n° 93  

Leur folie, nos vies

Par François Ruffin |

Qu’est-ce qu’on fait, maintenant, pour que « rien ne soit plus comme avant », pour de bon, et malgré eux ? Quelles leçons retenir de tout ça ? Le nouveau bouquin* du rédac’ chef cherche des réponses, écrit en deux mois de confinement, ouvrage collaboratif, participatif, que vous avez été des milliers à amender, modifier, enrichir. Le récit personnel d’une aventure collective, en somme, dont voici quelques extraits (en avant-première !).


 Économie.

« Des décisions de rupture »

Le ministre de l’Économie, Bruno Le Maire, se faisait poli : « J’invite » – il invitait, sympa, comme à une fête – « J’invite tous les salariés des entreprises encore ouvertes et des activités indispensables au bon fonctionnement du pays – nettoyage, traitement des eaux, industrie agroalimentaire, grande distribution – à se rendre sur leur lieu de travail. La sécurité sanitaire passe par le maximum de Français chez eux. Mais il y a aussi la sécurité économique. Il faut que les marchandises alimentaires puissent circuler, qu’il y ait de l’électricité, de l’eau potable. Il y a la continuité de la vie économique du pays. » La rhétorique se met en place : qui niera, évidemment, qu’il faille maintenir « l’électricité », « l’eau potable », « le nettoyage », « les marchandises alimentaires » ? Les ministres se plaisent à lister ces secteurs-clés, que l’on ne risque pas de contester. Mais derrière ? Les « pneumatiques » et les « embrayages » ? Muriel Pénicaud, ministre du Travail, sortait de ses gonds : « J’en appelle au civisme des entreprises. Je suis scandalisée de voir qu’hier, la fédération du Capeb a écrit à tous les artisans d’Auvergne-Rhône-Alpes en disant ‘‘arrêtez tous les chantiers”. Quand un syndicat patronal dit aux entreprises : ‘‘arrêtez d’aller bosser, arrêtez de faire vos chantiers’’, ça c’est du défaitisme. » Quelle défaite ? Quel « combat » menait-elle ? Contre le virus ? Dans la foulée, elle lançait ses agents, contrôleurs, inspecteurs, non pas pour s’assurer que les salariés sont bien protégés, que la sécurité sanitaire est garantie, que les postes sont désinfectés, que les gels hydroalcooliques sont à disposition, que les masques sont bien portés, mais pour « repérer », « signaler », pour « challenger » les entreprises qui fermeraient le temps du confinement, le temps de recevoir les gels et les masques… Le Président lui-même, après ses tergiversations, ses hésitations du début, se mettait au charbon : « Le pays doit tourner. La France a besoin d’une industrie qui tourne. » Enfin, la doctrine se clarifiait, limpide.

« Bonsoir. Je fabrique des voiles pour bateaux dans le Morbihan. Mardi dernier, le patron nous a dit de rentrer chez nous, que nous allions nous mettre en chômage partiel. Puis il m’a rappelé : le préfet a écrit une lettre aux Morbihannais et aux Morbihannaises leur disant qu’il fallait reprendre un minimum d’activité afin de pallier au deuxième fléau : la pire récession du siècle. Donc, je fabrique des voiles de bateaux, pour des bateaux qui sont cloués dans les ports, qui ne peuvent pas sortir, puisqu’il y a confinement. Est-ce qu’on est vraiment indispensable à la vie du pays ? » Des bandeaux défilent sur les écrans, « Sauvez des vies. Restez chez vous », ils nous le serinent à longueur de discours, sont prêts à recourir au couvre-feu et à l’armée, mais pour les voiles de bateaux : dehors et au boulot !

À la radio, Geneviève appelle le « Téléphone sonne », et ce pourrait être ma mère : « Nous sommes grands-parents, nous habitons le Var à la campagne. Nous avons respecté un confinement extrêmement strict, et nous avons des enfants à Lille qui ont aussi confiné très sérieusement, avec des petits enfants, un chien dans un espace réduit. J’aurais vraiment trouvé logique que, en sortie de confinement, après deux mois éloignés, il y ait une autorisation de regroupement familial, c’est-à-dire que mes enfants et mes petits-enfants puissent venir chez nous, profiter d’être dehors, d’être à la campagne, de nous voir et de vivre ici peut-être deux mois. Je ne vois pas où est le danger et ça me paraît quelque chose vraiment de très important.

