n° 113  

Mayotte, Macron et le choléra...

Par Camille Vandendriessche, Cyril Pocréaux |

Première publication avant mise à jour le 30 juillet 2024

« Vous êtes contents d’être en France ! Parce que si c’était pas la France, je peux vous dire, vous seriez 10 000 fois plus dans la merde ! » Euh… non, faut pas dire ça, Emmanuel. Parce que quand certaines prévisions font craindre 60 000 morts à Mayotte, ça paraît compliqué, humainement, et même statistiquement, d’être « 10 000 fois plus dans la merde ». Au fait : « Emmanuel », qui s’exprime comme ça, c’est Emmanuel Macron.


Un président de la République ne devrait pas dire ça, mais lui poursuivait, en hurlant, au milieu d’une foule de Mahorais qui le huait : « Y a pas un endroit dans l’Océan indien où on aide autant les gens ! » Sauf qu’il n’est pas question d’aide, ou de charité, ou d’obole, ici, monsieur Macron : juste d’Égalité (vous savez : « Liberté, Égalité, Fraternité », tout ça, tout ça…) : que, sur le territoire français, et donc à Mayotte, tout le monde ait accès aux mêmes droits, aux mêmes protections, au même niveau de secours, aux mêmes ressources essentielles. Comme l’eau, par exemple. Si vous aviez lu Fakir l’été dernier, vous comprendriez mieux. On y expliquait le scandale de l’eau, témoignages à l’appui. On se demandait comment on avait pu mettre un milliard pour nettoyer celle de la Seine en vue des Jeux, mais comment on laissait le choléra se développer là-bas faute d’accès suffisant à l’eau. Fakir vous offre l’article de Camille en accès libre, du coup, monsieur le Président…

« Si les Jeux avaient lieu à Mayotte, on compterait le nombre de blessés par centaines... Ce serait la honte mondiale pour la France, la Terre entière verrait tous les problèmes qu’il y a ici ! »
C’est parti d’un délire avec Samy, un pote de la fac. Il est né et vit à Mayotte, Samy, même s’il a fait un détour par la Métropole. Comme il est lui-même ancien sportif de haut niveau, on causait pronostics en vue des JO, et puis du prix des places, et puis on a imaginé à quoi ressembleraient les Jeux olympiques organisés certes en France, mais à Mayotte. Samy a été pris d’un fou rire. Et puis, il a retrouvé un air sérieux, d’un coup.
Parce que comme souvent quand on parle de Mayotte, la bonne humeur de Samy ne résiste pas longtemps. Et à l’évocation des Jeux, même lui, le passionné de sport n’a pas le cœur à s’enflammer. Les Jeux, pourtant, il les regarde à la télé tous les deux ans, été comme hiver. Le genre à traîner devant du tir à l’arc ou du patinage de vitesse jusqu’à trois heures du mat’. Mais pas cette fois. Paris 2024, ça le dégoûte.Parce que ces Jeux-là, ils mettent encore plus en évidence le fossé entre la métropole et Mayotte. Entre la vraie France, celle de l’éducation, de la santé, de la sécurité, des droits sociaux, et l’autre France, cette sous-France où les services publics ne sont que des limbes.

« Franchement, on pourrait peut-être accueillir une seule discipline, et encore, un concours de chant ou de poésie, rien de compliqué à organiser », il soupire. « Ici, aucune infrastructure n’est aux normes. Les communes font du bricolage pour que ça ne pète pas, mais ça n’empêche pas les drames. Il y a trois ans, dans un gymnase de Petite-Terre, un panier de basket est tombé sur un joueur pendant un match. Ça lui a fracturé la jambe. Quelques années plus tôt, dans un autre gymnase, c’est un échafaudage qui s’était effondré sur deux agents techniques avant une finale de basket. Ils ont tous les deux été grièvement blessés. Et je te parle même pas du grand stade de Mamoudzou : c’est devenu un camp de réfugiés. » (ndlr : aujourd’hui démantelé). « Ça fait des années qu’il n’y a pas eu de matchs de foot là-bas !
—  Ah ben c’est sûr qu’en métropole, on met plus de moyens pour les Jeux. Rien que pour les épreuves sur l’eau, c’est un plan de 1,4 milliard pour rendre la Seine et la Marne propres à la baignade. Même Macron a assuré qu’il se baignerait dans la Seine cet été !
—  Ici, il ne s’y risquerait pas… »

Pas à cause des requins – ils sont peu nombreux grâce à la double barrière de corail autour de l’archipel. Plutôt à cause du choléra, qui progresse à grande vitesse dans l’archipel. Entre mars et juin, près de deux cents cas ont été diagnostiqués, dont deux mortels : une fillette de trois ans, une dame de soixante-deux. Et ce n’est sûrement que le début : aux Comores voisins, d’où affluent des milliers d’immigrés, on approchait les dix mille cas fin juin. Pas de bol : Sanofi a arrêté la production des vaccins anti-choléra fin 2022…

L’ogre s’est gavé.

