C’est l’une des vertus de la fronde des agriculteurs : avoir mis en lumière qu’à Bruxelles, Macron et son gouvernement négociaient, ni vus ni connus, un accord de libre-échange avec l’Amérique du Sud. Les avoir pris les doigts dans la confiture.
Les travailleurs d’Uber, Deliveroo and co ont eu moins de chance : dans l’ombre, depuis deux ans, la Macronie sabote systématiquement, toujours à Bruxelles, les avancées sociales qu’ils arrachent...
Macron, lobbyiste d'Uber !
Paris, le 14 novembre 2023
« Et je me suis dit que ce serait bien d’écrire un livre pour raconter tout ça : mon mandat de députée européenne, les coulisses de l’UE, des négociations, l’action des lobbys à Bruxelles…
— Ah ouais, super idée !
— … mais j’ai plein de négociations à mener, je n’ai pas le temps… Du coup, ça te dirait qu’on l’écrive ensemble ?
— Bien sûr, chouette projet !
— Ah ben parfait, je suis contente. J’ai déjà eu l’éditeur, on a un créneau. Faut juste que le livre soit écrit dans trois semaines…
— T’es sérieuse ??? »
C’est Leïla Chaibi, la députée européenne, qui me faisait la proposition, quelques semaines avant Noël, en plein bouclage du dernier numéro de Fakir.
Mais on s’est lancés, malgré les délais.
Et au fil de nos discussions, j’ai découvert, moi aussi, l’envers du décor européen. Le faste, le cérémonial, la politesse feutrée entre députés et services de l’UE, tout ça qui « endort la colère » et la volonté de changer les choses, même pour une députée activiste, militante, formée à Jeudi Noir et Génération Précaire comme Leïla. La pesanteur de l’institution.
J’y ai vu un nouvel exemple, surtout, du rôle des lobbys, pour le transport aérien, le forage en mer, Coca ou Mercedes. Pour Uber et Deliveroo, les géants des plateformes. De leurs lobbyistes, et du plus puissant d’entre eux : Emmanuel Macron.
Macron, souvenez-vous : celui-là même qui répondait finement, à ceux qui lui signalaient que les livreurs Uber n’avaient ni droits, ni assurance, qu’ils étaient exploités pour quelques euros de l’heure, qu’il n’allait « pas interdire Uber et les VTC, ce serait les renvoyer vendre de la drogue à Stains » (2/11/2016) – en grand connaisseur qu’il est de la Seine-Saint-Denis.
Alors, on vous refait le fil de l’histoire. On vous raconte l’envers du décor, ce que la Macronie préfère cacher, avec les « bonnes feuilles », comme on dit dans le jargon, de notre bouquin*.
* Extraits du livre « Députée Pirate. Comment j’ai infiltré la machine européenne. », par Leïla Chaibi et Cyril Pocréaux, Éditions Les Liens qui Libèrent. En vente sur Fakirpresse.info
Comment tout ça commence ? En 2020. En pleine pandémie du Covid. C’est Leïla qui raconte…
Essentiel ou idéologique ?
Des paniers repas, bien sûr.
Mais aussi des sextoys, des Twix (voire un seul Twix, parfois !), des colliers pour chien.
Voilà ce qu’on nous amène à domicile, alors que la crise du Covid déferle sur la planète, nous pousse au confinement.
Voilà le nouveau front, le nouveau terrain de bataille : alors que les travailleurs d’Uber, Deliveroo and co nous livrent des objets du quotidien, en ce printemps 2020, la société découvre qu’avec les infirmières, les professionnelles du soin ou les caissières, les livreurs à vélo sont les seuls à crapahuter dans nos villes. à risquer leur vie – plus encore que d’habitude.
Le voile est levé sur l’envers du décor. « Le Sushi est-il essentiel à la vie de la Nation ? » titré-je dans une tribune du Huffington Post. En substance ? De deux choses l’une : soit leur activité n’est pas essentielle, et qu’on interdise les livraisons via les plateformes. Soit elle l’est, pour nourrir les gens, leur amener ce dont ils ont besoin… Mais alors qu’on leur offre un vrai statut, de vrais droits, une vraie protection. L’article restera en tête des lectures pendant plusieurs semaines.
Finalement, c’est à la lumière d’une dramatique pandémie mondiale que le débat est vraiment posé. Le social, la garantie des droits ? L’Union européenne n’en avait jamais vraiment eu cure, jusque-là. Son objectif, son impératif est ailleurs : « li-bé-ra-li-ser-le-mar-ché. » Et, promis, une fois le marché dérégulé, alors la justice sociale arrivera, sans aucun doute.