L’ANIMATRICE : Est-ce que vous changeriez certains gestes du quotidien, de tendresse ?

GENEVIÈVE : Justement, je m’imagine n’avoir aucune barrière. Je m’imagine pouvoir les serrer dans mes bras, pouvoir leur faire des câlins. Personne n’a pris de risque, ils sortent très peu, et avec des masques. Donc tant pis, je n’ai pas envie de vivre sous cloche.

L’ANIMATRICE : Merci beaucoup Geneviève pour ce témoignage et cette entrée en matière. Baptiste Beaulieu, vous êtes médecin…

LE MÉDECIN : L’important, c’est de toujours revenir à ce que nous dit la science, et la science nous dit que chaque main qu’on ne serre pas, chaque bise qu’on ne fait pas, c’est une branche de la dissémination virale que l’on coupe, c’est ce qu’on appelle le taux de reproduction virale, plus il est bas mieux c’est.

L’ANIMATRICE : Mais Baptiste, pas de bises vous dites, même en famille ?

LE MÉDECIN : Comment le faire ? En portant des masques, oui, en portant des gants ça me paraît important.

L’ANIMATRICE : Michel Fize, vous êtes sociologue. Comment réinventer le geste de tendresse qu’on n’a pas le droit de faire si les corps doivent rester à distance ?

LE SOCIOLOGUE : Je suis bien certain qu’il n’y a pas eu de confinement familial, qu’à l’intérieur de leur famille, les enfants ont continué à embrasser leurs parents et vice versa. Ce qui est peut-être d’ailleurs une erreur : si le confinement n’est pas total, eh bien ça donne l’impression d’être un gruyère dans lequel le virus qui est extrêmement malin va pouvoir s’insinuer. Alors, sur la revendication de Geneviève, on peut la comprendre, mais moi je dis très clairement elle est irrecevable. Il faut garder ce cap, cette contrainte, et il faut donc interagir autrement.

L’ANIMATRICE : Qu’est-ce qu’on réinvente, Michel Fize ?

LE SOCIOLOGUE : Il y a évidemment les réseaux sociaux, tout le dispositif Internet, les visioconférences, le téléphone. Nous sommes dans une situation exceptionnelle, il faut des réponses exceptionnelles. Nous sommes les uns les autres en danger de mort. Y a ce côté d’imprévisibilité qui est absolument terrifiant. Alors, il faut inventer d’autres gestes, j’étais en train de penser au regard : on peut dire beaucoup par le regard, un regard, un sourire dans la rue. Y a des pôles de sociabilité, les applaudissements de 20 heures.

L’ANIMATRICE : Serge au standard.

SERGE : Bonsoir. Moi, je ne suis pas du tout d’accord avec votre première intervenante et je trouve que votre invité a bien rectifié les choses…

Quand, à l’antenne, une mamie Geneviève se fait rabrouer, presque dénoncer, par un médecin, un sociologue, un auditeur, tous ligués contre la déviante, parce qu’elle veut faire un « câlin » à ses petits, oui, ces temps m’inquiètent. M’effraient, plus encore que le virus.

 Santé.

« Les héros en blouse blanche »

C’était le credo, guère nouveau. La santé est un coût. À diminuer, donc. Chaque automne, dans l’Hémicycle, examinant le budget de la Sécurité sociale, le mot « réduction » résonnait (24 fois en 2019), « déficit » (37 fois), « objectifs de dépenses » (dix fois), « efficacité » (17 fois). On ne les entendait plus, ces phrases, tant elles appartenaient au paysage. Mais jamais « embauche » (zéro fois). Jamais « moyens supplémentaires » (zéro fois). Tabous, eux. En trois budgets sous Macron, 12 milliards furent grattés sur la Santé. Grattés, on le voit maintenant, jusqu’à l’os.
On protestait, nous, l’opposition.
On amendait.
Mais c’était la routine, une fatalité. Car le macronisme n’a rien inventé, guère « disruptif » : il s’inscrivait dans une continuité.

