n° 97  

Leurs vies ensevelies

Par Cyril Pocréaux |

2012 : Arthur et Vincent, deux ouvriers cordistes, meurent engloutis dans un silo géant de sucre en poudre. Dix années après, les « responsables » fuient toujours leurs responsabilités, les familles s’enfoncent entre cauchemars et dépressions. Et la Justice traînasse.


URGENT - REPORT du PROCÈS de l’accident d’Arthur et Vincent

De : cordistesencolere@riseup.net
à : Cyril@fakirpresse.info
lun. 18 janv. 11:54

« Mardi 19 janvier devait avoir lieu le procès en appel de l’accident d’Arthur Bertelli et Vincent Dequin, deux cordistes ayant perdu la vie, en mars 2012, dans un silo à sucre de l’usine CRISTAL UNION à Bazancourt. Nous apprenons aujourd’hui que le juge de la Cour d’appel de Reims ayant eu un problème de santé, l’audience ne se tiendra pas demain… »

C’est Eric qui m’envoyait ce message.
Eric, ex cheville ouvrière de Fakir, redevenu ensuite ouvrier tout court, et cordiste, d’abord : un boulot suspendu dans le vide, encordé, pour aller nettoyer les endroits les plus difficiles d’accès. Les plus dangereux, aussi, souvent. Il avait même raconté ça dans son bouquin, Casser du sucre à la pioche.
« Merde, c’est pas possible… »
je me suis dit : les familles allaient encore attendre, étirer leur douleur. Arthur, 23 ans, et Vincent, 33, avaient perdu la vie dans un silo à sucre, dans la Marne, neuf ans plus tôt. Aspirés vers le fond, comme dans un immense sablier. Le procès en appel était reporté, donc.
à Reims, en première instance, j’avais assisté
au procès.

***

Palais de Justice de Reims, 11 janvier 2019

« Je suis la maman de Vincent. »
Une petite femme s’avance lentement vers la barre, mais sa voix est claire, forte, dans l’immense salle du tribunal.
« Quand il a décidé de devenir cordiste, j’ai eu très peur. Mais il faisait de l’escalade depuis si longtemps… Il est même devenu éducateur pour enfants, il faisait tout en toute sécurité. Il était formé pour des choses extraordinaires. Le 13 mars, j’ai reçu un coup de téléphone de la compagne de Vincent, qui m’a demandé si j’étais au courant. De quoi ? Je ne l’étais pas. On a pris la voiture, avec mon mari. On habite à une heure de Bazancourt. Arrivés sur place, on est interpellés par un monsieur qui me dit qu’on n’a pas le droit d’être là, mais je m’en fiche, mon fils est là. Il nous a amenés à trente mètres du silo. On a attendu et quelqu’un est venu nous dire ‘‘On a retrouvé les corps’’… ça fait sept ans, maintenant. Alors, on veut savoir, savoir qui.
Depuis ce temps là, on fait souvent des cauchemars. Je vois mon fils qui s’enfonce. Pendant les quelques secondes où il a été tiré vers le bas, il a pensé à quoi ?
‘‘Je suis foutu’’ ? Il a pensé à Fanny ? À la famille qu’il voulait fonder avec elle ? à avoir un bébé ? à nous, peut être ? à ses copains ? Ici, on parle de lois, de textes. Mais on parle pas de la vie de deux hommes. »

Un homme s’avance à son tour à la barre.
« Je suis le papa d’Arthur. J’ai six enfants, dont cinq filles. Je suis un peu déçu de l’attente, depuis sept ans. Depuis qu’Arthur est décédé, j’appelais l’inspecteur pour savoir comment ça s’était passé. Il disait qu’il ne comprenait pas pourquoi ces affaires duraient aussi longtemps, et que les investigations étaient bloquées. C’est pas facile, depuis sept ans… »

L’avocat cite une pièce du dossier, le récit d’un salarié, Frédéric Soulier : « à un mètre derrière nous, mes deux autres collègues cassent du sucre à la pelle. Et puis, je vois Arthur glisser lentement. Puis, après, Vincent. J’ai essayé de garder sa tête le plus haut possible. Il s’est adressé à moi en disant ‘‘C’est mon tour’’. À mon tour, j’ai glissé, même si j’avais coupé la corde. Le cordiste de secours est intervenu, on a essayé de dégager la tête… » Frédéric Soulier va mal, depuis. Il est présent à l’audience mais éprouve des difficultés à parler. « Ce sont des souffrances psychologiques, il vit un état de stress aigu diagnostiqué par le CHU de Reims, expose pour lui le président du tribunal. En creusant un trou dans son jardin, en voyant s’écouler de l’eau dans sa cafetière, il est pris de crises de larmes, de stress, d’état dépressif. C’est une névrose traumatique, avec un déficit émotionnel estimé à 15 %. »

