n° 108  

Nos fractures ouvertes

Par Cyril Pocréaux |

La mort de Nahel, les violences et les réactions qui l’ont suivie mettent plus encore en lumière les fractures qui déchirent la société, l’abandon d’une partie de la population par le pouvoir. Il faudra sortir de la nasse.


Je ne connaissais pas Nahel.
Je l’avais déjà croisé, sans doute, probablement, de loin, sur le stade, puisque les Pirates, son club de rugby à XIII, partagent le même terrain que le nôtre, enfin, nous on reste surtout sur la piste, mais on les croisait, à la fin de l’entraînement. Peut-être a-t-il fréquenté la même école que mes gamins, peut-être ma compagne l’a-t-elle eu comme élève, y a longtemps, en maternelle.
Je sais pas.
Je sais pas, et je ne veux pas savoir, parce que ça ne change rien, en fait, à la violence de l’empathie.
Un gamin de 17 ans a été tué d’une balle dans le thorax, à bout portant, volontairement, par un policier censé protéger les gens. Par un gardien de la paix.
Ça ébranle, forcément, fortement.
C’est quoi, ce monde ? Vers quoi on s’enfonce ?
Ce mercredi soir, au lendemain de sa mort, on devait se retrouver avec deux potes, c’était prévu depuis un moment, Florent et Aymeric, près du stade, pas loin du lieu du drame. Florent, le plus jeune, la vingtaine, s’était confectionné un long manchon noir, avec « Nahel » en blanc, écrit dessus. Aymeric n’a pas pu venir, m’a prévenu d’un texto : « Je suis mobilisé, à cause de ce qui s’est passé. » Aymeric, un peu plus âgé que Florent, est gendarme. Les forces de l’ordre habitent ici, aussi, dans le quartier. Florent, le lendemain, avait prévu de se rendre à la marche blanche.

Ce soir-là, en traversant le parc au pied des tours nuages des Pablo, avec les enfants qui jouaient dans les allées, les familles sur les bancs, les petits sur le manège qui ouvre en été, en traversant, donc, je me faisais la réflexion : « C’est étrange. » Tout semblait normal, alors que rien ne l’était. Comme un moment en apesanteur.
Le lendemain, à la même heure, les bancs brûlaient, le manège brûlait, la cabane du marchand de glaces brûlait, le parc brûlait, transformé en terrain d’affrontement entre manifestants et forces de l’ordre. La petite esplanade pour le marché à la sortie de Nanterre Préf’ brûlait, elle aussi.

***

La violence se propageait à tout le pays. Or « la violence est injustifiable », commençaient à intimer les éditorialistes, les responsables politiques, Darmanin, Dupond-Moretti, Ciotti et la droite. Bien sûr, que la violence n’est pas acceptable, et il faut le dire ici, délétère, inutile à résoudre quoi que ce soit, nous enfonçant juste dans le pire.
Bien sûr.
Est-elle, pour autant, surprenante ?
Vous attendiez quoi, de la part de gamins qui savent qu’ils auraient pu être à la place de Nahel ? Ou que l’un d’eux sera le prochain ? Une manifestation pacifique ? Une pétition en ligne ? Qu’ils cherchent à obtenir un référendum d’initiative citoyenne ? Attendent 2027 pour voter ?

Quand la tension sociale est à son comble, depuis des mois, depuis des années, quand des millions de Gilets jaunes descendent dans la rue, sont réprimés par la force, quand des millions de manifestants sur les retraites sont réprimés par la force, qu’on leur crache au visage comme seule réponse, que pensez-vous qu’il puisse se passer, ensuite ?
Que la société va naturellement, tranquillement, s’apaiser ?
Alors que, dans les quartiers, entre l’abandon des services publics, l’urgence sociale, et la peur des forces de l’ordre, comme le dit Philippe Rio, le maire de Grigny, « la réalité est qu’on vit sur une poudrière » depuis dix, vingt, trente ans ?

