n° 106  

Leur monde ou le nôtre ?

Par Camille Vandendriessche, Cyril Pocréaux |

Bosser jusqu’à 64, 65, 67 ans ? C’est plus que deux ans ferme, que Macron et ses clones veulent nous imposer.
C’est un monde mortifère et triste, dont ils rêvent pour nous, mais contre lequel de plus en plus de gens se dressent, désormais.
De la Normandie au Poitou via la Somme, avec Catherine, Maurice ou Marie‑Agnès, quelques exemples de ce qu’on ne veut plus. Et une lumière d’espoir, parmi d’autres, dans la bataille qui s’ouvre.


 Bayeux, au pied de la cathédrale, 23 novembre 2022

« Clang‑clang, clang‑clang, clang‑clang… »
Dans la rue, le bruit attire mon attention. Je jette un coup d’œil par‑dessus mon épaule. « Clang‑clang, clang‑clang, clang‑clang… » Un vieux, vieux monsieur juste derrière moi pousse un caddie de supermarché, plein à ras bord, avec une roue qui claque à chaque tour. Un clochard, je me dis, instinctivement, qui a trouvé de quoi trimballer ses affaires pour un jeton ou une pièce d’un euro… Mais non : je regarde de plus près, quand il passe près de moi : son caddie est bourré de prospectus. Qu’est‑ce que c’est que ce bazar ? Le gars s’éloigne, poussant un peu péniblement son attirail. Je passe mon chemin, dubitatif.

« Clang‑clang, clang‑clang, clang‑clang… »
V’là que ça recommence. Cinq heures plus tard, il doit bien être 16h, autre quartier, revoilà mon pousseur de caddie avec son stock de prospectus – qui a bien diminué, toutefois. La curiosité est trop forte.
« Excusez‑moi… Voilà, je vous ai vu ce matin, près de la cathédrale, et maintenant je vous revois là… Je me demande ce que vous fabriquez, en fait.
— Eh ben vous voyez, je distribue des prospectus, dans les boîtes aux lettres. Je couvre six secteurs, c’est pour ça que vous m’avez vu ce matin : le centre et tout le nord de la ville ! »

Le monsieur est tout sourire. Il a 68 ans – mais je lui en aurais bien donné dix de plus. Maurice, il s’appelle.
« J’ai fait plus de trente ans dans la mise en bouteille de vins dans une filiale de Carrefour, d’abord comme cariste, et après comme responsable de chargement. J’ai fini au poste de garde parce que j’en pouvais plus.
— Et là, vous travaillez toujours ?
— J’ai pris ma retraite en 2014. Mais j’ai pas pu me reposer longtemps : deux ans plus tard, je reprenais du service. C’est que, c’est facile pour personne en ce moment… Je le fais aussi pour ma femme. Elle a une petite retraite. Je travaille deux jours par semaine, cinq heures à chaque fois, donc dix heures en tout. Bon, avec ça, je gagne 500 euros par mois. C’est pas négligeable, même si c’est dur physiquement.
— Ben oui parce que je vous ai vu ce matin, déjà, ça fait un moment que vous y êtes.
— Oui, j’en suis à huit heures, aujourd’hui. »

Je calcule, rapidement, avec Maurice : il pousse son chariot bien vingt heures par semaine, en fait.
« Bon, c’est vrai, j’en fais un peu plus. Mais je vais à mon rythme.
— Et comment vous faites, pour récupérer tout ça, tous ces prospectus ?
— Ah pour ça, faut aller à Carpiquet, où se trouve le dépôt de Médiapost, c’est une filiale de La Poste.
— Carpiquet, Carpiquet… Mais c’est près de Caen ? Ça vous fait quoi, 40 km, aller‑retour ?
— Oui, à peu près. Et faut y aller tôt, à 6h00 du matin, sinon vous risquez de plus avoir de marchandise.
— C’est quand même dur, votre job. Et physique, en plus, vu le poids de votre caddie, là. Vous devez être en forme, dites donc…
— Oui, enfin… J’ai des problèmes de cœur : un défibrillateur, une valve à l’aorte et une prothèse à l’artère fémorale. Le médecin m’a dit qu’il fallait marcher. Alors plutôt que de marcher dans les chemins, autant gagner de l’argent en même temps ! Mais bon, j’ai décidé d’arrêter fin juin, c’est devenu trop dur. »

Je ne sais pas s’il y croit vraiment, Maurice, je me dis en le regardant s’éloigner.