L’ogre Vinci, à qui l’état a confié la gestion de l’eau à Mayotte, s’est bien gavé. Entre 2008 et 2018, la SMAE (Société mahoraise des eaux) a plus que doublé son chiffre d’affaires (11 à 25,8 millions d’euros) tout en reversant de moins en moins de recettes (27 % contre 45 %) dans les caisses de l’état. En 2017, elle refile même un gros marché à une autre filiale de Vinci, Sogeo, pour construire en urgence deux usines de dessalement et quadrupler la production de celle de Petite-Terre.

Et tout le monde s’en fout, même si le conflit d’intérêts est dénoncé en 2020 par la Commission européenne. Ou si la production reste loin, très loin des objectifs affichés. Ou même si les deux nouvelles installations, les Mahorais les attendent encore. Faut dire qu’on ne transforme pas le plomb en or : les dirigeants du SIEAM, le syndicat public qui délègue presque tout à Vinci les yeux fermés, sont visés par une enquête du PNF pour leur gestion calamiteuse…

Tout cela, mis bout à bout, ça le met vraiment en rogne, Samy. Parce que justement, « le choléra, c’est la conséquence directe de la pénurie d’eau à Mayotte. Pendant la crise de l’an dernier, on avait de l’eau juste une ou deux demi-journées par semaine. Quand elle coulait, on remplissait toutes les bouteilles, tous les bidons qu’on avait. J’avais acheté une bassine de 300 litres pour tenir jusqu’à la fin de la semaine, mais au bout de quelques jours, les algues poussaient dedans. Alors pour les enfants, j’ai économisé pour acheter une palette de 64 packs d’eau. Ça m’a coûté 320 euros, on a tout utilisé en trois semaines, mais il fallait bien remplir les biberons… Et puis mes beaux-parents aussi venaient chez nous pour chercher à boire. »
Au début de l’été 2023, le prix du pack de six bouteilles flambe jusqu’à 12 euros. Contre 1,20 euro en métropole. Rappel : Mayotte est, depuis 2011, un département français – et une collectivité française depuis 1976. Comme la Creuse, les Hauts-de-Seine ou le Pas-de-Calais. Imaginerait-on Emmanuel et Brigitte Macron, en villégiature chez eux, au Touquet, marcher cinq bornes pour aller remplir une bassine d’eau à une fontaine, pour pouvoir se laver et boire, un peu ? Mais à Mayotte, pour pallier les carences, on a juste agi dans l’urgence : recherche de points de forage à la va-vite, envoi sur place d’un appareil de production de l’eau potable, d’un bateau chargé de 600 000 litres d’eau... C’était loin de suffire. Samy soupire : « La situation était vraiment catastrophique l’an dernier. C’était un stress pour tous les habitants. Beaucoup ne pouvaient pas aller travailler. Il y avait des fuites sur le réseau, des détournements dans les bidonvilles, des gens qui buvaient l’eau des puits alors qu’elle est impropre, que c’est interdit. On est même arrivés à un point où les gens se battaient pour boire... Le pire, c’est que le risque était connu depuis des dizaines d’années et que les autorités n’ont rien fait. Et aujourd’hui, on a encore des coupures un jour sur deux. »

Depuis vingt-cinq ans, à Mayotte, tout le monde le sait, les pouvoirs publics en premier lieu : les infrastructures pour alimenter en eau potable l’archipel de 320 000 habitants sont sous-dimensionnées. Audits, études et engagements se sont succédés, parfois à coups de millions d’euros, pendant des années, sans que rien ne se passe. On imagine le scandale, les travaux, les moyens mis, n’importe où ailleurs en France. Là, non : tout le monde s’en fout. Pourtant, la ressource est largement suffisante : à Mayotte, il pleut deux fois plus qu’en métropole. Le plus drôle, ou le pire ? Les factures d’eau sont « pas possibles : 300 ou 400 euros tous les deux mois, parfois beaucoup plus », rumine Samy. « Quand il y a une fuite, ça prend des mois avant qu’ils ne viennent constater le problème, et on continue à payer Vinci.
—  Vinci ?
—  Oui, enfin la SMAE, une filiale de Vinci qui s’occupe de la gestion de l’eau à Mayotte.
—  C’est marrant, enfin non, pardon, mais Vinci, c’est un des principaux partenaires de Paris 2024.
—  C’est vraiment dégueulasse... L’argent qu’on donne à Vinci, et celui de nos impôts, tout ça contribue à financer les Jeux ? Et nous, on n’a même pas accès à de l’eau ? Je me sens tellement méprisé en tant que Mahorais… »