Problème : depuis quarante ans qu’on essaie, ce n’est pas le cas.
Au contraire, même : la situation ne cesse d’empirer.
Pourtant, en cette période de la crise sanitaire, toutes les règles censées nous apporter bien-être et prospérité, ces règles qu’on nous imposait comme un carcan, ont volé en éclats. Tous les dogmes sont suspendus, mis entre parenthèses. Finis, les 3 % de déficit indépassables, l’austérité nécessaire. Utiles, soudain, vitaux, même, les services publics.
C’est là, sans doute, que se trouve notre marge de manœuvre.
Il faut frapper vite et fort avant que les vieilles habitudes budgétaire ne reviennent en force, car elles reviendront, c’est certain.
Il est plus urgent que jamais d’obtenir une directive de la Commission.
Le combat s’engage.
Mais, en face, nos adversaires ne sont pas prêts à céder le moindre pouce de terrain…
***
L’enjeu est là, donc : parvenir à faire pression sur la Commission européenne, qu’elle édicte une directive (une loi, dirait-on en droit français), puisque le Parlement européen est le seul au monde à ne pas avoir le droit de légiférer. Alors, il faut que le dossier tombe entre de bonnes mains, celles du bon commissaire. Commence un grand jeu du chat et de la souris, sur plusieurs mois : Leïla harcèle Nicolas Schmit, Luxembourgeois, tendance socialiste, pour qu’il s’empare du sujet. Parce que si la vice-présidente aux Affaires numériques, la très libérale Margrethe Vestager, ou le commissaire à la Concurrence, s’empare du dossier, l’affaire sera enterrée. Pire, même : l’exploitation des chauffeurs et livreurs pourra continuer de plus belle. Ce premier bras de fer est victorieux : début 2020, Schmit est désigné pour porter la question des travailleurs de plateformes à la Commission.
Mais une ombre se profile…
À cent contre un !
« Madame la députée, je serais heureux de vous rencontrer prochainement pour vous exposer… »
Un mail tombe, ce matin – nous sommes à la fin de l’année 2019 –, le représentant d’une association, une ONG peut-être, dont le dirigeant est le « chargé des relations institutionnelles ».
Il parle de mobilités, de déplacements. Je suis curieuse : enfin quelqu’un d’extérieur au Parlement qui vient nous rencontrer.
Simon, à l’époque l’un de mes attachés parlementaires, passe la tête par-dessus mon épaule, lit l’écran de mon ordi. « Ah, ça, c’est un lobbyiste », glisse-t-il. Il connaît décidément tous les rouages de cette maison.
Me voilà plus curieuse encore : l’occasion d’en voir un en vrai, de ces fameux lobbyistes dont j’entends tant parler. (…)
Quelques jours plus tard, c’est un « chargé d’affaires publiques » qui pousse ma porte. Je saute, là encore, sur l’occasion, l’invite à s’asseoir : ces rencontres sont décidément instructives…
Rien à voir avec le premier : tiré à quatre épingles, costume impeccable, coiffure impeccable, bronzage surfait, une sorte de Ken blond, sans Barbie mais avec un accent anglais à couper au couteau. Il représente, il ne s’en cache pas, les intérêts de Deliveroo. La principale différence avec le premier ? Lui ne s’est visiblement pas renseigné sur qui il avait en face. Mais alors pas du tout, du tout : puisque je suis Française, il sort la carte Macron, ou plutôt "Macwon", qu’il adule, visiblement.
« Votre président, Macwon, il a tout compris ! Tout ! C’est un génie !
— Ah oui ? Racontez-moi comment vous voyez ça…
— Son histoire de Charte, c’est formidable ! Les plateformes étaient ravies ! »
Quelques mois plus tôt, en France, la LOM, pour Loi d’orientation des mobilités, prévoyait en effet la signature d’une simple charte, entre livreurs et plateformes, sorte de code de bonne conduite non contraignant, pour régler la question.
« Quel dommage vraiment que votre machin l’ait censurée, cette charte… Votre truc, là, comment déjà ?
— Le Conseil constitutionnel.
— Oui, voilà ! Quel dommage… La semaine prochaine, je rencontre le gouvernement espagnol. Je vais leur dire : il faut faire comme Macwon ! »
C’est vraiment un gros bourrin, que j’ai devant moi.