***

Le manège a brûlé, donc, les enfants n’y attraperont plus le pompon d’ici un moment. Plus loin c’est l’école, le centre social. Dans certaines villes, dans certains coins, des parents, des responsables associatifs, des collectifs, des élus s’organisent, pour protéger ces derniers vestiges d’associations et de services publics qui permettent à leurs quartiers de ne pas plonger, au pays de tenir. Les écoles, les centres sociaux brûlent ? Qu’on ne s’y trompe pas : c’est un geste de suicide, une mutilation, car ils le fréquentent, le centre social, leurs petites sœurs elles y sont scolarisés, dans cette école. Ça me rappelle ce que nous racontait, récemment, Marion Robin, pédopsychiatre. « Les jeunes arrivent souvent en disant "J’en peux plus". Il y a un sentiment d’inaction, d’abandon par les adultes, les responsables politiques, sur le changement climatique par exemple. Cela peut se traduire par des gestes d’automutilation. » Et elle ajoutait : « Le problème, c’est le silence de la société. »

Du « silence », mais de l’empathie, au moins, maintenant ?
Parce que, souvenez-vous : un gamin de 17 ans a été tué d’une balle dans le thorax, à bout portant, volontairement.
« Oui mais, il conduisait quand même sans permis… » Les réactions, sur les réseaux sociaux, et bientôt dans les médias, sortent l’argument : « Oui, mais... » « Oui, mais il était déjà connu des services de police », « il aurait un casier », soupçonnent la droite et sa presse.
Ils sont fous.
Comme si un gamin méritait de mourir pour un refus d’obtempérer. Comme si ça diluait, d’une manière ou d’une autre, les responsabilités, comme si ça justifiait les actes, comme si ça atténuait la tristesse…
Notre société est donc à ce point fracturée, disloquée, polarisée, qu’on ne puisse même plus, ici, faire preuve d’empathie ?
J’en étais là, à ces lignes, quand Fabian, le directeur de publication de Fakir, m’envoyait un message. C’était une citation de Graine de crapule, de Fernand Deligny, figure historique de l’éducation spécialisée. « Ça résonne avec l’époque », me prévenait-il :
« Une nation qui tolère les quartiers de taudis, les égouts à ciel ouvert, les classes surpeuplées, et qui ose châtier les jeunes délinquants, me fait penser à cette vieille ivrognesse qui vomissait sur ses gosses à longueur de semaine et giflait le plus petit, par hasard, un dimanche, parce qu’il avait bavé sur son tablier. »

Mais ça ne s’arrêtait pas là.
« Face à ces hordes sauvages (…) l’heure est au combat contre ces "nuisibles". » Les syndicats de police Unsa et Alliance sonnaient à leur tour le clairon. « Nous sommes en guerre. » à Nanterre, quatre jours après la mort de Nahel, un policier me le disait, désemparé, désabusé : « On a des ministres et des syndicats qui ne font rien pour que ça s’apaise. Ça jette de l’huile sur le feu. Pour les gens, c’est blanc ou noir, et il n’y a rien au milieu. Les gens ne s’écoutent pas, ils se forgent d’emblée leur opinion et ne veulent plus en changer. »

***

Il y avait une autre phrase, dans le communiqué des syndicats policiers, passée entre les gouttes. Ils « préviennent dès à présent le gouvernement qu’à l’issue, [ils seront] dans l’action » et qu’ils « [prendront] leurs responsabilités ».
Ils « préviennent le gouvernement », donc. Le mettent en garde qu’ils vont passer à l’action…
La matraque a échappé au poing qui la tenait. La presse allemande, sidérée, résumait ça d’une phrase, qui en disait long : « En France, la police ne protège plus les citoyens, elle protège l’État. »
Difficile de toucher plus juste.
Mais pourquoi ?
La police le sait : elle tient ce pouvoir, parce qu’elle le maintient. Le pouvoir de Macron, déjugé par la population, ne survit plus que par ça, par la coercition, contre les Gilets jaunes, pour commencer, contre les manifestations sur les retraites, contre les militants écologistes, contre les quartiers, peut-être demain.