 Carpiquet (Calvados), 5 février 2023

Les infos que m’avait filées Maurice m’étaient restées en mémoire. Avec la bataille sur les retraites qui bat son plein, j’avais voulu aller la voir, cette France des vieux qui se lèvent tôt et qui ont mal au dos… Alors, à 5h50, ce matin‑là, je fais le planton sur un parking de cette zone d’activité de l’ouest caennais. L’endroit est quasi désert, il fait encore nuit noire, mais une lumière s’allume à l’intérieur du hangar. Les tas de pub sont stockés dans de grands chariots sur roulettes, qui sortent par dizaines de l’immense entrepôt logistique. Alain, 65 ans, est l’un des premiers arrivés. à un rythme impressionnant pour l’heure matinale, il charge un à un les paquets de prospectus à l’arrière de sa fourgonnette blanche. Ils seront distribués le jour même dans les agglomérations du Calvados et de la Manche, à plus de 100 km à la ronde…

Je m’approche, c’est à peine si j’ose le déranger. « On commence par un ou deux secteurs de deux heures chacun, ensuite on peut augmenter. Il faut en faire trois par jour pour être bien. Moi, j’en fais onze ! » Le secteur d’Alain, c’est Ouistreham, au nord de Caen. Mais il lui arrive de couvrir aussi Bayeux, à une trentaine de minutes de chez lui. « C’est un complément à ma retraite, parce qu’elle est assez modeste. J’ai commencé à travailler dans les années 70. J’étais chef d’équipe dans le bâtiment. Je suis encore en forme, alors, tant que je pourrai le faire, je le ferai. L’inconvénient, c’est qu’on marche beaucoup. On fait bien une trentaine de kilomètres par jour, en moyenne. C’est sûr qu’il faut pas avoir de problèmes articulaires ! Mais sinon, c’est bon pour la santé ! »

C’est ce que disait l’annonce, d’ailleurs ! J’ai vérifié sur LinkedIn :

Et j’en vois plusieurs, des seniors, ce matin‑là, charger leur paquet avant de filer vers leur zone de distribution, le pas plus ou moins alerte… « C’est des journées complètes, reconnaît Alain. Et quand ça va bien, on peut monter jusqu’à vingt‑huit heures par semaine. Ça fait un salaire d’à peu près 1000 euros par mois. » Pour le plus grand plaisir des grosses entreprises qui inondent nos boîtes aux lettres de publicité.
Mais y aurait pas mieux à faire, franchement, pour ces gens qui ont déjà bossé toute leur vie ?, je me dis en reprenant ma bagnole. Mieux à faire pour leurs corps fatigués, mieux à faire pour leur vie sociale que de pousser des caddies de prospectus toute la journée ?

 Sénat, 8 février 2023

« C’est vrai, nous demandons un effort aux Français, de travailler plus longtemps, mais c’est le seul chemin. C’est dans un esprit de responsabilité. » Élisabeth Borne, devant le Sénat.
Ça y est : la logorrhée des éléments de langage inonde les ondes. Celle des ministres, des députés Renaissance, et « les Français doivent travailler plus longtemps » du président Macron, et « nous demandons aux Français un effort de travail supplémentaire, d’un peu plus travailler à l’échelle d’une vie » d’Olivier Dussopt.
C’est devenu une rengaine, ces arguments, quand ils ont fini par comprendre que leur projet, les gens ne le laisseraient pas passer.
D’autant que bon, ces histoires de pénibilité au travail, ça va bien cinq minutes, hein… « Aujourd’hui, la nature du travail n’est pas la même ! analysait doctement le 12 décembre dernier François Patriat, patron des macronistes au Sénat, grand amateur de golf, et donc bien placé pour savoir de quoi il parle quand il évoque la pénibilité. Les déménageurs, les couvreurs, les gens dans les travaux publics sont équipés d’un exosquelette. »
Et puis, pas d’inquiétude : « Je mesure parfaitement ce que travailler plus longtemps représente pour beaucoup de Français ! », assure Élisabeth Borne.
Mais quand même, « regardez ce qui se passe en Espagne, regardez dans les autres pays… », ils nous répètent, en chœur.
Vraiment ?
Comment ça se passe, d’ailleurs, tiens, dans les autres pays ?