Mais je saisis une chose, pour la première fois – ce ne sera pas la dernière : Macron revient partout, à chaque fois, dans cette affaire. Il est cité en modèle, immanquablement, par les lobbyistes d’Uber, Deliveroo, Amazon et autres.
Je sais, désormais, contre qui et quoi je me bats : le tiers-statut, et l’influence de Macron en faveur des plateformes.
Tout de même : je me renseigne, avec mon équipe, sur ces drôles de pratiques. Sur la présence des lobbyistes, à tous les niveaux, à chaque étage du Parlement, de la Commission, du Conseil, eux qui chuchotent, visiblement, à l’oreille des gouvernements.
Puisqu’ils doivent être officiellement inscrits auprès de l’UE, puisqu’ils disposent de leur propre badge pour circuler librement en ces lieux (quand le citoyen lambda doit s’astreindre à un vrai parcours du combattant), on peut les compter : ils sont 70 000, rien qu’à Bruxelles ! 70 000 pour 12 500 officines de lobbying, 70 000 pour 700 députés – et les commissaires, et les ministres, mais enfin, la proportion est là : cent contre un !
Après Washington, la capitale belge est le plus gros spot du monde pour ces « chargés de relations ». Ils ont ici leurs bureaux, leurs contacts, leur badge – marron – pour circuler librement, partout. à la cantine ? Assise, tiens, à côté d’un « chargé d’affaires publiques ». à la cafétéria ? Un autre. Dans votre bureau, ils viendront frapper, librement, un plan du bâtiment leur suffit. (…)
Difficile d’échapper à leur influence.
On le sait trop peu, mais toute présidence du Conseil est sponsorisée – Petit rappel : le Conseil, qui rassemble les gouvernements des états-membres, c’est l’une des trois institutions de l’Union, avec le Parlement et la Commission, chaque pays présidant le Conseil à tour de rôle, tous les six mois. Présidence sponsorisée, donc. Coca-Cola, par exemple, est le « partenaire » de la présidence portugaise. Puis de la roumaine. La France est supportée par Renault, Stellantis, et EDF. Pepsi, BMW, Microsoft et tant d’autres sont aussi de la partie, régulièrement. Du coup, leurs logos apparaissent partout, sur les affiches, les bannières, les toiles de fond, les documents. Ils offrent, en début de présidence, des cadeaux aux couleurs du pays – leurs sigles jamais très loin – carnets, gourdes, cravates, foulards… Donnent de l’argent pour organiser des conférences, 40 000 euros de Mercedes ici, autant là, à côté. Une réunion sur les « enjeux du secteur aérien » ? Les interprètes sont payés par les grandes compagnies aéronautiques. « Bienfaits du sucre pour les citoyens européens », « forage dans la mer Baltique » : tous les thèmes y passent, sur notre fil de réunions. Comme ce jour où, arrivée dans la salle, je repère d’entrée les bouteilles de Coca sur les tables, les poufs Coca dans les coins, le chargeur de téléphone aux couleurs de Coca en cadeau.
Il s’agissait, en l’occurrence, d’évaluer l’intérêt d’un « Nutrition label initiative », l’équivalent de notre Nutriscore…
Nous baignons, en fait, parmi les lobbys. Le seul endroit qui leur est interdit : les réunions à huis-clos. Encore heureux.
Les députés ne sont pas obligés de les écouter ? Un point fondamental m’apparaît, soudain : les députés, les commissaires, les assistants parlementaires, dans leur vase clos, dans leur bulle, n’ont qu’eux, pour seuls et uniques interlocuteurs. Rarement un travailleur, jamais un ouvrier. C’est un lieu sans citoyens. Et tout ça sans réel contrôle : si les rapporteurs d’une commission ou les juristes sont censés déclarer tout rendez-vous avec un groupe de pression, aucune mesure n’est prévue s’ils ne jouent pas le jeu. Autant dire que la marge de manœuvre de ces derniers est totale : ils restent dans l’ombre.
Surtout, surtout : quand un élu n’a pas eu le temps de travailler un sujet, noyé sous les réunions, les commissions, les dossiers, le lobbyiste, lui, a tout compris, tout écrit, tout préparé à l’avance. L’argumentaire est prêt, il suffit de le reprendre. « Mais attends, je vais te l’écrire, ton amendement », on nous propose, régulièrement. Produire des amendements, c’est bon pour les statistiques d’un élu. Alors, par facilité… Et ça marche ! En commission, je suis surprise, dans les premiers temps du moins, de voir parfois surgir des élus qu’on n’avait jusque-là jamais entendus sur un sujet réciter des textes tout prêts, mot pour mot l’argumentaire qu’on a vu passer, nous aussi, dans les plaquettes délivrées par nos visiteurs. Jusqu’à des situations lunaires, ou déprimantes, au choix : une députée, un jour, nous lit un amendement pour détricoter un peu plus encore le système de santé… américain.