Le roi est nu, la police est son paravent,
son bouclier.
Et lui n’a rien, dans sa besace, et pas même de besace, d’ailleurs, il n’a rien à proposer, aucune mesure, aucune politique à court, moyen ou long terme, pour résoudre l’urgence dans les quartiers, ni les conflits entre la population et sa police. Rien à part « appeler au calme », dérisoires incantations. à peine arrive-t-il à pointer la « responsabilité des parents », « les jeux vidéo, les réseaux sociaux » qui « jouent un rôle considérable dans les mouvements des derniers jours ». Ce serait moyen, et encore, pour un chroniqueur de CNews. Lui est président de la République.
Ils n’y comprennent rien, parce que ce n’est pas leur logiciel, pas leur monde. « La police exerce sa mission de manière merveilleuse », osait encore ce matin la présidente de l’Assemblée nationale sur France 2.

Tout ça ne date pas d’hier.
Qu’on se souvienne de février 2003, voilà vingt ans, quand Nicolas Sarkozy, alors ministre de l’Intérieur de Jacques Chirac, allait faire le show à Toulouse, ville pilote en la matière, pour siffler la fin de la police de proximité, « pas là pour organiser des matches de rugby dans le quartier ».
Depuis, tout le monde, des associations aux forces de l’ordre elles-mêmes, ont pleuré les effets délétères de ces coups de menton. Car ce jour-là, que fait Sarkozy ? Il sort la police du contrat social, de la société. Cette police qui dialogue, tisse un lien avec les habitants, les quartiers, préfère prévenir plutôt que punir, lui n’en veut plus.
C’est la même philosophie qui l’anime quand, arrivé à l’élysée, il taille, violemment, dans les subventions aux associations. Je me souviens m’être fait la réflexion, à l’époque, en rencontrant des assos de soutien scolaire sur le point de fermer : « Ça va abîmer le corps social, et on en paiera, lourdement, les conséquences, à moyen terme. »

Le pire ? Personne, depuis, n’est revenu sur ces choix funestes.
Qu’a fait Emmanuel Macron, sitôt arrivé au pouvoir, dès l’été 2017 ?
Quelle était l’urgence, pour lui ? Tailler, drastiquement, dans les contrats aidés, ces emplois qui permettaient encore aux associations, dans les campagnes, dans les quartiers, de garder la tête hors de l’eau, d’assumer leur rôle d’amortisseur social, face à la ruine organisée des services publics, de l’école, des structures de terrain. En deux ans, ils allaient passer de 450 000 à 100 000. Par idéologie, par « pragmatisme ». Une violence sans nom, invisible.

Pour quel bilan ? C’est Macron qui le dressait, lui-même, trois ans après : « Force est de constater que dans les lieux fragiles, cela a fait souffrir. Il ne faut pas se voiler la face. » Il ne se voile pas la face, Macron, ça non, jamais, lui n’a « aucun tabou », mais enfin, il n’a fait qu’empirer les choses depuis. C’est Philippe Rio, le maire de Grigny (91), qui raconte : « Il aurait pu y avoir du mouvement, par exemple avec le plan Borloo pour les banlieues, en 2018. On était 200 maires à avoir travaillé dessus, et Emmanuel Macron a dit "poubelle". Je ne sais pas ce qu’il en serait aujourd’hui, si on aurait évité ce qui se passe, mais ce plan s’appelait "Pour une réconciliation nationale", et je trouve que ce mot de réconciliation résonne particulièrement aujourd’hui. »

***

Une police en apesanteur, sûre de ce que lui doit le pouvoir.
La coercition, en guise de politique.