Je cherche, rapidement, sur mon ordi : « Travailler vieux, travailleur âgé ».
C’est Ruth, qui ressort, parmi les premiers choix. Ruth est décédée, en janvier 2022, en Pennsylvanie (états‑Unis).
Ruth bossait alors au McDo, et Ruth avait cent ans ! Rien que ça ! Forcément, elle était érigée en symbole par son enseigne, vantée pour « son optimisme resplendissant qui amenait de la joie à tous ceux qui la connaissaient », louée pour « sa lumière effervescente », baladée de TikTok en réseaux sociaux pour montrer que oui, c’était possible, pour peu qu’on le veuille un peu, bordel !
Quand elle était venue bosser le jour de son 100e anniversaire, Ruth, fille d’émigrés italiens, avait même été élue « Reine du jour » de son restau. Avec le droit de porter une robe rouge, ce jour‑là.
Ils savent y faire, les Américains, y a pas à dire.

Ça me rappelait une histoire que m’avait racontée François (Ruffin, oui), quand il avait vécu aux états‑Unis, ces vieux messieurs de 80 balais qu’il voyait pousser des caddies sur les parkings des supermarchés pour gagner trois sous. Et justement, un peu après Ruth, sur l’écran, je tombe sur Gregorio. C’est une vidéo, celle d’un vieux bonhomme en train de balayer le parking, filmé par une cliente d’un McDo dans le Connecticut. « Il ne peut pas se tenir droit, il a du mal. Personne ne peut avoir un peu de considération et aider cet homme ? », s’inquiète‑t‑elle. « Voilà le pays dans lequel nous vivons, où les personnes âgées comme Gregorio doivent travailler parce qu’elles ne gagnent pas assez d’argent pour survivre. »
« Voilà le pays » où ils vivent.
Et voilà ce qui nous attend ? Le monde qu’ils essaient de nous refourguer, le monde dont ils rêvent pour nous, Macron et les siens ?

On n’en est pas là, quand même, non…
« Non mais attends, ça commence à y ressembler, hein… Tu sais ce que j’ai vu passer l’autre jour, comme annonce ? »
Avec Camille, journaliste pour Fakir, on discutait de tout ça, au téléphone.
« McDo recrute des retraités !
— Où ça ? Pas en France ?
, je m’inquiète.
— Si si ! C’était sur "jobretraite.fr".
— Nan mais tu déconnes, là… »

C’est le Figaro qui nous l’a confirmé : « McDonald’s Europe a décidé de lancer plusieurs campagnes ciblant le recrutement de travailleurs âgés. » Et ça ne datait pas d’hier, d’ailleurs : de 2014. Mais si la France était épargnée jusque‑là, le concept arrivait chez nous, grâce à la volonté de McDo d’« offrir des opportunités pour une main d’œuvre intergénérationnelle ». Si c’est pour ça, alors… « En France, seul un senior entre 60 et 64 ans sur cinq a un emploi », poursuivait l’article. L’aubaine…
« Dis, Camille, faudrait les appeler, pour voir, non ?
— Mais je suis pas retraité…
— Fais comme si. J’ai toujours senti en toi des talents de comédien ! »

***

Trois jours plus tard, on faisait le point, avec Camille, sur sa nouvelle carrière naissante. Et sur ce que lui avait dit le recruteur, qui ratisse pour cinq McDonald’s de Vendée : « On recherche des personnes pour quelques heures le midi ou le soir, des gens qui veulent compléter leur retraite. Ça peut être du service à table, du nettoyage, de la plonge ou même l’entretien de la salle pendant le service. Des missions classiques chez McDonald’s ! On a eu une personne âgée qui a travaillé le mardi midi sur un des restaurants de la franchise. Ça se passait très bien, mais elle est partie. Les contrats sont au minimum de deux heures par semaine, et on peut augmenter suivant le projet de chacun. Même si vous n’avez pas d’expérience dans la restauration, on est ouvert à tout type de profil. C’est vraiment la motivation qui nous intéresse ! »
Ça tombe bien : Camille, le retraité qui s’ignore, était de plus en plus motivé…
« Bon, t’as passé la première étape du recrutement avec brio, faut enfoncer le clou. T’as un deuxième entretien ?
—  Oui mais bon, je pense pas que ce soit bien utile de…
—  Tu plaisantes ? On tient un truc, là. Et puis, si t’es pris, t’es pas obligé d’y bosser, hein.
—  Ah ben merci, vraiment ! Bon, bon, je vais le faire, mon second rendez‑vous.
—  Et t’enregistres, oublie pas ! »