« Des gamins de 6, 8 ans… »

« Je m’attendais à des bidonvilles, beaucoup de pauvreté. Eh ben franchement… c’est bien pire ! » Mon pote Vincent, gendarme, revenait d’une mission de plusieurs mois à Mayotte, ce printemps. Il me racontait son désarroi. « Ils ont lancé une opération "Mayotte place nette"  : ils arrivaient avec les bulldozers, et rasaient tout le bidonville. Ceux qui le pouvaient démontaient la tôle pour la déplacer ailleurs. L’eau ? Dans les quartiers où il y en a, tu as des coupures de 24h, une fois par semaine. Ailleurs, dans les bidonvilles, pas d’eau courante. Les enfants, parfois de 6, 8 ans, vont la chercher dans des bassines, sur des points d’eau souvent très éloignés. évidemment, y a pas d’évacuation, non plus. Donc quand un cas de maladie apparaît dans un bidonville, ça se propage très vite. Surtout que personne ne va à l’hôpital : beaucoup ont peur des autorités. Y a aussi des guerres entre jeunes des différents villages. Et comme ils se retrouvent dans les mêmes écoles, y a des problèmes, tous les jours. Les établissements ont des grilles, des barbelés, des agents de sécurité, et nous qui patrouillions devant. Quand tu vois ça, tu te dis c’est pas possible, c’est un département français, quand même… »

Quand la crise de l’eau assèche Mayotte au début de l’été 2023, le macroniste et éphémère ministre des Outre-mer, Philippe Vigier, se dépêche de se défausser sur les élus locaux, seuls responsables de la catastrophe, selon lui. Faut dire que lui avait la solution toute trouvée pour résoudre ce type de problème : « Faites bouillir l’eau pour la rendre potable, si elle ne l’est pas ! » conseillait-il à la population, en Guadeloupe.
Fin décembre 2023, une trentaine d’habitants portent finalement plainte contre le SIEAM. « Vinci prétend que les infrastructures sont trop vétustes, que ça coûte trop cher en carburant, alors qu’on pourrait utiliser l’énergie solaire, le vent, les marées pour faire tourner les usines de dessalement, se désole Samy. Mais non, faut qu’il y ait des morts pour avoir une réaction de nos dirigeants, et encore, seulement des paroles, des coups de com’. Ils font venir BFM et quelques journalistes, sans rien de concret derrière. Quand il s’agit de prendre nos sous pour payer les factures, l’état ne se gêne pas pour saisir sur notre compte bancaire, mais on a l’impression que nos droits n’existent pas. »

Car il n’y pas que pour l’eau que l’état est défaillant à Mayotte. Santé, éducation, sécurité : le 101e département n’en a que le nom. « Le soir, on ne peut pas sortir après 18 h : les gangs criminels sont trop dangereux. Les hôpitaux sont constamment en crise. Et à l’école, beaucoup d’enfants se font agresser. D’autres font des malaises parce qu’ils n’ont pas mangé depuis la veille. Ici, les cambrioleurs ne cherchent pas d’argent ou des bijoux. Ils vident ton frigo, tes étagères, parce qu’ils veulent juste à manger, eux aussi !
—  Pourquoi tu restes alors ?
—  J’ai pensé plusieurs fois à partir. Quand je vais à la Réunion, que je vois la tranquillité, la sérénité, j’y réfléchis sérieusement. Je me sens plus digne, là-bas. À Mayotte, on ne se sent pas en France, ni en Afrique. On n’est nulle part. Pourtant, Mayotte est l’un des territoires où les gens croient le plus dans les valeurs de la République, dans l’appartenance à la France. Quand Macron est venu en 2017 et en 2019, il y a eu une lueur d’espoir chez les Mahorais. Il a dit :
"Maore na Farantsa paka tcho", "Mayotte, c’est la France jusqu’au bout". Et pourtant, on se sent comme des citoyens de seconde zone. C’est pour ça que Marine le Pen est aussi populaire ici. Elle était en tête à la Présidentielle, parce que même si les Mahorais savent très bien ce qu’est le RN, qu’ils ne sont pas racistes, ils en ont vraiment ras-le-bol. C’est inadmissible qu’un peuple soit laissé dans une telle médiocrité. L’état français nous a laissé tomber. »