Et pourtant la police, disons-le, prend elle aussi de plein fouet l’obsession d’économies du gouvernement sur nos services publics, sur ses agents, ses structures, et finalement sur nos vies. On avait publié ici, c’était à l’été 2020, nos solutions pour une confiance renouée entre la population et sa police, police aujourd’hui encore mal formée, mal recrutée, mal équipée, mal dirigée, mal conseillée, pas contrôlée. On avait tiré ça du rapport parlementaire de François, Que faire de la police ?.
On y parlait de l’abrogation de la loi Cazeneuve, de 2017, celle qui permet de tirer pour un refus d’obtempérer, celle sans laquelle Nahel serait peut-être encore en vie aujourd’hui. On évoquait le nécessaire dépaysement des enquêtes, sortir l’affaire de sa juridiction, qu’elle soit instruite de manière impartiale. On disait l’urgence d’un contrôle extérieur sur les activités de la police, qui à ce jour s’auto-juge elle-même. Que les citoyens, les élus, les parlementaires puissent avoir un droit de regard sur ses activités. Qu’elle ne fonctionne pas en autarcie, dépendante d’un seul pouvoir. Et, surtout, enfin, que ses membres soient mieux recrutés, mieux formés, pas à la va-vite, pour pallier l’urgence. Qu’on réintroduise la police de proximité.

***

« Que le calme revienne ! »
Messieurs les ministres, monsieur le Président, ne vous en faites pas : le calme reviendra.
Dans deux jours, une semaine, un mois, le calme reviendra. Vous partirez en vacances tranquilles, l’âme en paix. Le calme sera revenu, vos incantations auront été entendues.
Mais rien ne changera, tant que votre idéologie mortifère sera aux commandes.
Tant qu’on ne fera pas l’inverse, l’exact inverse, de ce que vous avez fait jusque-là.

D’ici là, ça recommencera.
Demain, après-demain, ça recommencera, les mêmes drames.
Parce que vous n’aurez rien fait, concrètement, pour éviter ça à nouveau, parce que ce n’est pas dans votre logiciel comptable, ni politique, pas dans votre réalité. Ce monde, vous n’en connaissez rien. Et, finalement, il ne vous intéresse pas.
Nous aussi, on continuera, on va se retrouver, avec Florent, avec Aymeric, avec les autres, et on pensera à Nahel, de temps en temps, souvent au début, quand on passera tous les jours devant le manège brûlé, ou alors là où il a été tué.
Il faudra bien reconstruire, réparer. Préparer le terrain pour autre chose, une réconciliation de la société, parce qu’il n’y a pas d’autre chemin.
Mais nous ferons sans vous, car vous n’en êtes pas capables. Nous ne le voulez même pas. Nos lueurs d’espoir ne viennent pas de vous. Elles viennent des acteurs et de certains élus de terrain. Elles viennent de la maman de Nahel, d’une dignité inouïe. Comment trouve-t-elle la force de ne pas en vouloir à la terre entière ? je me demandais. Qu’on l’écoute, interviewée, au pied des Pablo : « C’était mon bébé d’amour. Il était câlin avec moi, tous les matins, tous les soirs. "Bonne nuit maman, bonjour maman, je t’aime maman." J’avais le droit à ça tous les jours, tous les jours.
Hier matin, il m’a dit
"maman, je t’aime." Mais on a enlevé ma vie. On a enlevé mon cœur. On a enlevé mon bébé. Qu’est-ce que vous voulez que je vous dise ? Ils m’ont tuée. Ils m’ont tué mon bébé. Il me manque. Vous ne pouvez pas savoir comment c’est dur. Cette souffrance. J’en peux plus. J’ai besoin de voir mon fils. Je l’aime. » Et malgré ça, « cette souffrance », elle le dira, plus tard : « C’est la faute d’un homme, d’un homme. J’ai des amis policiers, ils sont de tout cœur avec moi. »
C’est elle, c’est eux, qui nous indiquent la voie, face aux vrais séditieux, aux vrais haineux, aux vrais cyniques, vers autre chose, une société apaisée et solidaire.
Le chemin sera long.