Elle n’avait pas pris le bon fichier.
À moins que son collaborateur lobbyiste n’ait confondu les fichiers « Bruxelles » et « Washington », entre deux avions…
***
Pour améliorer le sort des travailleurs, il y a les lobbys, à combattre, donc.
Mais ils ne sont pas les seuls adversaires des travailleurs des plateformes, loin s’en faut. Leïla va bientôt s’en apercevoir…
« Ils sont prêts à tout lâcher ! »
Un point essentiel reste en suspens : à qui va revenir le rapport d’initiative parlementaire ? En d’autres termes, qui va cadrer les débats, organiser les réunions ?
Mener le bal, en somme ?
Selon la règle établie, c’est au groupe socialiste de traiter la question. Mais Agnes Jongerius, une députée néerlandaise travailliste, de gauche, ancienne syndicaliste, qui jouit d’une forte légitimité au sein de la commission emploi et du Parlement, est désolée de m’annoncer une drôle de nouvelle.
Dépitée, presque.
« On aurait dû l’avoir, ce rapport, oui, c’est ce que voulait l’alternance en place, mais ça va finalement revenir au groupe Renew… » Renew, c’est le Renaissance français : le groupe des Macronistes. « Je ne comprends pas, m’avoue-t-elle, autour d’un café. L’Élysée de chez toi (elle prononce "Léleeezay") fait pression pour récupérer le dossier. Ils sont même prêts à lâcher le salaire minimum européen, alors que c’est le dossier prioritaire de la mandature, pour avoir celui sur les plateformes numériques ! Ils lâchent sur tout pour avoir ça, je ne comprends pas. »
Je comprends, pour ma part, mais je suis sans doute paranoïaque : je vois encore, derrière tout ça, la volonté d’Emmanuel Macron.
Un point positif, toutefois : c’est Sylvie Brunet qui hérite du rapport. Une députée du Modem, pas une macroniste pur jus. Connue pour aimer le jeu du Parlement européen, le compromis avant tout. Et puis, je m’entends plutôt bien avec elle.
***
Alors, notre députée se retrousse les manches : elle construit des majorités, avec tous les députés, de gauche, de droite aussi, avec un argument massue : « Le salariat, c’est bon pour le business, voyez l’exemple de Just Eat ! » Car il y a, c’est vrai, le paradoxe Just Eat : cette plateforme, elle, salarie ses livreurs, les protège. Résultat : en Espagne, qui a imposé une législation bien plus favorable aux travailleurs, elle est numéro 1 sur le marché – marché que Deliveroo a dû quitter. Alors qu’en France, Just Eat met la clé sous la porte. Just Eat, c’est le caillou dans la chaussure d’Uber et Deliveroo, qui casse leur principal argument selon lequel le salariat tuerait le business.
Au point qu’en septembre 2021, à 76 % (un chiffre énorme !) le Parlement se prononce pour la présomption de salariat, et recommande à la Commission une directive en ce sens. Même Sylvie Brunet finit par se ranger aux arguments !
Quelques jours plus tard, entre deux portes, Leïla évoque ce petit séisme avec Brunet, justement.
« Alors, comment ils le prennent, ce rapport du Parlement, à l’Élysée ?
— Ben, je ne sais pas : ils ne me répondent plus.
— Et Borne, la ministre du Travail ?
— Non plus.
— Ah… »
La soirée de l’ambassadeur
Le Parlement était convaincu. Restait à convaincre la Commission.
C’est elle, au final, qui aura le dernier mot, en tout cas le plus de poids.
Le plus dur commençait…
Il faut, encore et toujours, convaincre ceux qui ne l’étaient pas encore.
Mais aussi, puisque dans cette affaire la France semble-t-il pèse fortement sur les négociations, savoir comment notre pays envisage la situation. C’est même crucial : la France s’apprête à prendre, pour six mois, la présidence tournante de l’UE. Je contacte donc Philippe Léglise-Costa, « représentant permanent français auprès de l’Union européenne ». Une sorte d’ambassadeur de notre pays auprès des instances européennes. Qui m’invite, en retour, à venir déjeuner à sa résidence, à la fois appartement et représentation permanente de la France, à la fois musée et salon.