Il est vraiment de bonne composition, Camille, d’accepter mes idées loufoques…

***

Le recruteur : « Alors… Combien d’heures vous souhaitez faire, et qu’est‑ce que vous envisagez de faire ? »
Le gars du cabinet de recrutement avait une voix et un ton avenants, prévenants, même. Il voulait en savoir plus sur son nouveau candidat.
Fakir : « Je voulais vous dire, quand même, que j’ai un peu d’appréhension par rapport à mon âge… Peut‑être deux‑trois heures par jour, deux fois par semaine…
Le recruteur : Hmmm…
Fakir : Pour commencer, hein, après si les choses se passent bien… C’est histoire de voir, un peu, au début.
Le recruteur : Après, nous, on peut s’adapter, tant par les plages horaires que le nombre d’heures, on peut s’adapter. J’ai bien compris vos craintes, qui sont totalement normales, pour le coup.
Fakir : Vous pensez que je pourrais en discuter avec une retraitée de mon âge, savoir comment ça se passe pour elle ?
Le recruteur : Pour ce qui est du poste, on vient juste de l’ouvrir, pour les compléments de retraite effectivement, donc on n’a pas de personne capable de vous en parler. Enfin, une personne était venue pour un complément, pour faire de l’entretien de machine, mais ça ne l’avait pas fait.
Fakir : Pourquoi ?
Le recruteur : Disons qu’elle avait pu voir des personnes de son cercle privé qui venaient consommer dans le restaurant et… elle était pas à l’aise, quoi, en fait. Par rapport à l’image, vous comprenez… Voilà, c’est quelque chose qu’on peut aussi entendre, et du coup elle avait préféré arrêter.
Fakir : Bon ben moi, je suis nouveau dans le coin, donc je ne connais pas grand monde.
Le recruteur : Ah donc, cette crainte‑là, vous ne l’avez pas, du coup. Votre crainte, elle est plus sur vos capacités physiques ou vos compétences.
Fakir : Oui, c’est ça : est‑ce que c’est dur physiquement ?
Le recruteur : Alors oui, physiquement ça peut être dur, après, ça dépend sur quel poste on peut vous mettre. Par exemple, on a un poste en plonge qu’on vient d’ouvrir, mais on a des outils pour s’adapter à ça.
Fakir : Parce que j’ai été opéré d’une hernie y a cinq ans, si je reste trop longtemps debout, les douleurs se réveillent…
Le recruteur : Ah oui… oui… A ce moment‑là, est‑ce que vous pouvez me donner vos limites de ce que vous pouvez faire et ne pas faire ?
Fakir : Tant que je ne reste pas planté sur mes pieds…
Le recruteur : Apporter les plateaux aux clients en salle ? Et un peu de nettoyage ? Ça c’est très bien, vous pourrez le faire. Les lundis et mardis, le rythme n’est pas très intense. C’est bien pour vous. En toute transparence, si on vous met en cuisine, le rythme est plutôt intense, c’est peut‑être vous mettre en situation de faiblesse… »

On l’entend, dans sa voix, dans ses réponses, la gêne, l’empathie, même, on peut le dire, pour ce « vieux » monsieur avec qui il cause : il connaît, lui, la difficulté du métier, des tâches qu’il refourgue.

