n° 108  

On veut la vie large !

Par Elena Scappaticci, François Ruffin |

Du terrain aux dorures de l’Hémicycle, du dehors vers le dedans, l’Assemblée nationale est une bataille dès lors qu’on veut y faire entrer des bribes de réalité. Lumière sur ces luttes quotidiennes pour changer la vie des gens.


Comment on en arrive là ?
À décider de légiférer sur les vacances ?
Apparemment, tout ça s’est fomenté un peu dans mon dos, à la cantine de l’Assemblée, au sein de mon équipe. On va pas se mentir, on sortait tous un peu découragés de la séquence des retraites. La question qu’on se posait, c’était : « Comment rallumer la lumière ? » Comment ramener un peu de joie chez tous ceux qui s’étaient mobilisés ? Et mes collabs ont pensé aux vacances : parce que eux les espéraient, les vacances. C’était ça, la lumière au bout du tunnel. Un peu comme le maître de Jacques dans le roman de Diderot, j’avoue que sur ce coup-là, j’étais plus trop le maître de grand-chose : je me suis retrouvé embarqué dans cette histoire de vacances un peu malgré moi…

Mais assez vite, ça a fait écho à tous ces témoignages de gamins qui, dans ma circo, ne partent jamais l’été. à ces salariés que je croise pendant mon Députour et qui me racontent que, petits, ils partaient en vacances avec leurs parents, mais qu’ils ne peuvent plus partir, eux, avec leurs enfants. Comme Bertrand, qui n’a pas bougé depuis 2019.
Pourtant, Bertrand travaille. Et même double. Il prépare de la poudre pour brioche, dans une usine, de nuit, chef d’équipe pour 1700 euros par mois. Et derrière, il enchaîne. à deux heures du matin, il devient chauffeur Uber. Sa femme, elle, gagne 1490 euros à l’hôpital. à eux deux, ils ont juste assez pour couvrir le crédit de 800 euros sur la maison, les voitures, les factures, le chauffage, les courses, l’essence, les assurances. Mais rien pour les congés. « Là, j’ai regardé pour aller avec mes enfants à Narbonne, mais c’est trop cher. On ne pourra pas. »
Même chose pour Stéphanie, assistante de direction dans le social.
« Vous partez en vacances cette année ?
—  Je n’y ai même pas songé.
(Elle rit.) Avec les factures, c’est pas possible. Mais je me souviens, quand j’étais petite, mon père était soudeur chez Saint-Gobain, et on partait quand même. On allait en Sicile retrouver de la famille, ou dans le Sud de la France. Là, je ne peux même pas emmener ma fille à Walygator, alors que j’y allais avec mes parents. »
Pas de départ non plus cet été pour Manuel, ouvrier chez Renault. Et il ressent, lui aussi, un déclassement : « J’ai perdu ma maman à neuf ans, donc il n’y avait que le salaire de mon père, à l’usine. Et pourtant, on partait quand même, tous les ans, en Vendée, en Ardèche, dans le Sud, Perpignan. Ça restait du camping, mais c’étaient des vacances quand même. » Leurs parents les emmenaient au loin, mais ces travailleurs modestes, cette France qui se lève tôt, peine à offrir la même chose à ses propres enfants…

C’est la marque d’un déclassement discret, silencieux : tous ces efforts, et pour quel réconfort ?
C’est que l’inflation, et les salaires qui ne suivent pas, pèse lourd au moment des vacances. 40 % des Français, cette année, ne partiront pas (contre 37 % l’an dernier, +3 points). Ils sont 69 % parmi les bas revenus, 44 % des ouvriers. Trois millions d’enfants resteront à quai. Parmi ceux qui partiront, beaucoup ont rogné sur leur budget toute l’année : 32 % des Français déclarent réduire leurs dépenses alimentaires pour continuer à partir en vacances. Et des sondages nous apprennent qu’ils rogneront aussi cet été : les vacanciers choisissent des séjours plus courts et sans extra.
Pire encore, peut-être : quand on ne part pas et que, sur place,
on ne fait rien.
« Le centre, il faut le payer, on peut pas. » On interroge des mamans devant une école, à Amiens, dans un quartier populaire : « La dernière facture, rien que pour deux enfants, c’est monté à quatre cents euros…
—  Moi, j’ai dû aller aux impôts, demander un échéancier…
—  Pareil pour moi, j’ai demandé un prélèvement mensuel. Mais je ne peux plus me permettre : du coup, ils me suivent partout.
—  Ma fille est en quatrième. Elle ne va pas au centre, parce que financièrement, je ne peux pas. J’essaie de trouver des activités dehors, la famille, le parc, on est beaucoup bibliothèque.
—  Je paie une semaine de hand à mon fils, l’APH, ça revient à 50 €…
—  Mes enfants, 11 ans et 8 ans, ils ne font rien du tout. Déjà que je paie le foot du grand, 150 € l’année, alors je ne les mets pas au centre.
—  Avant, mon fils de 11 ans allait au centre, il partait en camping avec eux, ça me revenait à 500 €. Mais je travaillais. Depuis mon accident, c’est plus possible… »

