend, très tardivement, le ministre Arnaud Montebourg tentera un décret pour permettre à l’État de mettre son veto à cette vente d’une entreprise stratégique. Trop tard. Alstom est vendu, en 2014. Bouygues récupère 1,6 milliard. Et Hugh Bailey, alors conseiller industrie de Macron, deviendra plus tard directeur France de... General Electric ! Le président de la commission d’enquête montée sur le sujet, Olivier Marleix, pointera la similitude entre les intermédiaires dans cette affaire et la liste des grands donateurs pour la campagne présidentielle d’Emmanuel Macron. L’affaire fait depuis l’objet de plusieurs instructions judiciaires, dont une du Parquet national financier. Et encore on reste polis : le député Marleix parle lui de« pacte de corruption ».
Dix contre vingt mille !
Le Croisic, 16 juin 2023
« C’est con, proteste le député Ruffin, on a fait vingt kilomètres en mer pour voir la première éolienne flottante de France, et elle ne tourne même pas ! » À l’aube de l’été, François avait embarqué une partie de son équipe pour une virée atlantique, au large du Croisic. De quoi vérifier, dix-huit mois après le discours de Belfort, à quoi ressemblait le parc éolien offshore français. Alors que, malgré une mer plate comme une mare, certains négociaient difficilement avec leur estomac, le député écoutait, studieux, ce que lui racontait Bertrand Alessandrini, directeur général d’OPEN-C. Une fondation qui coordonne les essais et les infrastructures dans les énergies marines renouvelables. « Dans ce coin, quand le vent se lève, les vagues peuvent aller jusqu’à vingt mètres de haut, il expliquait. C’est d’ailleurs pour ça qu’on pose nos éoliennes flottantes aussi loin, le rendement est beaucoup plus efficace au large. Et puis les riverains se plaignent moins quand elles sont aussi éloignées des côtes.
— Et comment ça tient debout ?
— C’est un système d’ancrage, un peu comme pour les navires, ça se monte très facilement. Et ça se démonte aussi. On n’aura aucun mal à les démanteler.
— Ça n’a que des avantages, du coup. Vous êtes combien à travailler dessus ?
— On est une trentaine d’ingénieurs et dix chercheurs, en tout. »
Ça ne fait quand même pas beaucoup, quarante personnes. Alors même si ça tangue, que le réseau ne passe pas, le député-chef commande : « Faut choper des infos sur combien de chercheurs bossent pour le CEA.
— Le quoi ?
— Le commissariat à l’énergie atomique ! Et combien pour le projet Manhattan, sur la bombe nucléaire, pendant la guerre, aux États-Unis. Voir si on est à la hauteur d’une économie de guerre climatique... »
Les chiffres tombent quand on remet le pied sur la terre ferme : plus de 20 000 chercheurs salariés au CEA, 1000 lorsque le centre a été créé. Pareil pour le projet Manhattan : 1000 à la création, 38 000 trois ans plus tard. On a de la marge avec les renouvelables...
Et les problèmes ne s’arrêtent pas à ce constat.
C’est toute la chaîne logistique qui pèche. « Pour installer en mer des équipements comme les mâts, les bateaux manquent, illustrait un des ouvriers ce jour-là, il faut des bateaux adaptés, mais on n’en a pas. On pourrait pas en fabriquer, à Saint-Nazaire, plutôt que des yachts ? » Des navires installateurs pour l’éolien offshore, on n’en compte qu’une trentaine à travers le monde. Et aucun sous pavillon français. Les plus grands bureaux d’études prévenait pourtant, dès 2020, de la pénurie à venir. Mais rien, depuis, n’a été fait pour y remédier côté français. Résultat : certains parcs prévoient déjà plusieurs mois de retard, comme celui du Calvados. Dans un récent rapport du Cluster maritime français au ministère de la Mer, son président, Frédéric Moncany de Saint-Aignan, s’en inquiétait : « Les politiques volontaristes des Allemands, Danois, Néerlandais et Britanniques ont permis aux chaînes Alstom, un scandale d’état de valeur étrangères de structurer une position dominante sur les activités d’installation grâce à des flottes de navires spécialement armés. (...) La filière française dispose à ce jour d’une maîtrise limitée des opérations d’installations et de logistique maritime. » Pour dire les choses de manière moins policée : on est à poil.
Toute la filière reste à créer.