Sur la table, sous les dorures des lustres, le couvert est dressé, le menu devant les assiettes. Comme dans un mariage ! J’ai l’impression d’évoluer dans un resto hyper chic. Des serveurs nous amènent les plats, d’ailleurs, ambiance guindée, et des codes, plein de codes : je découvre, un peu tard, que je ne peux pas commencer à manger tant que mon hôte ne m’a pas dit « Je vous en prie ». Moi qui avais déjà les couverts en main…
De toute façon, j’ai du mal à avaler quoi que ce soit : je suis trop concentrée pour négocier. Je ne sais pas faire les deux en même temps, ou alors pas proprement.
Je tente ma chance :
« Alors, le rapport Brunet, c’est une bonne chose, non ? La France va l’appuyer ?
— Oh, les rapports du Parlement n’ont pas grande importance, vous savez. La présomption de salariat ? Non, non, il ne faut surtout pas s’engager dans cette voie… »
Ce soir-là, le repas fut très lourd à digérer, finalement.
***
Uber et Deliveroo, sentant venir un danger qu’ils avaient sous-estimé, repartent à l’offensive, multiplient les réunions. Et semblent appuyés, donc, en cela, par la France.
Il faut contrer, dès lors, la menace qui se précise, de jour en jour.
Alors, face à cette bulle d’entre soi, Leïla va faire entrer des fragments de réel au Parlement. Y incruster Jérémy, livreur à Bordeaux, Brahim, chauffeur VTC, Leïla, livreuse pour Deliveroo, tous ces gens qu’elle croise au cours de son combat.
Le point de bascule
Je les écume, leurs tables rondes, voir leurs têtes quand j’entre, sans avoir été annoncée, est déjà un pur bonheur. Et j’amène avec moi des travailleurs, des vrais, de chair, d’os et de sang. Ils disent défendre les travailleurs, ne vouloir que leur bien-être ? Qu’ils les écoutent, d’abord, ces livreuses, ces chauffeurs que j’ai fait accréditer au préalable, qui s’assoient même quand on ne leur propose pas de siège, qui prennent la parole, même quand on ne la leur donne pas.
Leïla, par exemple, mère célibataire de quatre enfants, livreuse Deliveroo.
« On n’a jamais été conviés à ce genre de réunions pour parler de nos conditions de travail. On investit 70 heures par semaine de notre temps, je suis mère de quatre enfants. Mon travail je l’ai choisi, mais les conditions, on ne nous les avait pas dites au départ. Si on est vraiment indépendants, on veut pouvoir facturer avec nos tarifs, pas ceux qu’on nous impose. » Ou encore Brahim, notre allié chauffeur. Qui se lève, grand, imposant, n’en peut plus d’entendre les discours de ceux qui veulent lui enlever le peu de droits conquis. « Vous ne nous respectez pas ! Est-ce qu’il y a un seul travailleur, ici ? Alors, invitez des chauffeurs, des livreurs, dans vos réunions. Nos droits ne sont pas négociables. Point barre. Nos droits ne sont pas négociables. » (…)
Automne 2021.
Dernière ligne droite, avant la décision de la Commission.
Entre les lobbys et nous, la course de fond se transforme en sprint, à qui convaincra le mieux les commissaires, les fera basculer.
Eux montent réunion sur réunion, assurent que les travailleurs sont tous d’accord avec eux – qu’importe qu’ils ne soient même pas représentés dans leurs sauteries. Ils inondent Internet, par le biais d’agences d’influence numérique, et Politico, la revue de la Bulle, d’articles pour vanter un tiers-statut. Le Grec, celui qui était venu me rendre visite, appelle tous les commissaires, systématiquement. Plus surprenant, et plus embêtant : l’Élysée et le gouvernement français font de même. Avec un leitmotiv en guise d’injonction : « Pas de salariat, surtout : privilégions un dialogue social entre les plateformes et leurs travailleurs. » Belle idée du dialogue : laisser face à face, seuls dans la cage, des multinationales qui pèsent plusieurs centaines de milliards et des travailleurs atomisés, écrasés. (…)
D’ailleurs, en France, Élisabeth Borne, alors ministre du Travail (et qui semble bien informée) l’assure, bravache, devant la représentation nationale : « Jamais la Commission ne se prononcera pour une présomption de salariat. Nous devons privilégier le dialogue social ! »
Ce round-là est perdu.
