On la croisait, lui souriait, à notre drôle de voisine, qui cherchait des enfants. Peut-être le sien. Mais personne, elle, ne l’a rejointe, à la fin.
Enfin, presque personne…
Notre fantôme “llorona”
Amiens, 3 août 2023.
« Qu’est-ce que c’est que ça ? »
C’était il y a quelques années. J’avais retrouvé sur la poignée de porte d’entrée de la maison un sachet plastique avec des tas d’objets à l’intérieur : des jouets, des peluches, un sac à dos…
Aucun mot d’explication n’accompagnait cet étrange colis.
Avec ma compagne, on l’avait laissé accroché un certain temps, pensant qu’il s’agissait peut-être d’une erreur, que quelqu’un allait venir le récupérer.
Mais personne n’était venu.
Et si c’était Nadine qui l’avait laissé là ?
Nadine ?
Tout le monde l’appelait comme ça, dans le quartier. D’ailleurs peu d’entre nous devaient connaître son nom de famille.
On la croisait au hasard dans la rue, menant une vie d’errance. Elle s’asseyait un peu partout, sur les marches des maisons, sur le petit muret de la Caisse d’épargne, en haut de la rue des Bonnards.
C’était une figure de la vie du quartier Saint-Pierre.
Pourtant, Nadine disposait d’une maison à quelques mètres de chez moi. à l’intérieur, pas le grand luxe a priori, et à extérieur l’entretien laissait à désirer. La porte d’entrée était abîmée, mais décorée à son goût : un autocollant avec le portrait de Milou et la phrase « Je l’aime bien vacciné ». Et un autre sur la région Picardie.
On se doutait bien qu’elle ne travaillait pas.
Qu’elle devait être très dépendante des services sociaux, et qu’elle était sans doute un peu déficiente sur le plan intellectuel.
Son errance, elle semblait la traîner de jour comme de nuit.
Le jour où ma fille est née, alors que je rentrais de la maternité, quatre heures du mat’ passées, une silhouette se dessinait dans la rue : « Mais c’est Nadine qui marche dehors… ? à cette heure ? Qu’est-ce qu’elle fout là ? » Par association d’idées, j’ai fait le lien : d’aucuns prétendaient qu’elle aurait eu un enfant, elle aussi, il y a bien des années. Peut-être une fille…
Elle s’intéressait beaucoup aux enfants.
Des années qu’elle nous tournait autour, qu’elle souriait à la vue de notre fils, qu’elle réclamait pour lui faire un bisou.
« Elle faisait toujours un "coucou" pour voir les enfants, quand elle passait devant la fenêtre de la maison, me racontaient Manuel et Catalina, les voisins, lui le Mexicain, et elle, la Chilienne.
Quand nous sommes arrivés ici, en France, c’est la première personne qui nous a dit "Bonjour". Un jour, elle tapait à la porte à sept heures du matin. "Vous avez oublié vos clés sur la serrure !" Notre trousseau de clés avait passé la nuit dehors ! »
Alors que je partais en vélo pour m’occuper des enfants polyhandicapés, elle ne manquait pas une occasion : « Salue-les de ma part » (et peut-être mes collègues aussi, je n’entendais pas toujours très bien ce qu’elle me disait).
« Je n’y manquerai pas ! », je lui promettais, d’un signe de la main.
Elle connaissait l’établissement où je bossais : un jour, peu de temps après la rentrée de septembre, la sonnerie de la porte avait retenti. J’étais allé ouvrir : Nadine ! Elle voulait me remettre une lettre pour les enfants et le personnel de l’établissement.
« Il y a bien 35 minutes pour venir à pied jusque ici ! » je m’étais dit. Comme quoi, elle pouvait aussi s’aventurer ailleurs que dans le quartier…
à la lecture du courrier, je n’avais pas tout saisi. Les mots étaient parfois difficiles à déchiffrer, voire incompréhensibles. Ils pouvaient évoquer ceux d’un enfant qui apprend à écrire.