Fakir : « Mais au fait, avec la réforme des retraites, là, vous allez perdre des candidats, tous ces seniors qui vont continuer à travailler plus longtemps…
Le recruteur : Ha ha, oui, c’est ça, mais honnêtement, rien n’est fait… Rien n’est finalisé, donc je ne m’avancerai pas trop là‑dessus ! Ce qui serait bien en tout cas, c’est qu’on puisse se rencontrer directement, avec la directrice du restaurant.
Fakir : Faut que j’y réfléchisse d’abord, à ce que vous m’avez dit, et que je voie chez moi. J’en ai parlé avec mes enfants. Ils trouvent que c’est pas ma place de travailler au McDonald’s.
Le recruteur : J’entends, c’est des craintes que je peux comprendre…
Fakir : Je sais pas quel âge ont vos parents, mais vous, vous les verriez travailler au McDo ?
Le recruteur : Au vu du parcours de mes parents, non, car… ils ont un parcours différent du vôtre… par contre c’est une bonne question que vous me posez là… »

Pas sûr que ce monde‑là, même lui, il en veuille vraiment.
Ce monde‑là, pas grand monde n’en veut, en fait.
Mais c’est leur projet, à Macron and co : nous (re)mettre en marche, au boulot.
Pour notre bien, évidemment.
Par souci de « responsabilité ».

 Mardi 14 février, 14h01

Message - Robin à Cyril :
« Eh, avec François, lundi prochain, on va aller à la centrale nucléaire de Civaux, pour soutenir les femmes de ménage en grève. On va parler des retraites, aussi. Vous venez avec nous ? »
Message - Cyril à Robin :
« Le lundi 20 ? Pas jouable : bouclage de Fakir et envoi à l’imprimeur. »
Message - Robin à Cyril :
« Ah OK. Et on va projeter Debout les Femmes !, aussi, pour la caisse de grève. Tu viens, alors ? »
Son passage à Fakir lui a pas servi, au camarade Robin ? Il sait toujours pas le temps que ça prend un bouclage, ou quoi ?

N’empêche : l’idée était pertinente.
Cinq semaines à se battre pour leurs conditions de travail, pour un meilleur salaire, pour, juste, vivre dignement d’un boulot éreintant, alors que de l’autre côté, on veut les forcer à turbiner deux ans de plus : elles doivent en avoir à dire, les dames de Civaux, sur la réforme des retraites…

 Châtellerault (Vienne), lundi 20 février 2023

350 personnes réunies dans une salle de quoi ? 250 places, grand max ? Les gens sont venus nombreux, ça déborde, ce soir, pour voir Debout les Femmes !, participer à la caisse de grève, soutenir les grévistes. Le comité de soutien le sent, ils me le confient, tous : ça se mobilise, ça discute, ça manifeste, pour Sandra, Anita, Sylviane et leurs collègues, et contre la réforme des retraites, en même temps. Il se passe quelque chose, dans leur coin.
Il se passe quelque chose, dans le pays.
2300 euros seront collectés, ce soir‑là. C’est beau, mais faut bien ça : compenser neuf salaires non versés, ça coûte.
Après les débats, le repas, sur les tables alignées de la salle municipale. Valérie, en plus de nous loger, a préparé à manger pour un bataillon. Bernard, ancien métallo et tourneur fraiseur, « syndicaliste depuis 1964 », en face de moi, me présente sa bouteille de Pineau comme on présenterait une œuvre d’art : « C’est un petit viticulteur bio du coin qui fait ça, tu vas voir, il est pas mauvais… » à table
« Ouch, tu vois, même passer un plat, ça me fait mal au coude… » Entre les quiches, les assiettes de nems, les salades de betteraves et le pâté du Poitou (pour me changer du pâté picard), les dames grévistes énumèrent les problèmes physiques provoqués par le boulot, catalogue des douleurs.
« J’ai eu trois hernies discales, et opérée deux fois.
— Moi des tendinites aux bras, aux poignets…
— Le problème c’est les sacs poubelles qu’on porte, ils sont lourds, on en prend deux à la fois, faut les mettre dans la benne… J’ai dû être opérée, de l’épaule.
— La cheffe nous a dit
"pour éviter tout ça, faut bien s’étirer, dans votre lit, le matin".
— C’est le tendon du pouce, pour moi. Il a été sectionné. J’ai pris une grosse porte dessus en travaillant. Le chirurgien m’a réparée, mais il m’a dit que ce serait jamais comme avant. »

