Qu’est-ce qu’il faut pas faire, de nos jours, pour que la gauche remporte une élection…
Mon crâne, sacrifié pour la cause
Amiens, le 31 mars
« Les gens vous regardent bizarrement ? C’est normal votre visage est plein de sang. »
Je n’ai pas remarqué, mais si l’infirmière des Urgences le dit… La journée avait pourtant bien commencé.
Le SMS de 7h00, envoyé par Laurent, le coach de l’équipe de foot Picardie Debout, me demandait si je pouvais garder les buts, en l’absence de gardien. L’équipe, c’est celle du député. On se confronte aux clubs amateurs de sa circo, histoire de mettre un peu de vie dans la campagne. Je m’y colle toujours avec plaisir, souvenir de l’époque où, gamin, j’occupais déjà ce poste… Sur le terrain du stade Gustave-Charpentier, au coup d’envoi, l’ambiance est bonne, malgré l’arrivée d’un mélange de pluie et de neige fondue. Notre équipe de vétérans se défend plutôt bien face au FC Amiens, composé de jeunes du quartier nord. Oui : les vieux tiennent la dragée haute à la jeunesse ! Je découvre beaucoup de mes coéquipiers, pourtant.
Deux minutes plus tard, le ballon arrive devant le but, un attaquant adverse déboule. Je sors de mes cages, je suis sur le ballon, c’est sûr je vais l’attraper le premier, quand « boum » ! Le choc, et me voilà au sol, la tête entre les gants. On arrive rapidement autour de moi, je suis prêt à me relever. On m’encourage plutôt à ne pas bouger. « Ça saigne ! » Je regarde mes gants : ils sont maculés de sang, en effet. « Il faut appeler les pompiers ! » Et merde, ça sent la fin de soirée aux Urgences… Autour de moi, les coéquipiers, comme les adversaires, s’inquiètent. Manifestement, la trousse de secours du stade est légèrement incomplète : on m’a collé une chaussette de foot en guise de compresse sur le front. Parmi nos joueurs, c’est Tristan, dont la ressemblance avec Emmanuel Macron est troublante à moins que je ne perde l’esprit, déjà, qui joue le rôle de l’infirmier.
J’ai l’impression que la tête, légèrement douloureuse, ne se porte pas trop mal. Non : c’est surtout le fait d’être allongé sur ce terrain synthétique et froid qui est désagréable. Alors, on me couvre des blousons qu’on est allé quérir dans les vestiaires (la trousse de secours n’avait pas de couverture de survie, a priori). Et les joueurs m’entourent, comme un troupeau protège ses éléments les plus fragiles, pour dresser une barrière humaine au vent d’hiver qui semble être revenu. C’est beau, la solidarité dans le règne animal…
Je ne vois plus grand-chose. De toute façon, je préfère fermer les yeux. Mon univers se limite à des voix entendues, encourageantes, bienveillantes, et bien souvent inconnues… Selon les témoins, mon adversaire s’en sort mieux que moi. Il semble surtout sonné psychologiquement. C’est la première fois qu’il vient jouer un match, et sa prestation aura sans doute, outre mon front, marqué les esprits. Les pompiers arrivent rapidement. Des applaudissements quand on m’embarque dans le camion rouge, un jeune adversaire qui marche à mes côtés, m’encourage de la voix… Je n’en demandais pas tant. Alors que le véhicule prend la route, les pompiers me demandent si je n’ai pas envie de vomir. Si l’envie me venait, elle serait surtout due aux trous et bosses qui parsèment la route.
« Y avait un homme politique avec vous sur le terrain, comment il s’appelle ?
— François Ruffin.
— La prochaine fois que vous le voyez, il faudra lui dire de refaire les routes. à Amiens, elles sont vraiment très mauvaises. »
Je lui dirais bien que ce n’est pas dans ses attributions, mais l’heure n’est pas au débat sur la répartition des compétences entre élus territoriaux et nationaux.
Le premier reprend la parole :
« Vous avez des enfants ? Ils ont quel âge ? Votre compagne est au courant de ce qui vous arrive ?
— Normalement quelqu’un doit l’avertir, oui… »
Après m’avoir salué cordialement, il me confie désormais aux blouses blanches. « Vous avez gagné au moins ? » Cette fois-ci, c’est l’interne qui cherche à savoir si mon sacrifice n’a pas été vain. « Vous savez, je pense que le match a été interrompu après le choc.
— D’accord. Vous avez quelqu’un qui vient vous chercher ? »
Des infirmières passent en blouses vertes, il parait que le vert est plus reposant et apaisant que le blanc, m’adressent un mot sympathique, bien qu’elles ne soient pas chargées, manifestement, de me soigner. Je discute avec l’interne qui doit me recoudre le front : fil et aiguille, ou agrafes ? Jusqu’à minuit, j’aurai pu constater la bienveillance des pompiers et du personnel de l’hôpital.
Toujours dans ma tenue de gardien, ensanglantée, et crampons aux pieds, je regagne l’accueil des Urgences, où Manuel m’attend patiemment, après avoir pris ma voiture et suivi le camion des pompiers. Manuel, c’est mon voisin, étudiant mexicain, que j’avais invité pour la première fois à venir jouer au foot. Le pauvre, je me dis : il a poireauté trois heures dans une salle d’attente... D’autant que quand nous sortons sur le parking, une tempête de neige nous surprend, et le voilà prêt à me laisser son sweat pour me couvrir. J’apprécie aussi ce petit « miracle » : on ne m’a demandé ni de payer, ni carte bleue, ni aucun justificatif ! Une fois rentré chez moi, je découvre que le député est venu déposer les affaires qui me manquaient. Je lis, aussi, les SMS reçus pendant qu’on me recousait le front. Des coéquipiers qui s’inquiètent. Je les connais à peine, parfois, mais ils ont tenu à prendre mon numéro pour s’enquérir de mon état. J’y reçois même une médaille :
« Salut Fabian, c’est Fred. Bon j’espère que ça va mieux, et bravo pour ton match et les beaux arrêts, tu nous as sauvés mec ! Homme du match, sans discussion !!! Bon rétablissement. »
Devant le miroir de la salle de bain, je me regarde avec surprise. Je n’ai jamais été punk. C’est toujours surprenant de se voir les cheveux teints en rouge… Mon fils est endormi depuis belle lurette, fort heureusement. Je pourrai lui dire, demain, que son père est un héros. Parce quand même, qu’est-ce qu’il ne faut pas faire de nos jours pour essayer de faire gagner la gauche… Alors certes, ce soir du 31 mars, j’ai subi trois points de suture, mais ce qui me frappe le plus, c’est d’avoir croisé cette suite, royale, de bienveillances : coéquipiers, adversaires, pompiers, personnels soignants. Voilà qui réconcilie avec l’humanité : elle remportera à coup sûr son match, si elle garde un tel état d’esprit…