En tout cas, le message était passé : Nadine voulait nous souhaiter un joyeux Noël. Précautionneuse, elle le faisait avec trois mois d’avance.
Mais un jour, ça a basculé.
Elle ne m’adressait plus de message pour les enfants de l’établissement.
Elle semblait devenue plus agressive, marmonnant quelques mots, tout bas, et les noms d’oiseaux paraissaient fuser de sa bouche quand je la croisais.
Ma compagne ressentait la même chose. Elle pensait, même, connaître l’élément déclencheur… « Un jour Nadine m’a demandé à voir la petite. J’ai juste entrouvert la porte, pour qu’elle puisse la voir dormir sur le canapé, mais je ne l’ai pas laissé entrer. Et j’ai l’impression que ce jour-là, il s’est passé quelque chose pour elle.
— Peut-être, mais à mon avis, il y aussi une dimension psychiatrique, un mal-être général, au-delà de cet épisode… »
Nous ne lui en tenions pas rigueur. On le voyait bien : une fragilité la traversait.
Vers l’été 2020, Nadine a disparu. Sans laisser de traces, sans nouvelles. C’était après le premier confinement. Mais comment aurait-elle pu suivre un confinement alors qu’elle vivait davantage dans la rue que dans son domicile ? Le voisin qui promène souvent Zippo, son chien, nous a assuré qu’elle avait été placée dans un établissement, quelque part, loin. En dehors d’Amiens.
Jusqu’à ce jour de début août où une autre voisine, celle de la maison du trottoir d’en face
alerte tout le voisinage. La maladie a eu raison d’elle, le crabe l’a emportée.
Merde.
Nadine est décédée.
***
« Vite, on est à la bourre ! »
Avec ma compagne, on se dépêchait d’accrocher nos vélos en arrivant au cimetière Saint-Pierre.
Nous nous sommes dit qu’il n’y aurait peut-être pas grand-monde pour lui dire au revoir, et que nous, nous nous devions d’être présents.
Une voix dans notre dos nous rassure : « Oh, ne vous inquiétez pas, ils ne sont pas encore arrivés. On est là depuis 15 h, on n’a vu personne passer… » C’est la voisine d’en face, celle qui nous a appris la nouvelle. Ils sont quatre à s’être embarqués dans une petite voiture pour venir assister à l’inhumation. Le fourgon funéraire doit arriver de l’Ehpad, après la messe qui a eu lieu dans la chapelle.
étrange tout de même, le temps passe, et toujours personne.
Le doute s’insinue, encore davantage quand je vois un corbillard sortir d’une allée et quitter le cimetière.
Nous avançons le long d’un grand chemin, en scrutant autour de nous.
« Merde, y’a personne, il doit bien y avoir quand même un petit attroupement, même minime, quelque part. »
Un peu plus loin, un type, bientôt rejoint par un deuxième, et les deux qui s’activent, en train de fermer un caveau. Celui de Nadine !
Personne n’était là à l’heure de l’inhumation.
Ils ont donc descendu le cercueil, auprès de celui, déjà là, de sa mère.
La stupéfaction.
Pas une âme qui vive, présente, pour l’accompagner ?
On s’attendait au moins à un peu de famille, même lointaine. Peut-être à deux ou trois personnes de l’Ehpad… Mais devant nous, juste une dalle de béton, nue. Et deux ouvriers à nettoyer le dessus du caveau, à sceller l’ouverture avec du ciment.
« Cette femme a vécu dans la merde, et elle meurt dans la merde, c’est écœurant », peste notre voisine.
Derrière nous, un type arrive, un peu confus.
Il en impose, avec ses quasi deux mètres, sa barbe grise bien fournie, son jeu de clés, et ses faux-airs de Rubeus Hagrid dans Harry Potter…
« Bonjour, je suis le gardien du cimetière. J’avais dit aux ouvriers "vous attendez au moins l’heure de l’inhumation, et s’il n’y a personne, vous pouvez commencer à descendre le cercueil"... Ils n’ont pas attendu ? Vous êtes de la famille ?