De l’autre côté de la table, François sort, d’un coup, son téléphone, ouvre une appli. C’est son nouveau truc : calculer, avec le simulateur, combien les gens qu’il croise vont prendre en plus, avec la "réforme" des retraites.
« Alors, t’as commencé à bosser à quel âge ? il interroge sa voisine.
— à 18 ans, mais j’ai fait deux ans de chômage…
— Et tu as des enfants ?
— Deux, oui.
— Bon, tu pouvais partir à 62 ans, là ce sera 63.
— Ah merde – oh pardon !
— Moi je suis née en 68, mais j’ai quelques trous dans ma carrière, j’ai dû bosser au noir, toute jeune. Et j’ai élevé mes deux enfants.
— Pas bon, ça. Bon ben, désolé, mais toi tu les prends, les deux ans ferme. Pour toi, Sylviane… Ce sera 67 ans, dans tous les cas. Et toi Élisabeth, tu as commencé à bosser à quel âge ?
— à 15 ans, en apprentissage.
— Et t’as toujours travaillé ?
— Toujours.
— Des enfants ?
— Un, oui.
— Alors… Ben toi, t’as tout validé, t’as bossé tout le temps depuis tes quinze ans, donc tu perds rien, tu partiras comme avant la réforme. Bravo ! En voilà, un modèle ! Prenez‑en de la graine !
— Oui, mais bon… Avec tout ça, le stress, je me suis quand même payé un infarctus. Un jour au boulot, j’ai commencé à avoir des douleurs dans la poitrine, ça a commencé comme ça. Ça a fait un œdème, aussi. J’ai dû être opérée, mais maintenant je suis toujours essoufflée.
— Pendant les périodes de canicule, dans le couloir, on se dit que c’est pas possible, elle va s’effondrer… »
, conclut Catherine.

Catherine, elle est assise juste à ma droite, souriante, apprêtée, cheveux noirs et courts. Entre deux bouchées de Broyé, le gâteau local, et trois gorgées de Pineau, je tente de prendre des notes, pendant qu’elle me raconte leur combat, et sa vie, surtout.
« C’est grâce à Marie‑Agnès, si on en est arrivées jusque là. C’est elle qui nous a mobilisées. J’ai hésité, comme toutes mes collègues, j’avais peur d’être renvoyée. On s’est dit que ça marcherait pas, qu’on n’était que des femmes de ménage, qu’au bout de quelques jours on repartirait au travail, et puis voilà…
— Avant, tu faisais quoi ?
— J’ai été garde‑malade en maison de retraite, à 18 ans, et encore avant, toute jeune, je faisais des ménages, pour aider mes parents. Ça me plaisait : j’ai toujours aimé ça, faire le ménage, aider les autres. J’aime mon métier, et pourtant, j’osais pas dire que j’étais femme de ménage. Mais aujourd’hui, avec cette grève, avec tous les gens qui nous soutiennent, je me dis que j’ai plus peur de le dire. Ça fait chaud au cœur.
— Tu es arrivée à la centrale y a longtemps ?
— C’était en 93, j’avais 24 ans, les bâtiments étaient encore en construction. C’était plus convivial à l’époque. Avec les collègues, on s’entraidait, on pouvait se voir quand c’était l’anniversaire de l’une de nous. Et on était deux à travailler ensemble : si l’une avait un problème, on se donnait un coup de main. Je me disais qu’à 50 ans ce serait dur, ce métier, mais qu’on serait deux pour se soulager. Mais après, ça s’est dégradé : les chefs ont voulu nous séparer. Ils ont restreint le personnel. On s’est retrouvées seules, chacune dans son bâtiment, et avec plus de travail à faire, du coup. On se fatigue plus, et le moral en prend un coup, aussi. Moi, j’ai été opérée du genou, à cause de l’usure. J’avais des tendinites au dos, aux cervicales. J’avais demandé à ma chef si c’était pas possible d’avoir un chariot, parce que tous les sacs à porter tout le temps sur l’épaule, j’en pouvais plus, on se croirait encore au Moyen âge. J’ai trop mal au coude. Elle m’a répondu
"Tu viens dans mon bureau, je vais te coller un avertissement." Elle nous parle comme à des enfants…
— C’est les charges, le plus dur ?
— Y a les produits qu’on respire, aussi. On nous dit qu’ils sont écolos, tu parles, on a regardé, non, c’est pas vrai. Trente ans qu’on respire des produits comme ça. On en connaît, des femmes de ménage qui ont eu des cancers du poumon.

