"Michelin-Thaïlande, Michelin-Brésil... on est notre propre concurrent !"

Par Maëlle Beaucourt, Pierre Joigneaux |

Michelin, Auchan, Watts, partout, c’est le même constat : en France, depuis plusieurs mois, des usines rentables ferment, en cascade. 200 000 emplois supprimés ou menacés : la désindustrialisation fracasse le pays. Et pourtant, malgré les délocalisations arrosées d’une pluie de dividendes, toujours aucune contrepartie aux aides publiques. On est allés, comme toujours, donner la parole aux premiers concernés…


« Aujourd’hui, c’est très très dur. La nouvelle de la fermeture des deux usines, elle nous est tombée sur la tête le 5 novembre. Il y a une grosse lutte sur le site de Cholet, un peu à Vannes, mais malheureusement, on attend la sanction. » Romain est ouvrier chez Michelin, à l’usine de Clermont-Ferrand (Puy-de-Dôme). « Quand on a appris la fermeture, on était sur le cul. Ils nous ont parlé de licenciement économique, alors qu’on ne perd même pas d’argent, l’entreprise va bien. » Nicolas, lui, est ouvrier chez Watts France, à l’usine d’Hautvillers-Ouville (Somme). Aux quatre coins du pays, c’est le même constat : des usines, rentables, ferment, en cascade. Plus de 200 000 emplois ont été supprimés ou menacés depuis septembre 2023, selon la CGT. Plus de 300 plans sociaux... La désindustrialisation fracasse le pays.
Dans la Somme, Watts France a annoncé, ce 1er octobre, l’arrêt de la production du site dès 2025. L’entreprise fabrique des produits pour les installations sanitaires, le chauffage et la protection des réseaux d’eau potable. Pour les 98 salariés de l’usine d’Hautvillers-Ouville, c’est l’incompréhension. Nico, ouvrier dans l’usine : « ça n’a absolument aucun sens : depuis janvier, ils nous ont fait travailler les samedis, en nous vendant ça comme une nouvelle stratégie de marketing, comme quoi on allait gagner en efficacité… En réalité, ils avaient prévu le coup, ils voulaient faire un stock avant d’annoncer la fermeture. » Pour délocaliser où, cette fois-ci ? Asie ? Amérique Latine ? Raté, plus proche : en Bulgarie. « Le Smic est à 477 euros là-bas, c’est toujours ça de gagné... »
Chez Michelin, la même volonté de gratter, toujours plus : « Bien sûr que l’usine de Cholet et l’usine de Vannes sont rentables… mais pas assez : en Thaïlande, au Brésil, en Pologne, la main-d’œuvre coûte bien moins cher. Le salaire minimum là-bas, c’est 200 balles ! » raconte Serge, cariste, 37 ans d’ancienneté chez Michelin.

Les jumeaux se dévorent

Il en a gros sur la patate, Serge.
C’est que le groupe Michelin, c’est une prévision de 1,4 milliard d’euros de dividendes reversés pour 2024. Un record. L’entreprise du Bibendum est aussi gonflée que sa mascotte. « Aujourd’hui, Michelin, ça dépasse les 2 milliards de bénéfice net. La boîte n’a jamais été en dessous du milliard de bénéf’ depuis 2010. » Serge prend l’exemple de l’usine Michelin de Blanzy (Saône-et-Loire), où il bosse. « Ils font tourner l’outil de production à 50 %. Il y a cinq ans, on fabriquait 550 pneus par jour. Aujourd’hui, on en fabrique 270. Pourquoi ? Car Michelin a construit des usines jumelles ailleurs. Donc Michelin est en concurrence avec Michelin ! Bah oui, notre seul concurrent, c’est Michelin : Michelin Thaïlande, Michelin Brésil, Michelin Pologne… » Romain confirme : « Chaque usine a sa jumelle. Et quand la jumelle arrive à une capacité de production identique, on ferme celle en France. Donc ça s’appelle des licenciements boursiers : pour faire toujours plus de profit, délocaliser dans les pays à la main d’œuvre toujours moins chère. »

Le gavage organisé

Et pour couronner le tout, l’État déverse chaque année 175 milliards d’euros d’aides publiques sur les grandes entreprises, sans aucune contrepartie. L’argent du contribuable finit bien trop souvent en dividendes, ou en délocalisations. Serge : « Michelin touche 100 millions d’euros, chaque année, d’aides publiques. 55 millions d’euros de CIR (ndlr : crédit impôt recherche, voir notre article), 24 à 25 millions de CICE (ndlr : crédit d’impôt pour la compétitivité et l’emploi, transformé en baisse de cotisations par Macron), et encore, j’ai dû me mettre en colère contre le patronat pour avoir ces chiffres ! » Petit problème : ces aides, ce gavage, plutôt, il est justement mis en place pour éviter les délocalisations. Alors, on attend quoi pour exiger des contreparties ? Serge a son idée. « Ben, Michelin doit rembourser. Ou alors, interdiction de fermer les usines, de licencier, et suppression du dividende pour le remplacer par de l’investissement dans la transition énergétique, par exemple… »