Quelle tristesse, non ?
Évoquer les loisirs de leurs gosses, pour Audrey, Delphine, Bitou, Mélanie et les autres, c’est parler du porte-monnaie, des dettes, des prélèvements, des échéances. Jamais de leurs désirs. De leurs envies. Comme si cette injustice était déjà acceptée. Comme si la joie des vacances était redevenue le privilège d’une poignée. Mais si, comme le raconte Assia, ses gamins « traînent dehors », c’est un choix politique.
« Avec mes parents, on ne part jamais. L’été, on va juste dans l’Île-de-France, en banlieue, chez des cousins à épinay-sur-Seine », raconte Esperanza, 21 ans, qui habite le quartier nord d’Amiens. Ce qu’elle fait pour les vacances ? « Rien. » « Le CAJ, à Amiens, on a pu m’inscrire quand j’étais petite, on faisait de la piscine, des randonnées, mais ensuite, mes parents ne pouvaient plus financièrement. Ça coûte environ 100 euros par enfant. Du coup, on devait choisir entre mon frère et moi. Ce n’était pas juste. » Même la mer, pas loin pourtant, reste inaccessible.
L’été, c’est aussi le temps de la famille, de se retrouver, les cousins, les parents. Mais pour certains, vu les prix, c’est devenu interdit :
« Je viens de Mayotte, je suis arrivé en 2019, raconte Hamidou. Je voulais y retourner cet été, mais vu le prix des billets… 2500 € ! D’habitude, c’est 800 €, 900 €… J’arrive encore à mettre de côté. Là, il me faudrait des années pour économiser.
—  Donc tu vas faire quoi ?
—  Je vais rester ici.
—  Tu ne vas pas voir ta famille ?
—  Non, comment je pourrais ? »

***

« Nous ne sommes pas des ascètes. Il nous faut la vie large »
, écrivait Jean Jaurès. Les vacances, c’est cette vie large, cette vie qui s’élargit. C’est par le voyage et le dépaysement que l’esprit s’ouvre. Qu’il se repose aussi. Qu’il atteint la « tranquillité de l’âme », selon le philosophe Sénèque. Les Grecs et les Romains appelaient ça l’otium. L’otium, c’était ce moment où l’on s’écartait provisoirement du terrain familier, où l’on se retirait du monde balisé de la Cité pour explorer l’ailleurs. Pour se reconnecter avec la nature et le vivant. Pour s’ouvrir aux autres, et mieux se retrouver. Les vacances, plus concrètement, ce sont les petits bonheurs simples de la vie : les retrouvailles en famille ou entre amis, le rire des enfants, le sable chaud, les parties de cartes, les apéros et les barbecues, les concerts et les matchs de volley. Et de cette joie, la France en a bien besoin. Nos concitoyens ont traversé la crise Covid puis ont plongé dans la guerre en Ukraine. Dans ce tunnel, les troubles psychiques ont nettement augmenté : un Français sur quatre montre des signes d’anxiété, un sur six de dépression. Des chiffres en hausse respectivement de 11 points et de 7 points depuis la pandémie.