Depuis Alain Juppé qui, sous Chirac 1, a édicté par ordonnance l’Ondam, l’Objectif national des dépenses d’assurance maladie, un plafond pour le budget de santé, à ne pas dépasser, quels que soient les besoins de la population – tout comme on veut, aujourd’hui, par ordonnance toujours, plafonner le budget retraites. En passant par Jean-François Mattéi, Chirac 2, et son « plan hôpital 2007 », qui instaure la tarification à l’acte (T2A). Puis un autre « plan de modernisation », financé sur les marchés financiers, qui avec la crise financière de 2008 a endetté massivement les établissements. En passant par Roselyne Bachelot, sous Sarkozy, et sa loi « Hôpital, patients, santé et territoire ». Qui démet les médecins de leur pouvoir, le confie à des directeurs d’hôpitaux, rouage administratif et budgétaire. Jusqu’à Marisol Touraine, sous François Hollande, et sa « loi de modernisation de la santé ». Qui crée des « groupements hospitaliers de territoire », incitant à la fusion, à supprimer des lits, à faire des économies. Au fil de ces lois, de ces réformes, le soin s’est transformé en ligne comptable dans un tableau Excel : « J’ai réclamé l’achat d’une machine. La seule question qu’on m’a posée, c’est : “Combien ça coûte ? combien ça rapporte ?” C’est tout. Rien sur la thérapie, le bien-être. Et quand j’ai démontré que, au bout de dix patients c’était rentabilisé, tout le monde a voté pour. » Le « virage ambulatoire » a fait des miracles, sinon de guérison, du moins dans les budgets : en une vingtaine d’années, un quart des lits ont disparu, près de 100 000. Tandis que les passages aux urgences doublaient, de 10 à 20 millions. Les causes du malaise étaient, dès lors, mystérieuses…

Faute d’« argent magique », au printemps 2019, 240 services d’urgence se sont mis en grève (symbolique, le travail continuait).
En vain.
En juin, durant une manifestation, des soignants se sont injectés de l’insuline.
En vain.
En novembre, les médecins lançaient une « grève du codage » : les données ne seraient plus transmises à l’Assurance maladie pour facturation.
En vain.
En décembre, le professeur Hugot et ses collègues pédiatres lançaient un cri d’alarme : « Les enfants sont mis en danger par l’insuffisance des moyens », et de décrire le jeu des couveuses musicales : « Avec l’épidémie de bronchiolite, on envoie des nourrissons à Amiens, à Reims, à Rouen, loin de leurs parents, faute de lits à Paris. »
En vain.
En janvier 2020, plus de mille praticiens hospitaliers menaçaient de « démissionner collectivement » de leurs fonctions administratives.
En vain.
En guise de réponse, Agnès Buzyn se disait « sidérée » : « Sidérée, d’abord de leur méconnaissance du système, du nombre d’informations fausses dont ils disposent et à quel point leurs solutions sont des solutions de court terme. »
La remplaçant, prenant ses fonctions, Olivier Véran allait, lui, faire un louable effort : « Je lancerai une enquête nationale pour consulter les hospitaliers, pour tenter de saisir les raisons de leur mal-être. » Tout cela était énigmatique, vraiment. En deux ans de mouvement, ils ne s’étaient pas exprimés assez clairement, il fallait une « enquête » pour ça, avec des psychologues peut-être, pour sonder leur « mal-être »

 Pouvoir.

« Les faiblesses de nos démocraties »

« Il nous faudra demain […] interroger les faiblesses de nos démocraties. »
C’est allusif.
La remarque tombe de nulle part, au milieu du discours présidentiel, entre « l’urgence de protéger nos compatriotes les plus vulnérables » et la « France unie, notre meilleur atout dans la période troublée ». La « démocratie » pointe le bout de son nez, en cinq mots, « les faiblesses de nos démocraties », et à peine mentionnée, même pas encore « interrogée », elle repart sur la pointe des pieds, un programme philosophique qu’on se réserve pour « demain ». On en reste donc, pour l’instant, à ce sous- entendu. Que l’on comprend à demi-mot : « La Chine, elle, en cas de crise, peut réagir avec plus de rapidité, plus d’autorité. Tandis que l’Italie, l’Allemagne, la France, nos pays complexes répondent avec de trop de lenteur, moins de vigueur. » Voilà le sous-texte.
Que l’on décrypte, que l’on devine.
Je crois tout l’inverse.
La crise sanitaire, aujourd’hui, est avant tout une crise démocratique. Pour saisir ce lien, profond, puissant, il faut en revenir à la chronologie.

