n° 114  

Mes vacances chez la mafia

Par Tristan Quemener

Des vacances en Italie ? Ce fut surtout la visite guidée des terres reprises à la mafia. Et les rencontres avec les victimes, et un vertige : la pieuvre a déjà étendu ses tentacules en France.

« Tristaaaaan !! Quelqu’un pour toi à l’entrée !!! »

C’était en novembre 2023. J’étais tranquille, dans mon bureau, à faire semblant de bosser, quand Magalie me hurle ça à travers les deux étages.

Arrivé en bas, je tombe nez à nez avec un gars trapu, grisonnant sur les côtés. Tout sourire, il me serre énergiquement la main, se présente : « Fabrice Rizzoli, je suis enseignant chercheur en géopolitique des criminalités et président de Crim’Halt, une association qui informe les citoyens sur le crime organisé et accompagne les familles de victimes… » Il parle vite, avec fougue. Dans son sac, plein de produits Libera Terra, issus des terres italiennes libérées de la mafia : mozza, pinard, pâte à tartiner… Déjà qu’à Fakir, c’est pas très compliqué de nous corrompre (des chips et un morceau de pizza de la veille, ça fait l’affaire), quand quelqu’un débarque avec des pâtes italiennes, c’est carrément la fiesta ! J’ai attrapé un stylo et commencé à noter des bribes de ce qu’il me racontait : « Avec le trafic de cocaïne qui explose, le crime organisé a de plus en plus de moyens. Alors, on a monté Crim’Halt, en 2014. On tente de sensibiliser les gens et les pouvoirs publics à des solutions qui ont fait leurs preuves en Italie. En France, on fait que du répressif, du "place nette" à tout-va, mais ça ne fonctionne pas…

—  C’est pas un peu extrême, d’appliquer les mesures anti-mafia italiennes à la criminalité en France ?

—  Ah mais pas du tout ! D’abord parce qu’il n’y a pas que des mesures coercitives en Italie, ensuite parce qu’il s’agit d’avoir une action efficace, et partout en Europe. »


Pendant que Fabrice parle, je repense au meurtre à la machette commis en pleine rue dans le quartier d’Étouvie, à Amiens, quelques mois plus tôt, sur fond de trafic de drogue. Ça coupe un peu l’appétit, d’un coup...

« Tu sais… est-ce qu’on est vraiment les mieux placés ? à Fakir, on n’a jamais vraiment traité ce genre de sujets…

—  Mais il faut, absolument ! Tout est lié, c’est du social aussi, parce qu’il y a la question de ce qu’on fait des biens saisis…

—  C’est quoi, ça ?

—  Les biens fonciers qu’on saisit aux gangsters, quand on les arrête. En Italie, les biens sont automatiquement confisqués. Pas de longue procédure : ils sont mis à disposition des associations de l’économie sociale et solidaire. Nous on fait de la formation citoyenne, on fait dialoguer des experts, des familles de victimes, des journalistes, parce que c’est en partant de la base qu’on peut faire bouger les pouvoirs publics. En France seuls 2 % environ des biens mal acquis sont réattribués à des fins sociales.

—  Je savais même pas que ce genre de stats existait…

—  Et puis il y a le statut des victimes : en Italie elles bénéficient d’un statut particulier…

—  Ah oui, c’est intéressant.

—  C’est vrai ? Ben si ça te tente, tu peux venir avec nous à Naples, pour voir tout ça de tes propres yeux. »


Sur le coup, j’ai pas trop su quoi répondre, juste promis en rigolant que j’y réfléchirais…

Giuseppe Diana, dit Don Peppe

12 janvier 2024.

« C’est bon, j’ai pris tes billets : tu pars avec nous, en mars. »

Le message de Fabrice était laconique, mais il ne m’avait pas lâché, relancé sans cesse, pendant deux mois. J’avais dû me sacrifier, du coup…

C’est comme ça, alors que le reste de l’équipe prenait la pluie en Picardie, que je regardais par le hublot l’avion descendre sur Naples. Quelques heures plus tard, nous voilà dans un petit hôtel d’Aversa, une ville au nord de la cité de Campanie. Notre camp de base pour la semaine, dans un dédale de rues pavées et sinueuses. Je ne suis pas seul, à défaire mes valises : on est plein, tout un groupe, et une ambiance de colonie de vacances s’installe. Le séjour s’annonce plutôt sympa : j’ai l’impression d’être de retour au lycée.

« Tu fais quoi toi ici ? me demande Fatna, petite dame aux cheveux blonds frisés en chignon, avec son accent marseillais.

— Oh bah je bosse pour un journal, je viens voir un peu ce que fait l’association. Et toi ?

—  Je suis là parce que j’ai mon petit qui s’est fait tuer, à Marseille. Liam, il avait 22 ans. Un jour, il était avec des amis, il a reçu un appel lui demandant de sortir. Il est sorti, mais il n’est jamais revenu. Sur les réseaux sociaux, une vidéo de son meurtre a fuité. »


Rectificatif : finalement, non, ça ne sera pas une colonie de vacances.

Revenu dans ma chambre, je jette un œil au programme que Fabrice et son équipe ont préparé : ateliers entre collectifs de victimes françaises et italiennes, rencontres avec des experts. Et visite d’une « villa » de Casal di Principe.

Casal di Principe ? Petite ville qu’on rejoint le lendemain, à 30 km au nord de Naples. Ici, le soleil écrase, il étouffe. Les ruelles poussiéreuses serpentent entre des bâtiments aux façades délavées et des constructions inachevées, sacs poubelles entassés à chaque coin de rue, rues dépourvues de trottoirs, d’ailleurs.

« Et voici la villa Don Peppe Diana… » Fabrice me sort de ma contemplation.

« Elle a appartenu aux mafieux, qui la surnommaient "le Tribunal" : c’était là qu’ils décidaient de qui allait vivre ou mourir. C’est ici que le meurtre du prêtre Giuseppe Diana a été orchestré. Don Peppe, on l’appelait. Une figure de courage dans cette terre gangrénée par la mafia. Pour les camorristes, c’était un affront. Ils avaient tenté de lui imposer le silence, de le faire taire, mais lui continuait à encourager la population à briser l’omerta. Le 19 mars 1994, au milieu de l’église, sous les yeux de ses fidèles, Don Peppe a été abattu de plusieurs balles en pleine tête. Son assassinat a véritablement secoué l’Italie, et ça a permis aux choses de bouger… »

Dans la grande cour pavée, Mauro, spécialiste de l’économie sociale et solidaire, montre les colonnades du menton. « La maison a été confisquée, et depuis 2015 c’est un lieu de mémoire. Ici 4000 élèves viennent tous les ans pour voir que sur un territoire de la mafia, on peut changer les choses. Avec la mort de Don Peppe, l’opinion publique italienne a été bouleversée. Deux ans

Article réservé aux abonnés

Abonnez-vous

Notre offre d’abonnement numérique (avec tous les articles du journal + les articles du site en exclusivité + les vidéos Fakir TV + nos podcasts + 25 ans d’archives du journal, rien que ça ! ) sera bientôt disponible. Vous voulez être tenu au courant de sa mise en place ?  Et profiter de notre offre de lancement ?  Laissez-nous votre mail, qu’on vous prévienne !