Loto, la roulette rosse

par Josef Kohlhaas, Pierre Odilon 17/10/2007 paru dans le Fakir n°(33) Avril - Mai 2007

On a besoin de vous

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On était tombés sur Marc le vendredi 13, « Chez Froc », qui jouait à l’Euromillions. On le recroise aujourd’hui, tee-shirt noir, veste en jean et crâne rasé, qui siphonne une pression en terrasse. Il a perdu.

– Vous êtes pas trop déçu ?

– Bof... Faut risquer quelque-chose si je veux changer mon train de vie. C’est pas avec le travail que j’y arriverai. Le Smic, avec mes six gamins...

– Ça doit pas être évident...

– Attention je suis heureux moi ! Tu vas pas faire un papier genre "ah, le pauvre", pour faire pleurer dans les chaumières. J’ai tellement galéré que c’est des bons souvenirs. Pour mes gosses aussi. Quand tu perds ta roue tellement ta bagnole elle est pourrie, ils la voient qui nous double sur la route comme dans les dessins animés... Les gosses ils se marrent ! Quand je retapais la maison, ils écrivaient sur les murs. On s’en foutait de l’intérieur, on n’en avait pas. Une lucarne qui s’envole pendant la nuit à cause du vent, déjà que t’as pas de chauffage et pas de porte, tu balises. Ben les gosses, ça les fait rire : "Ouah papa, on a pris toute la flotte sur la gueule !" Ils sont fins heureux ces cons-là ! Je le vivais bien parce qu’on était amoureux avec ma femme. Je me levais le matin, j’avais l’étincelle qui me disait "continue !" Et petit à petit, on y est arrivé. Grâce à mon boulot. Il me fallait un boulot fixe. Balayeur fixe, je l’aurais pris, à 21 ans. C’est un Polonais qui a fini par m’embaucher, pour la mise en rayons au supermarché. J’avais ma fille dans les bras. Il a eu pitié de moi et mon gosse. Le coeur sur la main.

– Il vous a embauché par pitié ?

– On s’aide, entre pauvres. À l’époque, je me levais toutes les nuits pour frotter les mains de ma fille à travers ses moufles. Sans chauffage... Ça a duré deux ans. Le Polonais, il a vu que je voulais m’en sortir. C’est l’entraide entre gens simples. Je l’ai toujours connu, ça.

– Toujours ?

– Ça vient de ma mère, quand j’étais gamin. S’il y avait un petit malheureux avec le nez qui coulait quand le camion de la boulangerie passait, elle achetait deux pains au chocolat. Un pour lui, un pour moi. Tu peux pas manger tout seul devant quelqu’un. C’est pas possible. Il n’y a pas que moi qui réagis comme ça. On est des millions.

Le store tendu au-dessus de nos têtes penche sous le poids de la pluie. Plie. Verse. « Merde, tes feuilles ! C’est le bon Dieu ça ! Pour dire ce que c’est la galère ! » Marc se marre. On se décale sur la table à côté.

– Même dans mon boulot, on fait de l’entraide. Ça fait 25 ans que j’y suis. À la mise en rayons, je gère une équipe d’une dizaine de personnes. J’étais au même niveau qu’eux, et je suis monté en grade. Ils étaient contents que ce soit moi qui les dirige, parce qu’ils préfèrent quelqu’un de leur milieu. Je les écoute, chacun a l’impression d’être un petit peu chef. Avec moi, ça passe, beaucoup plus qu’avec la direction. Un éducateur il passe mieux qu’un flic. Moi c’est pareil. Je suis le fusible entre les deux.

– Ça vous dérange pas, avec votre smic, d’appliquer les consignes de supérieurs qui gagnent énormément d’argent ?

– Mais s’ils étaient pas là, ces grands-là, on n’aurait pas de boulot ! Et puis le directeur qui vit au supermarché, avec nous, lui on peut pas lui en vouloir. Toi t’es là, sous la pluie, à interviewer un gars comme moi. Ton patron, lui il a son journal, il est peinard et il gagne plein de tunes. On est les fourmis, et il y a la reine.

– Mon patron vous croyez qu’il...

– Ah ouais. Faut être le premier à faire grève si les bénéfices sont pas partagés.