« Emmanuel Macron s’est rendu vendredi soir en compagnie de son épouse au théâtre Antoine pour assister à une représentation de Par le bout du nez. Objectif : inciter les Français à continuer de sortir malgré l’épidémie de coronavirus : “La vie continue. Il n’y a aucune raison, mis à part pour les populations fragilisées, de modifier nos habitudes de sortie”, a-t-il déclaré. » On est alors le vendredi 6 mars. Et telle est la doctrine en cours, qui rappelle les temps « Je suis Charlie » : aller au théâtre est un acte de courage, de résistance, face aux terroristes comme face au virus. Le mercredi 11 mars, d’ailleurs, devant la tour Eiffel, à l’occasion de la « Première journée d’hommages aux victimes du terrorisme », le chef de l’État lie les deux causes, manifestement. Un tweet de l’Élysée résume son propos : « Nous ne renoncerons à rien. Surtout pas à rire, à chanter, à penser, à aimer. Surtout pas aux terrasses, aux salles de concert, aux fêtes de soir d’été. » Voilà la consigne : sortez ! Et le lendemain, on le sait, virage à 180°. Looping complet : restez chez vous ! La fermeture des écoles, des collèges, des lycées, des universités est annoncée. Et bientôt, des bars, des restaurants, des commerces. Et ensuite, le confinement généralisé, travail excepté. Pourquoi ? Parce que, d’un coup, le chef de l’État a réuni son conseil scientifique, qui a soufflé un vent de panique. Le déroulé de cette journée, de ce jeudi 12 mars, est lui-même stupéfiant. Le matin, Édouard Philippe reçoit les chefs de partis à Matignon, et ne leur dit rien de ce virage, rien de la possible annulation des élections, et à vrai dire il ne leur dit rien. Pourquoi ? Non parce qu’il cache des éléments, mais parce que lui-même, Premier ministre, les ignore ! Le gouvernement, et son chef, ne sont pas au courant ! D’ailleurs, le ministre de l’Éducation, Jean-Michel Blanquer, le certifie à l’antenne de France Info : « Nous n’avons jamais envisagé la fermeture totale des écoles car elle nous semble contre-productive. Ce n’est pas la stratégie adoptée. » Il est démenti, le soir même : la « stratégie adoptée » a varié du tout au tout, en quelques heures, par le choix d’un homme. On se croirait à ce jeu pour enfants, « Jacques a dit » : Emmanuel a dit « sortez ! », et l’on doit sortir. Emmanuel dit : « Enfermezvous ! », et l’on s’enferme. Voilà qui illustre à merveille le « despotisme », comme le définissait Montesquieu : ce « régime où un seul entraîne tout par sa volonté et par ses caprices ». Le despote peut être « éclairé », sa « volonté » opportune. Il n’empêche, voilà qui laisse un goût amer dans la bouche, de n’être toujours pas des « citoyens », mais des « sujets obéissants », un peu de honte, au fond de l’âme, qu’on se laisse traiter ainsi, maltraiter, comme des jouets entre les mains des gouvernants. Cette panne démocratique, ce despotisme doux, nous le payons aujourd’hui.

 Protection.

« Une France, une Europe souveraine »