Mais, le pire aujourd’hui, c’est la situation de notre jeunesse : selon une enquête de Santé publique France, un jeune sur cinq présente des troubles dépressifs. Une proportion qui a doublé depuis 2017.
« Les vacances, c’est comme la soupe, ça fait grandir ! », martèle chaque année le Secours populaire. Les voyages ne forment pas seulement la jeunesse, ils la soignent aussi. Dans son rapport de 2019, le Haut conseil de la famille, de l’enfance et de l’âge rappelle que les vacances scolaires « améliorent les prises de responsabilité, la persévérance, la curiosité, la possibilité de travailler en équipe, la résolution de conflit. »
Des apports confirmés, en Angleterre, par la cohorte Millenium : les loisirs et les vacances ont des effets sur les enfants des familles pauvres. Extrait : « Plusieurs points ont été mis en lumière : la possibilité de nouer des contacts satisfaisants et dans un autre contexte que la scolarité avec des professeurs ; et la possibilité pour des enfants aux réalisations scolaires moyennes ou faibles de trouver un champ de réalisation positive renforçant leur confiance en soi, puis leur capacité à participer en classe. » C’est un peu d’assurance, qui peut naître hors de l’école, et rebondir dedans.
Or, aujourd’hui, faute de politique publique des vacances, c’est l’inverse qui se produit : comme le note Pascal Bressoux, professeur en sciences de l’éducation, « le temps libre génère encore plus d’inégalités que le temps scolaire ». Dès 2011, la Conférence sur les rythmes scolaires dénonçait l’écart entre « des vacances familiales, culturelles, des activités enrichissantes pour les uns, et la vacuité d’un temps non mobilisé, télévision et ennui pour les autres, livrés à eux-mêmes ».
Et puis, comment faire Nation si, de notre France, on n’en voit que les tours du quartier, et jamais les plages et les montagnes, « de plaines en forêts, de vallons en collines, du printemps qui va naître à tes mortes saisons » comme le chantait Jean Ferrat ? Comment faire Nation, dans sa diversité, si de la France, on n’en connaît que son clocher et le bourg à côté ? C’est une expérience nécessaire, « dérouiller », comme l’énonçait le sociologue Azouz Begag, mettre dans sa vie un peu d’aventures. Des expériences qui ouvrent des horizons. Qui habituent à bouger. Qui lèvent des peurs. Qui donnent l’envie d’autres expériences. Qui secouent contre les écrans et les réseaux sociaux.
Crise du Covid, guerre en Ukraine, moral en berne, nous vivons une période sombre. Mais l’histoire le confirme : en pleine grande dépression, dans l’après-crise de 1929, qu’ont revendiqué les ouvriers ? Pas seulement des salaires relevés, pour se nourrir, se loger, se vêtir. Mais aussi un droit au repos, au bonheur, à la joie, avec les premiers congés payés. Dans l’histoire de « l’indigne salariat », pour la première fois, comme l’écrit l’historien Robert Castel, est inscrite dans la loi « la liberté de ne rien faire qu’on ne soit obligé de faire, la liberté d’exister pour soi comme les autres, les rentiers, les bourgeois, les aristocrates, les possédants, tous ceux qui jouissent de la vie pour elle-même et pour eux-mêmes, depuis la nuit des temps. »

C’est notre histoire : vivre de son travail, la dignité par le travail, en tirer fierté et reconnaissance et, dans le même temps, libérer du temps hors travail. De la fin du travail des enfants jusqu’à la retraite en passant par le dimanche chômé : autant de conquêtes pour sortir les hommes et les femmes de la roue de la production-consommation, pour faire échapper des bouts de l’existence à un système qui faisait des travailleurs « non plus des hommes mais des tronçons d’hommes » comme disait Paul Lafargue dans son désormais célèbre ouvrage Le Droit à la paresse. Nulle contradiction donc entre travail et repos, entre effort et réconfort, entre nécessité sociale et loisirs, mais une même ambition : le bonheur commun.
Qui a son point culminant : le 11 juin 1936, le Front populaire généralise les deux semaines de congés payés. Léo Lagrange, sous-secrétaire d’état aux Sports et à l’organisation des loisirs, s’est démené, en urgence, depuis son minuscule cabinet, pour que la France offre dès l’été 1936 des billets de train à tarif réduit, ouvre des auberges de jeunesse, multiplie les colonies de vacances… « Notre but simple et humain, expliquait-il, est de permettre aux masses de la jeunesse française de trouver dans la pratique des sports, la joie et la santé et de construire une organisation des loisirs telle que les travailleurs puissent trouver une détente et une récompense à leur dur labeur. » Mais cette histoire ne se limite pas aux grandes politiques nationales, décidées d’en haut. Elle prend la forme de milliers d’expériences municipales et associatives, d’en bas, qui ont rendu concrètes ce droit aux vacances pour les gens.
Et il y a eu la brève expérience du ministère du Temps libre d’André Henry entre 1981 et 1983. Marion Fontaine, historienne de la gauche, en tire un bilan contrasté : « Il semble que, depuis cet échec, la réflexion politique sur le temps libre se soit presque effacée. […] Si la démocratisation du temps libre n’est plus contestée, celle-ci reste incomplète et par ailleurs se heurte à des défis pressants, touchant par exemple à la place de la culture marchande. À l’heure où apparaît de plus en plus la nécessité d’inventer un nouveau modèle de développement, la question des temps liés du travail et des loisirs, de leurs contours, de leur contenu, du sens à leur donner, reste plus que jamais posée. »