Il commence à me donner des idées, Marc. Pendant que je m’imagine pendre mon patron à un réverbère, Matis s’est esquivé discrètement. Il court en roller sur la place mouillée. Dans une figure acrobatique, il arrive vers nous et se vautre à travers les tables du bar. « Ça va mon Matis ? » Son père le prend par les épaules. Matis rigole. « Ouais ouais ! » Une claque sur les fesses, et il repart faire des zigzags. Son père le suit des yeux. « Regarde-le. Il a mal, mais il le dira pas. C’est un guerrier. » Un silence. « Je suis ouvrier. Je le resterai, même si je gagne l’Euromillions. Je serai toujours un salaud de pauvre. Et j’en suis fier. »

Poète de la ferraille

Un moustachu à Gitanes, la quarantaine, se dirige vers le présentoir Euro millions.

– Alors, vous tentez votre chance ?

– Oh pffff... C’est pas que je crois à ma bonne étoile. Je voulais passer ce matin, quand même, mais pour aller au boulot avec mon genou, sans mobylette...

– Ah bon, vous bossez où ?

– L’intérim, c’est pas le Pérou. (Vers le serveur :) Une pression et dix flashes, s’te plait.

Le garçon lui remet sa bière et un ticket, que lui décrypte. 15 euros de facture.

– Vous n’avez pas coché les cases ?

– Ben non, je suis pressé. Avec un flash, c’est la machine qui décide pour moi.

– Faut avoir doublement confiance dans le hasard, alors, celui de l’appareil et celui des boules...

Il jette un coup d’oeil, encore, à son billet, des colonnes de chiffres.
Je jette un coup d’oeil à son pantalon, vert maculé de plâtre.

– Vous travaillez dans le bâtiment ?

– Ouais, sur un chantier après le pont Beauvillé...

– Sur la gauche ?

– Ouais, voilà, les logements de standing... Briqueteur, ferrailleur. Mon problème à moi, c’est que sans voiture, je suis limité. Faut que je reste à Amiens. Et même à Amiens... Tu vois tous les travaux qu’ils ont fait devant la gare ? Trois fois je me suis présenté là-bas, trois fois ils m’ont refusé. Ils ont pris des mecs de Paris et d’autres du Nord, de Cambrai... Quand vous passiez le soir, ils mangeaient tous des kébabs dans un algéco. Parce que, pour des raisons de sécurité, une équipe trimait la nuit. Ils posaient, vous avez vu peut-être ?, des armatures en fer, mais immenses, longues de 15 m...

Non, je n’ai pas vu ça : on remarque ce qu’on veut, ce qu’on connaît déjà, dans le paysage urbain. Mais lui me chante cet acier, ces câbles gigantesques, ces soudeurs professionnels comme une poésie. Des artistes, presque, ces ouvriers-là. Une élite du BTP, à laquelle – même le temps d’une construction – il voudrait bien appartenir. D’autant que « ça rapportait gros ». À la place, il poursuit la morne tournée des appartements avec vidéophone.

– Moi je dois rester à Amiens, et ici c’est dur. J’ai un ami que j’avais croisé au supermarché Match, à la gare, tu vois où ? Eh bien, il venait de Boulogne-sur-Mer. Et à Boulogne, les gens de l’ANPE lui avait carrément dit : "Si vous restez à Boulogne, vous êtes cuit. C’est des années de RMI." Alors, il est parti, il est passé par la Picardie et puis il a rejoint son frère dans le Sud. Lui, il construit des coques pour les petits bateaux, les navires de plaisance. Comme y a de plus en plus de riches, ça se vend bien...

– Et vous pensez que c’est sinistré comme ça, à Amiens ?

– Non, non... Ici, on trouve, mais jamais plus que le SMIC. Enfin, avec la prime de précarité et tout. Même à l’A29, à Poix-de-Picardie, je m’étais présenté : "Vous n’avez pas de voiture, on ne vous prend pas..."

– Faut y aller en mobylette...

– Ma mobylette, elle est broyée. Y a un chauffard, je revenais de la pêche avec un copain, il m’est rentré dedans sur le chemin de halage. Il m’a bousillé la mob et mon genou. Dès le matin, maintenant, je traîne la patte, je boîte. Je termine le chantier, pour que Adecco ne me note pas mal, mais le mois prochain (il se tapote la rotule) je me fais opérer.

– Bah vous saurez quoi acheter, alors, avec l’Euro millions...

– Quoi ?

– Une mobylette toute neuve.

– Ah ouais ! Et puis un vélo d’appartement, pour la rééducation ! Nan, je me verrais mieux en Porsche...

– Ça va faire bizarre quand vous arriverez en Porsche sur les chantiers...


(article publié dans Fakir N°33, mai 2007)

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