Nous sommes battus à plate couture.
***
Et pourtant : c’est un tremblement de terre qui secoue Bruxelles, quelques semaines plus tard : la Commission, dans son projet de directive, se prononce finalement pour une présomption de salariat. Plus de quatre millions de travailleurs précaires en Europe pourront bientôt avoir accès à un salaire minimum, aux congés payés, à la protection sociale. Près de quatre milliards d’euros de cotisations entreront dans les caisses publiques.
C’est une défaite, un nouveau KO, pour Uber, Deliveroo, pour les lobbys.
Pour Emmanuel Macron.
De leur côté, les plateformes pondent déjà leurs premiers communiqués : ce sera terrible, elles vont quitter le Vieux continent, l’Europe va mourir de faim car plus personne ne voudra y livrer de nourriture. Les lobbys repartent de plus belle.
Car il y a encore à passer le cap des ultimes négociations, en trilogue, avec la Commission, le Parlement, et les états. Dont la France, donc…
Comment Macron a gâché ma nuit de noces
« Madame Nicholsonova, vous allez dans les toilettes pour monter les députés contre moi, je vous préviens que je n’accepte pas du tout ces méthodes ! » C’est Dennis Radtke, un élu allemand, rapporteur pour le PPE – la droite – mais ancien syndicaliste, qui s’emporte ainsi, un jour, en commission.
Un homme atypique, notre gauchiste de droite ! Un autre soir, il arrive en retard tout essoufflé, secoue la tête en posant sa pochette sur la table, et résume bien l’ambiance. « Pfff… Je me fais harceler par les lobbys », lâche-t-il à la cantonade.
On ne peut pas se permettre de baisser la garde, je le sais. D’autant que ce que va me révéler Nicolas Schmit ne me rassure guère.
Dans la directive imaginée par la Commission, deux critères seront nécessaires pour prouver la subordination des travailleurs aux plateformes. La soumission à un algorithme, par exemple, ou ne pas pouvoir fixer ses propres tarifs… L’affaire sera plus compliquée que prévu, on le sait, pour les travailleurs, alors que le Parlement avait proposé un seul critère, une seule case à cocher pour bénéficier de droits.
« Vous n’êtes pas au courant ? me souffle Schmit, à moitié surpris, à moitié taquin. J’ai des contacts en France qui m’ont dit que cela venait de chez vous, cette histoire de critères, car la Commission, elle, n’en voulait qu’un…
— C’est-à-dire ?
— Il y a eu un coup de fil, au plus haut niveau, pour pousser la Commission à en mettre deux.
— Vous voulez dire… le Premier ministre ?
— Non : au plus haut niveau, j’ai dit.
— Le président de la République ?
— Oui.
— Il vous a appelé directement ?
— Non, ça s’est joué au-dessus de moi, vous vous en doutez bien. »
Je l’avais toujours su, c’est maintenant confirmé. Emmanuel Macron n’est pas qu’un obstacle pour les travailleurs des plateformes. C’est aussi un ennemi, qui torpille, patiemment, en sous-main, toutes les avancées qu’ils peuvent espérer.
Malgré tout, le Parlement tient bon, sur les critères, sur tout, ou presque.
Je vais pouvoir me marier l’esprit tranquille.
Parce que oui, ce week-end, je me marie. Un an et demi, que la date est prévue.
Il faut bien penser à soi, de temps en temps.
Ce 9 juillet, toute mon équipe est là.
Mais, pour une fois, pas question de parler boulot : ils sont une centaine d’autres, des amis, la famille, autour d’eux, réunis pour le mariage.
La fête dure toute la nuit, jusqu’au petit matin, parenthèse enchantée, encore allégée, peut-être inconsciemment du moins, par les victoires arrachées à Bruxelles.
Petit matin, donc, la tête encore embrumée des effluves de la veille, la seule préoccupation, le repas du dimanche midi, un brunch, plutôt, beaucoup de copains sont encore là, revivre la fête avec eux, refaire le monde… Mes assistants sont toujours là, aussi, on savoure ce moment, ils regardent leurs téléphones, se jettent des regards en coin, qui prennent un air inquiet, je les sens s’agiter soudain…
Oh non.
Pas aujourd’hui.
Pas maintenant.
Laissez-moi juste le temps d’en profiter un peu…
Mais non : il faut remonter au créneau.