— Non… des voisins.
— J’étais surpris de ne voir personne, car j’avais eu au téléphone quelqu’un qui devait venir…
— Oui, c’est moi, répond notre voisine. Mais… le cercueil était correct, au moins ?
— Oui, oui, tout à fait…
— Elle a un frère, et une sœur, à qui appartient
le caveau.
— Oui, le frère, j’ai eu un contact avec lui, mais…
— Et un fils aussi. Il paraît que ça fait des années qu’ils ne se voient plus, il aurait été "placé". »
Les paumes des mains et les yeux levés vers le ciel du gardien n’en diront pas plus.
Notre grand barbu, qui s’avère plutôt humain et sympathique, s’interroge sur une possible maladie d’Alzheimer, a cru comprendre que Nadine « perdait un peu la tête ». « Non, non, elle n’avait pas ce genre de maladie. Mais elle avait été trépanée quand elle était plus jeune. Elle était très serviable, certes un peu tarée, il faut le dire, mais très serviable. » La voisine, qui a pris la conversation en main, ne s’exclut pas elle-même des personnes un peu timbrées. « Moi, quand je dis aux gens que je crois à la réincarnation, ils me prennent pour une dingue. J’aime bien tout ce qui est autour du… Comment ? Le bouddhisme ! Mais chacun croit à ce qu’il veut, celui qui croit au christianisme, celui qui est musulman, celui qui est juif, tout ça, ça ne m’intéresse pas. Chacun fait sa cuisine à partir du moment où il ne vient pas embêter les autres. »
Mon esprit s’échappe, j’observe cette dalle
de béton, nue.
Qu’aucun proche ne soit présent, je n’en reviens toujours pas. C’est peut-être de là que vient l’expression « fâché à mort » ?
Je pense aussi à cette chanson, que Manuel, notre voisin mexicain, joue à la guitare : « La llorona ». Très populaire en Amérique latine, elle raconte l’histoire d’une femme, ou plutôt de son fantôme, qui erre dans les rues, gémissant, à la recherche de ses enfants perdus. Si c’était l’amour de ce fils perdu que cherchait Nadine, par procuration, à travers les enfants du quartier ?
« Je vais appeler sa tutelle ! Même pas une plaque, un monument ! poursuit la voisine, toujours scandalisée. Parce qu’elle a de l’argent, quand même, même si elle est sous tutelle. Nadine venait prendre un café chez moi tous les jours mais elle avait encore toute sa tête et savait quand elle pouvait aller chercher de l’argent avec sa carte !
— C’est le juge des tutelles qui va décider, soupire le gardien. Et lui, il est droit, la loi, c’est la loi !
— Ma grande peur, c’était qu’elle se retrouve en fosse commune. Si ça avait été le cas, je lui aurais acheté une concession »
Notre petit groupe, déjà peu nombreux, se divise en deux, pour se recueillir. Le mari de la voisine va discuter un peu plus loin avec un homme, relativement jeune, que je ne connais pas. « Lui, c’est son brancardier, qui allait la chercher à l’hôpital, nous chuchote la voisine. Il l’appelait "ma fiancée", aimait bien plaisanter avec elle. Il lui avait même dit qu’il lui avait trouvé une robe de mariée. C’est un enfant de la DDASS, alors, vous savez, il l’aimait bien… »
La vie de Nadine ne valait pas plus, mais pas moins non plus, qu’une autre. Pas moins que celle d’un ministre, d’un président, ou d’une star du showbiz.
« À l’occasion, venez prendre un café… » La voisine n’en démord pas. à 74 ans, pour elle, des combats, et celui-ci notamment, doivent encore être menés : « Dès demain, le téléphone va rougir ! » On ne la connaissait pas vraiment, cette voisine. Juste une petite dame sur le pas de sa porte, qu’on croisait en amenant les enfants à l’école. Il suffisait de traverser la rue pour tomber sur une personne prête à se mobiliser pour le respect de la dignité humaine. à écouter la vie de Nadine. Il en reste donc encore.