— Et au niveau horaires, ça se passe comment ?
— On faisait du 5h-12h, ça a duré 29 ans. Faut se lever tôt, oui, avant 4h00, et se coucher tôt le soir, donc.
— C’est pas simple, pour la vie de famille, j’imagine ?
— Je me couchais comme les enfants, à 20h, et je voyais pas trop mon mari. Lui il rentrait à 19h, alors tu imagines. C’est sûr que ça a pesé, dans notre divorce.
— Et tes enfants, ils en disent quoi, de tout ça ?
— Les enfants ? Ils sont fiers. Ils me disent
"Maman, maman, jamais on n’aurait cru que tu pourrais faire ça". Toute leur vie ils m’ont vu les coucher à 20h, et moi me coucher juste derrière. Ils nous ont vu trimer. Et là on fait grève. "Mais pourquoi vous avez pas fait ça avant ?" ils me demandent.
— Et avec ce qu’ils veulent faire des retraites, toi tu vas devoir bosser jusqu’à près de 64 ans je crois, tu te vois faire ça ?
— Rhoo… Même 62 ans, je ne vois pas ça possible. Alors, un an, deux ans de plus, non. C’est ne pas profiter de sa vie. Là, je sens que je fatigue de plus en plus. J’ai 54 ans. Dans dix ans, qu’est‑ce que je pourrai faire ?
— Et qu’est-ce que tu voudrais faire, justement à la retraite ?
— J’aimerais dessiner… J’adore ça, même si je n’ai pas le temps.
— Ah bon ? Ça te vient d’où ?
— Quand j’étais adolescente, j’ai perdu deux frères. L’un qui s’est suicidé, puis, un an plus tard, un autre qui est mort parce qu’une grue de chantier lui est tombée dessus. Et je me suis mise à dessiner, à dessiner. C’était une manière de faire mon deuil, de ne pas penser au mal, de m’évader. Qu’est‑ce que j’en ai fait, des dessins…
— Et tu voudrais reprendre, à la retraite, alors ?
— Oh oui. Je voudrais dessiner, et puis peindre, aussi, prendre des cours. Mais faut encore que mes bras et mes mains fonctionnent. J’ai essayé l’aquagym, aussi, à un moment, mais je peux plus. Je fatigue, je sens la fatigue de mon corps. Avec mon compagnon, on aimait beaucoup marcher, se promener, randonner. Mais avec mon opération du genou, on a dû tout arrêter. »

Tout le monde a fini de manger.
Faut ranger la table et les chaises.

 Centrale nucléaire de Civaux, piquet de grève, mardi 21 février

La grande cheminée du refroidisseur crache ses volutes de fumée blanches, comme si de rien n’était. Ils sont bien deux cents, pourtant, autour de la scène, devant la cantine montée par la CGT, à être venus sur le piquet, pour soutenir les grévistes.
Ecouter ce qu’elles ont à dire.
Tiens, c’est Catherine qui est au micro, des larmes dans la gorge, on les sent monter, peu à peu, jusqu’à ce qu’elles sortent. « On a rencontré tellement de gens, qui sont venus nous aider, on aurait pas cru… Ça va être gravé dans notre mémoire, tout ça. On a tellement été rabaissées… On se dit qu’on le mérite pas, tout votre soutien. On le mérite pas, on est juste des femmes de ménage. »
Marie‑Agnès la supplée : « Je pensais que la solidarité n’existait plus, dans notre société. Je m’étais trompée. Je suis tellement fière de tout ça, tout mon collectif… »