Les « Uber files », plus de 100.000 documents internes à la firme communiqués par une source anonyme au quotidien britannique The Guardian, puis transmis au Consortium international des journalistes d’investigation, font l’effet d’une bombe. Ils révèlent comment entre 2012 et 2017 Emmanuel Macron, alors ministre de l’Économie, a facilité l’implantation d’Uber en France, à coups de rendez-vous secrets et de petits arrangements, au besoin en tordant la loi en sa faveur, en intervenant auprès des Préfets, en reprenant clés en main les amendements livrés par la firme. Et comment Mark MacGann – lobbyiste en chef de la zone Europe, Afrique et Moyen-Orient chez Uber, c’est lui, la source – a ensuite aidé Macron à financer sa campagne présidentielle de 2017.
Une surprise ? Pas vraiment, malheureusement. Juste la confirmation de ce que j’entends depuis trois ans, au Parlement, dans la bouche des lobbyistes. « Macron, Macron, Macron », son nom revient sans cesse dans la bataille, toujours du même côté, et brandi comme un étendard. Qu’un cadre d’Uber préconise, Macron exécute, dans les semaines, les jours qui suivent. Macron, Macron, Macron, toujours sur mon chemin, pour freiner ou balayer les avancées.
Aucune surprise, finalement.
Il est le lobbyiste d’Uber. Le meilleur, et de loin.
On verra plus tard, pour ma nuit de noces.
Il faut écrire des communiqués, réagir, répondre aux médias, retourner à Bruxelles. (…)
Il fallait battre le fer, enfoncer la porte ouverte : auditionner par exemple Mark MacGann, le repenti.
Six mois plus tôt, j’avais déjà échangé avec lui, en visio, dans le cadre de mon travail d’élue. Il m’avait révélé, alors, une partie des informations qu’il avait données au Guardian. En m’assurant qu’il les livrerait très bientôt au public. Pourquoi a-t-il attendu aussi longtemps ? Mystère. Un mystère complet. Dommage : au même moment, en France, la Présidentielle de 2022 battait son plein. Il aurait été utile pour les citoyens français de savoir en toute connaissance de cause pour qui ils allaient voter...
La nouvelle lobbyiste d’Uber, elle, jure la main sur le cœur que les pratiques révélées n’ont plus cours. Mark MacGann la démentira, lors de notre audition, expliquant par le détail la stratégie d’Uber : s’installer dans un pays de force, en bafouer les lois, et s’assurer les services de personnalités politiques haut placées pour ensuite y changer les lois en vigueur. Institutionnaliser, donc, ce qui a été fait illégalement. C’est une stratégie du cheval de Troie, qu’il nous décrit. Un processus qui peut avoir un impact considérable sur toute l’économie, qui met directement en péril, et à dessein, un modèle social conquis de haute lutte, celui du salariat.
Qui, sous couvert de « modernité », nous renvoie au XIXe siècle.
Un processus entamé de longue date, planifié sur des années, qui nous dépasse.
Et que nous venons perturber.
***
Ulysse, c’était un de mes héros, quand j’étais gamin.
Mais là, c’est bien Macron qui l’a aidé à entrer, ce cheval de Troie.
Ils nous piquent même nos rêves d’enfance...
D’autant qu’à Bruxelles, il va continuer, notre Président français, à freiner des quatre fers pour toute avancée sociale pour les travailleurs…
La honte et les pleurs
Ça traîne, encore et toujours.
En ce début d’année 2023, la France, encore et toujours, ralentit le dossier, déconstruit le salariat qui se dessine, à coups de demandes d’exceptions, de dérogations pour ne pas appliquer la directive, de critères, de « Attention, ça va nuire au dialogue social français ». Pendant la bataille des retraites en France, le ministre Olivier Dussopt est actif sur la scène européenne : il torpille, méticuleusement, tout notre travail effectué en amont.
En un mot : le poids de la France est utilisé pour saboter des acquis sociaux qui n’ont même pas eu le temps d’être mis en place. Tout le monde nous le dit : l’Espagne serait disposée à faire ce qu’on veut. L’Allemagne n’a aucune position tranchée sur ce dossier, ni même de position du tout, d’ailleurs. Mais « le problème, c’est la France ».
Et la France pèse, en Europe.
Sa parole, au Conseil, est d’or.
Certains, devant elle, se couchent avant de se battre.
Pendant ce temps ? Je suis au milieu des couches et des biberons, ma petite fille est née, et comme Macron m’a gâché ma nuit de noces, il envahit les premières semaines de ma maternité. Je vois toutes les digues que nous avons construites tomber, les unes après les autres.