Que fait-on, que fait l’état, aujourd’hui, pour les vacances ?
Rien, ou si peu. Ce temps ne semble plus relever du politique, du gouvernement, aucune volonté. à charge pour les maires, en bas, de pallier, avec leurs budgets déjà resserrés. C’est surtout laissé au privé. À la sphère privée, les familles, celles qui partent, celles qui restent. À l’entreprise privée, aux marchés, Booking, Airbnb et compagnie. L’injustice est naturalisée, comme un état de fait, une fatalité.
Qu’a-t-on entendu récemment ? Un ministre des Transports vanter les opérations commerciales des sociétés d’autoroute. Ou encore, côté train : 30 000 départs en Allemagne gratuits, mais il fallait se précipiter, tout fut soldé dans la journée. La SNCF, elle, organise carrément une « loterie » pour des abonnements jeunes à prix réduit. Et un ancien Premier ministre, et puis un Président en exercice dans la foulée, proposent de réduire les vacances scolaires d’été.
Ça ne fait pas une politique publique.
Ça ne fait pas une vision pour le pays.

Alors je suis allé chercher un député volontaire chez chacun de nos alliés, au sein de la NUPES, et on a pensé, ensemble, une proposition de loi. Avec quelques mesures phares, rien de révolutionnaire, mais de quoi recommencer à respirer, pour beaucoup. Que, cet été, chaque ménage bénéficie de deux journées (soit un aller-retour) avec péages gratuits. La mise en place d’un billet illimité à 29 euros sur le réseau TER, et puis un aller-retour en TGV à 29 euros, également. Une simplification des dispositifs d’aides aux vacances avec l’automatisation des versements. La gratuité du BAFA, un fonds d’urgence pour que les collectivités réhabilitent leurs infrastructures de vacances collectives, un « Pass colo verte » pour permettre l’inscription gratuite à au moins une colonie de vacances par cycle scolaire… On l’a pensé comme une alerte, une interpellation : qu’il y ait de nouveau une politique publique des vacances, qu’elles soient ramenées dans le politique, dans un imaginaire de progrès. Pour que les partis s’en saisissent, luttent contre les inégalités de l’été.
Avec, comme le suggère la Fondation Jean Jaurès, un double horizon : « rendre effectif le droit au départ en vacances pour tous » et « resocialiser le temps libre, permettre à chacun de s’épanouir en dehors du marché de l’emploi ».
Cet horizon déborde largement le cadre d’une proposition de loi d’urgence pour les vacances, quand bien même celle-ci a reçu un certain écho, favorable, dans la population, et même chez nos politiques. Il faut voir plus loin.
Que les Français puissent vivre de leur travail, en indexant les salaires sur l’inflation. Que les chèques vacances, aujourd’hui réservés à moins de 20 % des actifs, soient généralisés dans un dispositif plus ambitieux. Qu’un réel « billet populaire » pour les déplacements en transports en commun voie le jour, comprenant TGV, TER et trajets du quotidien. Que les autoroutes redeviennent la propriété des Français et des Françaises, qu’on mette fin aux concessions, que l’État reprenne la main sur la tarification.
Que le marché du logement soit encadré et que le règne des multipropriétés recule face à l’exigence d’égalité.
Que la jeunesse se mêle, se rencontre, se mobilise dans des projets d’intérêt général, au premier rang duquel la défense de l’environnement.
Que les modes de vacances privilégient les liens aux biens, le temps long à la vitesse, la proximité et aux grandes envolées, la découverte de la nature, le sport et la culture au mythe d’une consommation-consolation.
Que l’éducation populaire qui vise l’émancipation soit une réalité
partagée par le plus grand nombre.
L’horizon, il faut le maintenir haut et clair, même lorsque les nuages
du présent l’obscurcissent.