Et pire, sans doute, encore : qui, aujourd’hui, produit les éoliennes offshore ? Qui les fabrique, les conçoit, choisit de les installer ici ou là, en fonction des prix qu’il fixe, du marché, de ses intérêts ? « L’Haliade-X de General Electric, l’éolienne en mer la plus puissante du monde, entre en service. » En cette fin 2019, la presse spécialisée et généraliste se pâmait, devant cet engin « hors-norme », qui allait « produire plus d’électricité, à moindre coût et avec une empreinte écologique limitée ». Un détail important : le constructeur. General Electric. Or la même presse, cinq ans plus tôt, en 2014, racontait : « Alstom a choisi l’offre de l’américain General Electric pour reprendre ses activités Énergie au complet. Un rachat (...) qui permettra au conglomérat d’acquérir un copieux portfolio technologique, des turbines Arabelle pour le nucléaire à l’Haliade pour l’éolien offshore. GE met la main sur un champion de l’innovation. »
Qui, ici, fera le lien avec l’action les manigances d’Emmanuel Macron en 2014, qui ont abouti à ce que General electric dévore Alstom (voir encadré) ? C’est cette vente à la découpe des joyaux de la couronne qu’on paye aujourd’hui. Qui met des boulets aux pales de nos éoliennes, des obstacles sur la route de l’indépendance énergétique, d’une protection contre les crises géopolitiques et climatiques, d’un objectif de zéro émission carbone en 2050. Qui fait que Christophe, à Vienne-en-Bessin, ou Jean-Claude, à Joux, se plaignaient spontanément – on s’en souvient, maintenant – que les profits retombent non pas sur les populations locales, mais sur des « groupes étrangers comme Iberdrola ou General Electric ». Et on ne va même pas le leur reprocher, aux grands groupes : c’est leur obsession, les profits. Mais où est l’État pour mettre de l’ordre dans tout ça, siffler la fin de la récré, et servir les intérêts des gens ? Tout ça parce qu’Emmanuel Macron, et les autres aveuglés comme lui par leur dogmatisme, le libre marché, la libre concurrence, ont refusé toute « vision romantique de l’approche française »... Reste que la vision moins « romantique », plus « pragmatique », celle du tout marché : ça foire.
« Avec les éoliennes, faudrait qu’il y ait des retombées plus significatives pour le territoire, c’est très important. Que les dividendes soient mutualisés. Mais bon, ça n’a pas été le choix des gouvernements depuis vingt ans maintenant... » Dimitri résumait tout ça d’un mot. Se projetait, même : « On est dans un contexte économique qui relève du choix politique, et c’est ce choix politique qui devrait être débattu. Franchement, pour nos projets, on ne rencontre jamais d’opposition massive, et même souvent beaucoup de gens ont une image très positive de l’éolien. Mais si on décentralise la production d’énergie, alors il faut qu’il y ait des retombées, pour le territoire, en termes d’emplois, de fiscalité, de soutien à l’agriculture, que la transition énergétique soit profitable au plus grand nombre. Sinon... »
Sinon, on laisse le champ libre à des boîtes nettement moins soucieuses de l’intérêt commun. À General Electric, à Iberdrola, à KGAL, fonds d’investissements allemand, onze parcs éoliens et quatorze photovoltaïques en France, à Susi Partners, un fonds suisse (trois parcs éoliens en France), à Trig, fonds britannique (neuf parcs éoliens), à J. Laing (britannique aussi, qui fait également dans les infrastructures routières), à Greencoat Renewables (fonds irlandais), à Partners Group (fonds Suisse), et à tellement d’autres que la place nous manque pour tous les nommer ici, qu’ils nous en excusent. « La crise énergétique de la fin 2021 montre que sortir des énergies fossiles n’est pas uniquement un impératif climatique : elle vient rappeler que la forte dépendance de l’Europe aux pays producteurs d’hydrocarbures peut avoir un coût économique, et que disposer de sources de production bas-carbone sur le territoire est également un enjeu d’indépendance », alertait le rapport de RTE.
Comment y parviendra-t-on, sans investir (beaucoup plus) massivement, sans organiser une filière, sans volontarisme politique ? Sans protectionnisme de ce secteur d’activité, essentiel pour la planète, pour nos finances, pour notre indépendance ? C’est toute la filière qui devrait être publique, a minima pensée, organisée, structurée, par l’État. À défaut, ne nous faisons pas d’illusions : qu’on laisse faire, et ceux qui ont déjà privatisé l’eau privatiseront bientôt l’air.