Les dégâts sont là. Mais les débats s’enlisent dans les arguties juridiques : les prévenus se renvoient la patate empoisonnée, inlassablement. Sur le ton du « c’est pas moi, c’est lui », le donneur d’ordre Cristal Union désigne son sous traitant pour le nettoyage, Carrard Services. Qui réplique de même. Les responsables irresponsables, comme souvent, qui n’assument plus rien devant l’accident.
Pourquoi une trappe a t elle été ouverte, provoquant l’écoulement des tonnes de sucre ? Pourquoi une équipe avait elle travaillé toute la nuit précédente, augmentant les risques d’effondrement ? Pourquoi le document qui établit les règles de sécurité n’était pas mis à jour, pas adapté ?
À chaque question, une cause au moins revient, dans les débats : la course à la rentabilité, au profit, « au plus vite, au moins cher », et donc au « moins de sécurité, moins de vérifications » a fait son œuvre. Une doctrine qui régnait en maître, sur le chantier.

David Duval, à l’époque dirigeant de Carrard Services, un air de première ligne de rugby, le reconnaît d’emblée, à la barre, devant le président du tribunal :
« J’ai cette impression d’empressement, d’urgence… On fait un appel d’offres le 8, pour commencer à travailler le 12. Quand j’entends dire que nos équipes désilent encore tard dans la nuit, ou tôt le matin, je me dis mais qu’allaient elles faire là bas ? »
Ce serait à lui de répondre, c’est lui qui interroge !
Les avocats des parties civiles, le président, le procureur se relaient pour essayer de comprendre :
« Vous dites ‘‘Ils ont cédé à la pression’’… C’est quoi, cette pression ? Vous n’auriez pas pu dire ‘‘Stop, on n’y va pas ?’’
— Si j’avais été là, oui, je l’aurais dit…
— Selon l’inspecteur du Travail, le cahier n’était plus tenu à jour depuis 2006…
— …
— Et est ce qu’il a bien réagi, monsieur Petit, votre employé, quand il a vu que les conditions du chantier n’étaient pas celles prévues initialement ?
‘‘Il a cédé lentement’’, vous avez dit.
— Il était sous pression. Il n’a pas toute sa lucidité… »

Ils se pissent dessus, presque, à l’audience. Alors que, en dehors…
« Ces mecs là, c’est les cadors, me souffle Eric. Quand tu bosses pour eux, faut raser les murs. Là, devant le juge, ils chient dans leur froc. T’as les deux facettes des mecs... » Le représentant légal de Carrard, lui aussi inculpé, ne s’est même pas déplacé. « Ça confine au mépris. ça rend le deuil impossible », lâchera un avocat des parties civiles.

Le président se tourne à présent vers Michel Mangion, à l’époque directeur de l’usine, promu depuis directeur de la « Responsabilité sociétale d’entreprise ». ça ne s’invente pas. Deux morts, et le voilà à la « RSE » !
Le président : « L’équipe du matin n’a pas reçu la formation obligatoire pour ce silo. Elle a commencé à travailler à 10 heures alors que la formation était prévue à 13 heures. »
Mangion, qui balaie : « C’est plus une formation globale, un accueil de l’entreprise… Et dans l’équipe de Carrard, la moitié avait déjà entendu ça. »
Autrement dit, juste une formalité, la sécurité…
L’avocat de Vincent s’emporte. « On est là pour tous ces gens qui sont là au terme d’un processus judiciaire très long. Et on vient nous dire ‘‘C’est pas moi, c’est l’autre, moi j’étais sous pression ?’’ C’est une réponse inouïe à une violence inouïe. »

Une pause avant les réquisitions du procureur.
Dehors, on discute avec Fred, autre cordiste itinérant, venu soutenir ses collègues de l’autre bout de la France. « C’est plus possible qu’on aille bosser sans savoir si on va revenir parce qu’on nous met la pression. On te dit que tu dois être sur deux cordes, tu entres dans l’Algeco, t’as qu’une corde pour trois… Là, ils viennent encore nous dire ‘‘Les cordistes ont dû faire une connerie’’. Non, il faut qu’ils payent. L’argent, ça ne rendra rien aux parents. Mais si ça leur coûte plus cher de pas mettre de sécurité, ils la mettront. »