Écoles, commerces… un carnage social

Nico, spontanément, nous parle de croix en bois.
Plantées devant l’entrée de l’usine.
Dessus, le prénom de chaque employé : Kathy, Guillaume, Michael, Océane.
D’ailleurs, c’est le village d’Hautvillers-Ouville tout entier qui est frappé, comme en témoigne la pancarte « Village en deuil », affichée à l’entrée de la commune. « Tout le monde est touché, on est tous sur le carreau. En plus, il y a même des salariés qui ont quitté leur ancien job pour venir taffer chez nous. Du coup, on travaille pour s’occuper l’esprit, même si ce n’est plus la même intensité qu’avant. Mais bon, je ne suis pas le plus à plaindre, moi. J’ai quarante ans, du boulot, je vais en retrouver. Le pire, c’est pour les autres, ceux proches de la retraite. »
Dans ce village de 500 habitants, le RN a fait plus de 60 % aux législatives en juin.
Avant même l’annonce de la fermeture de l’usine.
Serge, le cariste de chez Michelin, soupire. « Chez nous, c’est 1254 emplois directs supprimés. Et je te précise bien ‘‘directs’’, car un emploi Michelin supprimé, c’est trois ou quatre emplois indirects détruits derrière, chez les sous-traitants. C’est toute la vie locale qui est menacée. Quand tu te retrouves dans un bassin d’emplois détruit, tu ne restes pas. Tu déménages, tu enlèves les gosses de l’école. Donc c’est des classes derrière qui ferment, des petits commerces qui ferment… »

Bref, pour soigner le pays, on le sait, désormais, et ce n’est plus un gros mot : on aura besoin de protéger notre industrie. Et pour ça, d’un État fort, stratège. Le « protectionnisme », économique, social, écologique, ça fait des années, deux décennies au moins, qu’on le porte, à Fakir. Hier, on criait dans le désert. Aujourd’hui, la planification d’une stratégie industrielle, écologique, progresse dans les têtes. Mais toujours pas dans celles de nos dirigeants. Sébastien Menesplier, secrétaire général de la fédération mines et énergies (CGT), nous le confiait, désabusé : « Quand on entend le Premier ministre qui se targue d’annoncer un plan d’avenir pour l’Industrie, alors que ça fait des mois, des années, qu’on entend parler de ‘‘réindustrialisation’’ de la part des gouvernements... Et pendant ce temps, les emplois, nous, on ne les voit pas… »
Et pendant ce temps, ça crève à petit feu, dans les coins laminés par les plans sociaux.
Et pendant ce temps, la colère monte…

Si vous souhaitez soutenir le mouvement de grève, vous pouvez donner à cette cagnotte qui servira à organiser le mouvement et les actions à venir !

Contrôler et démocratiser

« Et malheureusement, ce n’est pas terminé : chaque jour, on annonce un ou plusieurs plans de licenciement. » Sébastien Menesplier est secrétaire général de la fédération mines et énergies (CGT) : « Bon, à chaque jour suffit sa peine... Mais y a pas que l’Industrie : dans le commerce et les services, on y arrive aussi. Dans la filière automobile, la chimie, le caoutchouc, le verre, la céramique, le papier, le carton, l’énergie dans toutes ses composantes… c’est dur de lister tous les secteurs frappés, tellement il y en a ! Et derrière c’est des ravages sociaux et territoriaux, en plus des ravages environnementaux : on délocalise vers des pays avec des normes environnementales beaucoup plus faibles. Et le comble, c’est que ces produits, ils reviennent manufacturés dans notre pays. C’est un ravage du point de vue de notre souveraineté, aussi. Si on veut un futur alternatif, où les travailleuses et travailleurs vivent dignement de leur travail, il faudra forcément accompagner notre industrie face au dérèglement climatique. » Mais pour ça il faudrait un pilote, un plan, tout là-haut… Sébastien souligne un point important : pour contraindre les groupes arrosés d’argent public, des organes de contrôle seront nécessaires. Ce qui implique « la présence de salariés dans les CSE (ndlr : comité social et économique) et les conseils d’administrations. Organiser la conditionnalité des aides au maintien de l’emploi et à la réorientation écologique de notre industrie, ça pose la question de la démocratie dans l’entreprise. » Parce que, jusque-là, « on a trop laissé faire le libéralisme. Il faut revenir à la raison : être au service du capital, c’est plus possible. Nous avons des décisions à prendre au niveau du Parlement français. »