n° 99  

Leurs désa-corps

Par Fabian Lemaire |

Le président de l’association Fakir est éducateur spécialisé dans une maison pour enfants polyhandicapés. Voici un extrait de son texte pour notre Assemblée générale : ou quand parlent les corps…


« Les gilets jaunes ont rassemblé leurs corps, souvent marqués, fatigués, usés. Alors que pour le pouvoir, “dématérialisation” oblige, et “digitalisation”, et “individualisation”, ces corps doivent disparaître de l’espace public, de la politique. »
Ces quelques lignes, de François, dans son dernier livre, m’ont interpellé : parce que j’y suis confronté depuis fort longtemps, aux corps, marqués, fatigués, usés, comme ceux des Gilets jaunes. Mais là, il s’agit de corps jeunes : ceux d’enfants polyhandicapés. Ces enfants qu’on arthrodèse, dont on soude la colonne vertébrale, ces enfants dont on ouvre parfois la trachée verticale pour mieux les ventiler, ces enfants qui portent au quotidien des traitements lourds, jusqu’à dix ou douze médicaments par jour.
à défaut d’avoir la parole, ce sont leurs corps
qui s’expriment…

Nelson est un grand gaillard, très handicapé, atteint d’une maladie dégénérative d’origine inconnue. Il perd progressivement ses capacités au fil des mois, des années qui passent. Il est très spastique, les muscles raidis en permanence. Quand on le lave, on le bouge comme on pourrait bouger un bout de bois, d’un seul bloc.
Quand il a eu quatorze ou quinze ans, il a dû rejoindre le « pôle » adolescent, à Cagny, géré par la même association. Puis est venu l’âge de 20 ans, et l’heure de trouver une structure pour adultes prête à l’accueillir. Malheureusement, aucune solution dans le département de la Somme, pour ce jeune amiénois. Seul un établissement, à Oignies, dans le Pas‑de‑Calais, lui proposait une sortie, un horizon.
Pour la mère de Nelson, du quartier nord, veuve, arrivée du Cap‑Vert il y a fort longtemps, ne pouvant se déplacer qu’en bus, c’était une catastrophe. Comment allait‑elle pouvoir continuer de voir son fils régulièrement ? Le Pas‑de‑Calais peut être le bout du monde pour celui qui ne peut se déplacer aisément.
Elle s’y est résignée, malgré tout.
Nelson a dû rencontrer cette nouvelle équipe qui allait s’occuper de lui au quotidien. à chaque fois qu’il devait partir là‑bas, dans le grand Nord, il tombait malade, et finissait hospitalisé. Une fois, deux fois, trois fois… Les gens ont fini par se dire « Nelson nous dit quelque chose » et la piste d’un avenir dans le Pas‑de‑Calais a été abandonnée. Quelques temps plus tard, deux nuits se libéraient à la Maison d’Accueil Spécialisé de Cagny, puis une semaine entière. Sa mère était très heureuse, alors, de prendre le bus pour aller le voir.

Il faut aller à l’encontre de la structure, parfois, contre ce qu’elle prévoit, pense, programme. Ce fut le cas pour Léa.
En novembre dernier, au retour de la période de vacances, alors que l’établissement respectait gestes barrières et protocoles, on nous a annoncé la nécessité d’un renforcement des règles sanitaires. Dans le bureau de la secrétaire, j’ai dit à mes collègues : « C’est n’importe quoi, ça va être catastrophique pour les enfants. » La psychologue m’a regardé : « Je suis d’accord avec toi. »
Ces enfants sont souvent déstructurés dans leur organisation temporelle.
Les repères, les rituels du quotidien, ô combien sécurisants pour eux, allaient être malmenés par ces nouvelles mesures.
Mais il nous fallait répondre aux injonctions de l’ARS.
Léa, donc, a dû quitter sa chambre, son espace de jeu, ses musiques, le ciel étoilé projeté au plafond quand vient l’heure de dormir…
car elle partageait cet espace avec une autre enfant.
Et il fallait limiter les contacts.
Elle est devenue méconnaissable assez rapidement. Elle qui aimait se promener, et parfois même nous envoyer promener, mais aussi rire, danser, se laissait dépérir.

à défaut d’avoir des bras d’éducatrice ou d’aide‑soignante pour un peu de tendresse, elle avait trouvé ceux de Morphée, se réfugiant de longues heures dans le sommeil, comme pour ne plus voir cet établissement qu’elle ne reconnaissait plus. Ses paupières lourdes, ses bras et ses jambes engourdis, ses oreilles qui n’entendaient plus quand on l’appelle… venaient signifier son désa‑corps devant la tournure des événements. Ajoutez à cela une partie du personnel absent, et elle s’était retrouvée en terre inconnue, complètement insécurisée.
« Léa ne veut pas manger. Elle n’a déjà pas mangé ce midi » m’a dit, un soir, ma collègue éducatrice.
— Tant pis, amène‑la moi, je vais essayer de lui donner quelque chose. »
Léa est venue dans cette salle à manger qu’elle connaissait bien, mais devenue « zone interdite ». Pas à la même table que les autres enfants, mais tout de même dans la même pièce.
Une cuillère, puis deux, trois, un peu hésitantes, et le reste du repas n’a été qu’une formalité.
Instinctivement, je l’ai prise sur mes genoux, et elle est venue caler sa tête contre mon épaule.
Elle, rassurée de trouver un repère dans cette tempête, et moi, en harmonie avec moi‑même. Que pouvait‑il nous arriver ?
Il a bien fallu qu’on désobéisse pour retrouver un peu d’humanité.
Nous avions déjà alerté les cadres, qui ont fini par desserrer l’étau sanitaire.
Inutile de vous décrire la joie de Léa quand elle a retrouvé sa chambre.
Elle nous a ramené l’esprit d’origine des fondateurs de cet établissement qui estimaient que les enfants polyhandicapés ne peuvent pas être considérés uniquement comme des objets de soin, que leur vie ne peut pas se réduire à de la biologie. Leur vie psychique joue un si grand rôle dans leur santé…
Nelson et Léa, mais bien d’autres encore, s’ils ne parlent pas, ont signifié ce que je nomme, sans doute est‑ce un néologisme, leur « désa‑corps ». Qu’au moins, on l’entende.