Au service de la machine

« Il ne manifestait aucune plainte, même sous 40°C à l’ombre. Et d’ombre il n’est pas question dans cette usine. Le silo métallique dans lequel nous officions étincelle sous le soleil de plomb, que pas un souffle de brise ne vient adoucir. Combien fait‑il à l’intérieur ? On n’a pas de thermomètre. Une chose est sûre, il fait plus chaud que dehors. Pourtant, il faut piocher, pelleter, suffoquer sous un masque de caoutchouc anti poussière. ‘‘J’ai jamais transpiré autant de ma vie’’, m’avait‑il dit un jour en enlevant sa combinaison jetable détrempée, au sortir de cette étuve. (…) Le silo est un tube en tôles d’acier de 30 mètres de haut, sur une quinzaine de mètres de diamètre. Au fond, creusée dans le sol en béton, une ligne de 7 trappes coniques. Pour les besoins de la production, les trappes sont ouvertes successivement. Par gravité, la matière s’écoule. Puis à un moment donné, lorsque le niveau a baissé, la matière n’a plus assez de pente pour couler. (…) Alors, durant des semaines, armés de houes, de pioches, de pelles, parfois de marteaux‑piqueurs, nous émiettons et éboulons des centaines de tonnes de drêche, afin que le planétaire puisse fonctionner. En gros, nous lui prémâchons le travail. La machine est censée être au service de l’homme. Nous sommes au service de la machine. »

Extrait de On a perdu Quentin, Éric Louis.

***

Six semaines plus tard, le verdict tombait.
Les deux sociétés, reconnues conjointement coupables, étaient condamnées à 100 000 euros d’amende chacune. Pas insurmontable, quand Cristal Union affiche plus de 130 millions d’euros de résultat net. Les deux dirigeants prenaient eux six mois de prison avec sursis. Moins que les réquisitions du procureur. Mais trop, encore, pour les condamnés : tous ont fait appel.
Cet appel reporté et qui aura lieu, donc, près de dix ans après le drame.

Mais entre temps…
En 2017, Quentin est mort.
Cinq ans après l’accident d’Arthur et Vincent, toujours sur le même site, Quentin, 21 ans, perdait la vie à son tour, étouffé par des tonnes de sucre, dans le silo de la société Cristal Union. Eric l’a raconté :

« Vers midi, Quentin et Anthony redescendent dans le silo. Quentin, encordé, est debout sur plusieurs mètres d’épaisseur de drêche. S’il est posé ainsi, c’est que potentiellement il le peut. C’est que rien ne s’écoule. Les trappes de vidange sont alors fermées. Cette matière est stable. J’y ai assez galopé pour l’affirmer. On s’y enfonce au maximum à mi mollet.

Une corde est coincée dans la masse de granulés. Quentin tire, hâle, rien n’y fait. Il fait noir. Il fait chaud. Il est fatigué. Le masque à cartouche anti-"poussière rend sa respiration difficile. Quentin s’exaspère. Dans 20 minutes, il a fini sa journée. Pour se donner plus de liberté de mouvement, il détache alors la corde qui l’entrave.
Au moment où il effectue ce geste qui prend 1 seconde, combien pèse l’harassement induit par les 48 heures de travail hebdomadaires de ces dernières semaines ?
Combien pèse la chaleur étouffante qui a éprouvé son organisme ?
Combien pèse l’abrutissement de cette tâche répétitive, débilitante, décérébrante, qui consiste à piocher, pelleter, piocher, pelleter ?
Combien pèse l’imminence de la libération, 20 minutes plus tard, alors qu’il bosse depuis 5 heures du matin ?
Combien pèse l’atmosphère hostile de ce silo obscur et poussiéreux à l’extrême ?
Combien pèse le désagrément d’être entravé au bout d’une corde limitant sa liberté de mouvement ?
Combien pèse la certitude que la matière est stable sous ses pieds ?
Combien pèse l’improbabilité que quelqu’un pilote l’ouverture d’une trappe à ce moment précis ?

Ces questions, il ne se les pose certainement pas. Trop occupé à jeter ses dernières forces afin de retirer cette foutue corde coincée.
C’est alors que la matière s’écoule sous ses pieds, l’entraînant vers le fond.
Tout va très vite. Très très vite. Il essaie alors de se reconnecter à la corde. Sans y parvenir. La précipitation, la fébrilité, le manque de visibilité, la panique...
Anthony lance l’alerte à la vigie de faction, là haut, au trou d’accès. Il rejoint Quentin afin de lui porter secours. Sans hésiter, Raphaël et François entrent dans le silo. Tous les trois, pendant de longues minutes, dans cette obscure étuve étouffante, saturée des poussières de la matière qu’ils remuent désespérément, pellettent, creusent. En vain. »

La Justice doit changer.
La Justice doit changer pour Arthur, pour Vincent, pour Quentin.
La Justice doit changer pour Hector, à Amiens, dix sept années de procédure en vain.
La Justice doit changer, et frapper plus haut, plus vite, plus fort.
La Justice doit changer, elle qui sait envoyer en garde à vue, en comparution immédiate, en maison d’arrêt le moindre Gilet jaune suspect.
La Justice doit changer, et punir les « responsables irresponsables ».
La Justice doit changer, pour les cinq cents morts au travail par an, pour protéger les suivants.


Casser du sucre à la pioche suivi de On a perdu Quentin (2018), Eric Louis, éditions du Commun, 6 euros.