« Salut, Sébastien. Y a pas une boîte dans ton coin qui pourrait découper des patrons de sur-blouses ? » J’ai passé mon samedi à ça. Michel Kfouri, le chef des urgences d’Abbeville, m’avait alerté la veille : « Avec l’aide de la préfète, on a reçu un stock pour les médicaments et les masques. Par contre, pas de sur-blouse. (Trois smileys qui pleurent.) Nous n’en avons plus que pour trois jours… Je demande ton aide pour convaincre le proviseur du lycée d’ouvrir son atelier couture et pour trouver des couturières. » Contacté, ledit proviseur était convaincu d’avance. Et sur les réseaux, les volontaires pour la confection répondaient à la pelle. En revanche, manquait la matière : « Du polyester », me précisait Claire Rebeyrol, la directrice adjointe de l’hôpital. Elle avait fait le tour, elle, des magasins, Intermarché, Super-U, mais en vain. Et manquait aussi « une machine laser, pour découper les patrons, ça ferait gagner du temps. » C’était une pénurie nationale, apparemment. À Compiègne, l’hôpital lançait un appel à « matière » et « couturières » dans Le Courrier picard. À Amiens, ma mère s’était inscrite sur un groupe Facebook pour découper des sacs-poubelles... Sur les panneaux d’affichage, clignotaient ces appels : « Le centre hospitalier de SaintRomain est à la recherche de sacspoubelles de préférence avec liens (grand gabarit 120 litres minimum) pour fabriquer des surblouses pour protéger nos soignants. » Dans la pagaille, j’essayais d’être utile. J’envoyais un SMS au collègue de la majorité, Mickaël Nogal, en lien avec Bercy, et qui me renvoyait vers le « Groupement CSF » constitué sous la direction du « Comité stratégique de la filière (CSF) mode et luxe », et où je remplissais un formulaire pour commander mille sur-blouses lavables : « L’une des 600 entreprises du Groupement d’ateliers français va prendre contact directement avec vous dès qu’elle aura les stocks disponibles. » « Dès que », ça semblait pas tout de suite, pas sous trois jours. J’appelais ma sœur Laurence qui, à Grenoble, concevait des logiciels de découpe pour l’industrie textile, justement. Je laissais un message sur le répondeur de CIT, une petite boîte amiénoise qui floquait nos maillots Fakir (les tee-shirts, eux, provenaient d’Inde). Je me tournais, aussi, vers les administrateurs, qui avaient fermé les dernières entreprises du secteur : Tissages de Picardie, l’usine de Guillaume Sarkozy, à Villers-Bretonneux… Cosserat, un ancêtre du velours, à Amiens… ou même ParisotSièges de France, qui fabriquait des canapés à BerteaucourtlesDames… Y aurait pas une machine, des fois, qui traînerait dans un local ?
Car on en était là.
Je veux dire : l’hôpital en était là, certes, à quémander des sacspoubelles. Mais la Somme, notre coin, haut lieu du tissu, qui au Moyen- Âge avait bâti sa fortune et ses cathédrales dessus, Amiens qui n’était que ça, le long du fleuve, des usines l’une après l’autre, l’empire Boussac-Saint-Frères qui avait son berceau ici, dans la vallée, aux portes d’Abbeville, ces immenses bâtiments de briques rouges, à Ailly, à Saint-Ouen, à Flixecourt, qui avalaient chaque matin des milliers d’hommes, de femmes surtout, d’enfants même il fut un temps, et je ne le peins pas en rose, ce temps. L’apogée du textile n’était pas si lointaine, les années 1970. Et d’un coup, la chute. La dégringolade. Oh, pas toute seule, cette chute, cette dégringolade, elle fut bien poussée dans le dos, volontairement provoquée : par les « Accords multifibres », signés en 1974, puis 1977, et 1981. Qui, méthodiquement, organisaient la délocalisation vers le sud. C’était une réponse à la « Crisis of Democracy ». Oui, c’est lié, c’est la même histoire. Ça fait partie du plan d’ensemble. En Picardie aussi, dans l’après mai 68, « des individus et des groupes » s’engagent un peu trop, nuisent « au bon fonctionnement du système politique ». Comme tout le pays, et comme tous les pays occidentaux, le Val-de-Nièvre s’agite alors, la CFDT déborde la CGT par la gauche, des grèves éclatent : des droits sont conquis, les salaires relevés, petitement, tout ça, on part de très loin. Mais c’est déjà trop, pour certains : les « plans de licenciements », ça va calmer les ouvriers, les renvoyer à l’ « apathie », à la résignation. Dès lors, dans les années 1980, les fermetures d’usines se suivent et se ressemblent, les machines déménagent pour le Maroc, la Tunisie, Madagascar. Une deuxième lame suivra : l’« Accord de l’OMC sur les textiles et les vêtements », en 1995, qui fait entrer la Chine dans la danse : ses exportations augmentent de 10 % par an, puis une nouvelle négociation, et ce sera sans plafond, sans quota. Voilà qui, chez nous, emportera jusqu’au dernier îlot, jusqu’à l’ultime résidu. Et aujourd’hui plus rien, rien de rien, même pas un lambeau, plus de quoi fabriquer mille surblouses… Ce n’est pas une fatalité, pas une loi naturelle, « comme la pesanteur », dixit Alain Minc, « comme un phénomène météorologique. » Non, des hommes l’ont voulu, des dirigeants l’ont orchestré. C’est un choix, un choix politique, le choix du patronat. La métallurgie a suivi, l’ameublement, les jouets, l’électroménager, la chimie, et – on le découvrait maintenant – jusqu’au médicament : « 60 à 80% des matières premières sont aujourd’hui extraeuropéennes, confirmait un lobbyiste de Big Pharma, alors que c’était l’inverse il y a trente ans. Une des raisons, notamment, c’est une raison environnementale. Les politiques environnementales conduisent à aller dans d’autres pays, avec des normes environnementales qui sont moindres. » Et l’autre raison, évidemment : « Il est clair que les coûts de production sont nettement moins élevés dans certains autres pays pour ces principes actifs. »

 Social.