Tant d’alliés baissent les armes.
« It’s a shame », je clame, à la première réunion des négociateurs où je remets les pieds, quand j’assiste au bal de renoncements.
Je m’exile aux toilettes. Pour pleurer. Il faudra que mon équipe s’inquiète, et vienne me chercher, pour que j’en sorte. (…)
Nous sommes le 31 octobre dernier, en pleine phase de Trilogue. La dernière étape des négociations avant l’adoption de la directive.
Le Parquet belge annonce classer sans suite l’affaire du décès de Sultan Zadran.
Sultan était un livreur à vélo, d’origine afghane, qui avait fui le régime des Talibans, qui travaillait dans la capitale belge depuis dix ans. Il envoyait de l’argent à sa femme, et ses cinq enfants, réfugiés eux au Pakistan. Il travaillait pour Uber Eats. Il fut écrasé, en février 2023, par un car de la société Flixbus, les « cars Macron », comme on les appelle en France.
L’actualité fait parfois montre d’un terrible cynisme.
Uber s’en lave les mains. Ils le peuvent : ils ont le droit, ou plutôt l’absence de règles, pour eux.
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Ce 13 décembre 2023, les dernières négociations promettent d’être longues. Elles dureront, de fait, toute la nuit. De quel côté la balance va-t-elle pencher ? Pour les travailleurs ? Pour Macron et Uber ? La France, en tout cas, pousse pour ces derniers.
C’est un combat au mot à mot, au corps à corps, charnel, presque. La rapporteure du groupe socialiste semble à deux doigts de flancher. C’est qu’au fur et à mesure des heures qui passent les corps fatiguent, les yeux tanguent, les âmes chancellent. Schmit enlève sa cravate, ouvrira plus tard sa chemise, s’enfonce dans son fauteuil. « S’il vous plaît, il est cinq heures du matin », implore un membre espagnol du Conseil. Première victoire arrachée, et quelle victoire ! je ne sais même plus à quelle heure : exit, la « French derogation », comme tout le monde l’appelle, réclamée par Macron et Dussopt, qui ne veulent pas que l’accord qui se dessine s’applique chez nous – où tout se passe tellement bien, pour nos livreurs, paraît-il.
C’est un affrontement franco-français, finalement, qui point. Le Conseil et Macron veulent favoriser Uber. Et si je suis la seule Française parmi les parlementaires, ceux-ci me suivent, désormais : nous penchons pour les travailleurs. « Les Français nous emmerdent, que ce soit au Parlement ou au Conseil ! » peste un membre du Conseil en me regardant, l’air fâché, pendant une pause.
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Et la lumière, au bout du tunnel : vers 7h30 du matin, un texte est approuvé qui améliore, finalement, la situation des travailleurs. Qui fait reposer sur l’employeur, en cas de démarche devant un juge, la charge de prouver que son livreur ne doit pas être salarié. Qui oblige l’inspection du Travail à scruter à la loupe le statut de tous les travailleurs d’une plateforme, dès que l’un d’eux a été requalifié en salarié. La Commission, le Parlement et le Conseil ont reconnu que, pour des millions de travailleurs, la loi de la jungle ne peut plus servir de référentiel…
Bruxelles, 16 février 2024
« Alors, bravo ! Vous avez gagné, à la fin ! T’es contente ?
— Ben non. »
Elle était dépitée, Leïla, au bout du fil, quelques semaines après l’accord historique arraché en trilogue.
« Normalement, quand un accord est validé, c’est une simple formalité pour qu’il soit adopté, après. Là, même les Macronistes du Parlement étaient pour, ils me l’ont dit, l’ont écrit !
— Et donc ?
— C’est Macron, donc au nom de la France, qui est allé négocier directement avec Giorgia Meloni, l’Italienne, et Viktor Orbán, le Hongrois, pour avoir la majorité et torpiller le projet. Avec les deux gouvernements d’extrême droite, tu réalises ? Il a enterré une avancée sociale majeure pour des millions de travailleurs. Quelle honte... Mais tu me connais : je ne lâcherai pas. »
Il ne faudra pas lâcher, en effet, contre Macron, Uber et leur monde : que les gens, les Jérémy, les Leïla, les Brahim se réapproprient leurs droits, qu’on se tienne à leurs côtés, et qu’on décide, enfin, démocratiquement, des règles du jeu. à défaut, ne nous leurrons pas : la pente que nous font prendre Macron and co nous mène vers le gouffre.