C’est un petit miracle, je me dis, en tout cas une entorse à l’apathie, une victoire sur la résignation, ce qu’elles ont réussi à créer ici.
J’attrape Marie‑Agnès par la manche dès qu’elle descend de scène. Qu’elle me le raconte, même si elle râle parce qu’elle n’a pas le temps, qu’elle le raconte, ce miracle, comment elle a créé tout ça, bouleversé les cœurs, retourné les âmes. Elle est pas grande, Marie‑Agnès, et moins épaisse qu’un moineau au régime, mais on sent qu’elle produit autant d’énergie que la centrale d’à côté.
« J’avais déjà fait grève dans mon ancienne boîte, mais j’avais quand même été licenciée, début 2015. J’avais perdu beaucoup : mon mari en avait marre de la lutte, il a demandé le divorce trois jours avant mon licenciement. Je suis restée six mois au chômage. J’avais plus rien, j’aurais pris n’importe quoi. Et puis je suis arrivée ici, mon premier poste comme femme de ménage. Même s’il fallait se lever à 3h30 tous les matins, ça me plaisait bien.
— Et pourquoi la grève, alors ?
— On n’avait pas de vêtements, pas de chaussures de sécurité, des salaires de misère, on n’est pas reconnues, pas valorisées... Et puis physiquement c’est dur, ces gestes répétitifs, la presse pour essorer la serpillière, on fait ça quoi ? 150, 200 fois par jour ? En fin de semaine, c’est dur, pour le corps. Et le pire, je crois, c’est de travailler seules, sans aucune convivialité. On a réclamé une augmentation du taux horaire, un 13e mois, une prime pour l’inflation. Il fallait taper fort.
— Mais justement : comment vous avez fait ?
— Le problème, du coup, c’est qu’on était isolées, seules pour quatre ou cinq bâtiments. On ne se croisait jamais. En plus j’étais la seule, dans le groupe, à avoir déjà fait grève. Alors, je suis allée leur parler. Mais je me cachais, parce que la directrice ne voulait pas. J’ai pris sur moi. J’essayais de trouver des moments pour les croiser, arriver plus tôt pour voir les autres, je leur disais
"Personne ne pourra nous voir". La CGT nous a beaucoup aidées, elle a mis son local à notre disposition. Il a fallu parlementer pendant trois semaines, convaincre. Mais une fois que c’est parti… Dès le premier jour, la peur a disparu. On passait nos journées ensemble, on jouait à la belote, on faisait du crochet. C’était joyeux.
— Et finalement, c’est fou, parce que votre grève, elle arrive en plein sur la bataille des retraites…
— C’est lié, tout ça, de toute façon. Parce que nous, on va arriver à le retraite, on sera plus qu’usées. J’ai dû me faire opérer de l’épaule, le rotateur de la coiffe, en 2018. Depuis ça va mieux mais regarde
[elle tend son bras], je peux pas lever le bras plus que ça. Alors, 64 ans, c’est pas possible. Moi, pour l’instant, je vais toucher 899 euros, une fois à la retraite. Alors, si on veut une retraite décente, il faut aussi qu’on augmente notre taux horaire.
— Eh… Tu la puises où, ton énergie ?
— Quand je vois tout ça, tous ces gens pour nous soutenir, je tombe des nues. Et je suis tellement fière d’elles… Leur réforme, là…
[Elle réfléchit] Je pense qu’elle ne va pas passer. Ils vont devoir revenir dessus. Mon énergie ? Je me reposerai quand j’arriverai à la retraite ! »

En quelques semaines, quelques jours, Marie‑Agnès et ses collègues ont pris conscience de leur force, pris confiance en ce qu’elles sont, je réalise.
C’est une leçon.
Voilà l’arme, notre arme, dans la bataille en cours.
Catherine me l’avait glissé, la veille, sur le ton de la confidence : « Je sais que de toute façon, je vais reprendre le travail différemment. Que si je passe devant quelqu’un qui ne me dit pas bonjour, je pourrai quand même garder la tête levée, ne pas la baisser, parce que je sais que je suis quelqu’un de bien, maintenant. Cette grève, elle m’a apporté beaucoup de confiance en moi. »
Voilà notre futur, notre futur proche, contre ce monde dont Macron et tous ses clones rêvent pour nous : que des Marie‑Agnès, que des Catherine, et il faut toutes les citer, ici, Élisabeth, Martine, Marlène, Sylviane, Anita, Sandra, Sylvie, que toutes, que tous, à coups de solidarité retrouvée, fassions que cette confiance et cette force infusent dans toute la société, qu’on se retrouve enfin, qu’on écrase du talon la peur ou le défaitisme, qu’on réveille nos rêves enfouis d’autre chose.
Qu’on ne les laisse plus faire, ni nous imposer un monde dont personne ne veut.