« La reconnaissance de la Nation »

Ce soir, à Mulhouse, Emmanuel Macron a changé de ton, il les a citées, parmi d’autres :

« Je veux aussi saluer l’ensemble des femmes et des hommes qui sont en deuxième ligne, qui permettent à nos soignants de soigner et au pays de continuer à vivre, ce sont les femmes et les hommes qui transportent, qui hébergent, qui nettoient, qui réparent, ce sont nos agriculteurs, ce sont l’ensemble des femmes et des hommes qui sont dans le secteur de l’alimentation, des commerces de première nécessité, ce sont nos livreurs, nos caissiers et nos caissières, c’est tout ce peuple travailleur de France. Je veux ce soir avec beaucoup de force les remercier et leur apporter tout le soutien de la nation. »

Elles sont « remerciées », tant mieux. Et après ?

Combien de témoignages j’ai recueillis, dans les quartiers, ou même dans les villages, avec des femmes de ménage ultra-précarisées, jonglant entre Contrat emploi solidarité pour la mairie, Contrat unique d’insertion pour l’hôpital, Chèque emploiservice pour un papy. Et jusqu’à l’Assemblée, avec ses lustres et ses dorures, mais qui ne brillent pas tout seuls : « J’habite Les Mureaux, me disait Graziella. Je me lève à 4 heures, je prends le bus à 4 h 53, il m’amène à la gare à 5 h 03, là en principe j’arrive à Saint-Lazare à 6 h 10. Mais souvent, le train est en retard. Des fois, je pleure. Ensuite, après le travail, je retourne à 9 h 07…
— Donc, vous venez pour trois heures ?

— C’est ça. Depuis 1993.
— Vous faites tout ça pour trente euros ?
— Voilà. On n’a pas le choix. »

Ça, sous notre nez, alors que les députés touchent leurs 5 148,77 €… J’ai appelé un prestataire : « Vous savez, M. Ruffin, m’a répondu la directrice, mon objectif, c’est d’aller vers le temps plein. Mais il faut que j’aie des demandes du donneur d’ordre. Le 13e mois existe chez d’autres clients, il y a des négociations tripartites avec les syndicats. Si jamais les clients ne réclament pas ça, nous avons les mains liées, et ça ne se fait pas. » J’espérais changer ça, un peu, au moins, durant mon quinquennat parlementaire. Les intégrer dans la fonction publique, il ne fallait pas rêver, mais des salaires au-dessus du Smic, moins de temps partiels contraints, le treizième mois pas que pour les cadres, et des horaires aménagés, pas forcément à l’aube, avant l’ouverture des locaux et des bureaux. En vain. Le questeur, avec ses 12 200 € brut, son maître d’hôtel-chauffeur offert par l’Assemblée, son appartement de fonction au sein du Palais Bourbon, se faisait, avec les Graziella, le champion de l’austérité, avec mille arguties juridiques à la clé.
J’ai appelé Graziella.
L’Assemblée fermée, on l’a appelée en renfort dans le RER. Sans masque ni prime. À 10,22 € de l’heure.

Les voilà héroïsées, désormais, dans la presse, effectuant « une mission civique de salubrité » (Ouest-France), « l’armée des ombres des hôpitaux » (Le Monde), jouant un « rôle indispensable » (Huffington Post), « invisibles et essentielles » (Le Figaro)… Et après ? Va-t-on encadrer, ou interdire, la sous-traitance ? Pour éviter la maltraitance ? Leur donner les mêmes « avantages » qu’aux salariés du donneur d’ordre : « Comité d’entreprise, chèques vacances, le Noël des gosses », avec surtout, le même taux horaire, les mêmes primes, l’ancienneté qui s’applique ? Que le recours à l’« outsourcing » ne signifie plus dumping social ? Et aussi, et cela participe d’une même logique : que les heures tôt le matin (avant neuf heures) et tard le soir (après 18 h), soient surpayées, de 50 % par exemple ? Pour leur éviter les horaires décalés, pour que « les femmes et les hommes qui nettoient » soient intégrés au collectif de travail, non plus « invisibles » ? Que les entreprises leur confient des pleins temps en journée, et non plus des bouts de missions ? Ou bien, tout simplement, nous ne ferons rien. Oublier, tout peut s’oublier…