n° 105  

"Où passent nos impôts ?"

Par François Ruffin |

« Où passent nos impôts ? » s’interroge Marie. Son petit‑fils devait se faire opérer d’un kyste au cerveau, à l’hôpital de Bordeaux. Faute de réanimation pédiatrique, l’intervention a été reportée. Avec La sobriété gagnante, Benjamin Brice apporte une réponse à sa question.


C’est rare.
À la sortie d’un débat, à Bobigny, avec les auxiliaires de vie, un jeune gars m’a remis son bouquin, édité à compte d’auteur, La sobriété gagnante, avec une dédicace et son 06 à l’intérieur. Ça, ce n’est pas rare. J’en reçois, des livres en cadeau : un monsieur qui a retracé la biographie de son grand-père aviateur, une médium qui relie les astres et l’effondrement à venir, un retraité qui détient la vérité sur la monnaie pour nous sauver. J’ouvre toujours, je parcours les premières pages, par curiosité pour l’esprit humain, pour ses étrangetés. Ce qui est rare, donc : que j’accroche. Que j’avale l’ouvrage en un week-end. Qu’il modifie, qu’il secoue même, mon regard sur l’économie. Que, grâce à lui, j’aie l’impression de progresser – et donc, aujourd’hui, de vous faire progresser. Qu’il réponde à cette question, régulière, de gens en colère : « Où passent nos impôts ? » Ce paradoxe, entre des prélèvements élevés, plus de 57 %, « le record d’Europe » on nous dit, et des services publics qui flanchent, la gauche le fuit. On regarde ailleurs. On justifie. Benjamin Brice, « diplômé de l’Essec et docteur en sciences politiques de l’Ehess », nous dit la quatrième de couverture, Benjamin Brice, lui, l’affronte, l’éclaire. Ses chapitres fourmillent de données, très fouillées, une vraie mine, mais je vais tenter ici, avant tout, d’en restituer le fil, le raisonnement.

La mondialisation a produit, pour la France, sous couvert de « compétitivité », une mise sous perfusion de notre économie. La perte de notre industrie a engendré un déficit commercial colossal : 60 milliards en année normale, le double aujourd’hui avec la crise de l’énergie. Surtout, évidemment, cette délocalisation de nos usines a produit un chômage de masse : les classes populaires se sont retrouvées hors production, hors compétition, incapables de lutter avec leurs homologues de l’Est, Europe ou Asie. Leurs revenus du travail ont donc été remplacés, en partie, par des prestations sociales : en 1975, un quart des allocations allaient aux 10 % les plus pauvres. C’est désormais la moitié. Et pour maintenir leur travail, quand même, on a allégé puis supprimé les cotisations sur les bas salaires. Avant que, avec le revenu d’activité, l’état ne les paie carrément… Les entreprises ? Pour les rendre plus « compétitives », pour qu’elles exportent, nous avons baissé leurs impôts (sur les sociétés, de production, ISF, Flat tax, Exit tax pour leurs détenteurs, etc.). Nous les avons subventionnées, avec le CICE, le Crédit Impôt Recherche : une étude vient de chiffrer ces aides à 160 milliards d’euros chaque année.
Et idem pour l’agriculture, aujourd’hui sur-subventionnée. Les emplois domestiques, subventionnés, via des crédits d’impôts. Le logement, subventionné, côté propriétaire, avec les niches fiscales. Côté locataires, subventionnés, avec les APL. Et maintenant les carburants, le gaz, l’énergie, subventionnés. C’est désormais toute la société qui est subventionnée. Et l’on aboutit à ce paradoxe : d’un côté, des impôts, notamment locaux, ou sur la consommation, sur les particuliers, en hausse. Mais qui servent, pour l’essentiel, à des transferts, à des subventions. Et du coup, à l’autre bout, le budget des hôpitaux, des écoles, des tribunaux, des transports, de l’éducation, etc., qui stagne voire diminue. Un exemple : alors que les études se massifiaient, le budget éducation est descendu de 7,7 % du PIB dans les années 90 à 6,6 % aujourd’hui. Et l’on pourrait faire la même démonstration, à peu près, dans tous les secteurs : la santé, l’environnement, la police… L’état prélève, mais l’état ne finance pas ses services ! D’où une frustration dans la population.

Comment sortir de cette spirale infernale ? D’accord avec l’auteur, et depuis longtemps, nous répondons « protectionnisme » : il faut rebâtir une base industrielle, qui à la fois redonne des emplois productifs et nous épargne une dépendance à l’égard de l’étranger. C’est devenu une évidence avec la crise Covid, avec les masques, les surblouses, les médicaments, que nous étions impuissants à produire, que nous attendions passivement de l’étranger. Deux années plus tard, nous en sommes toujours au même point : pénurie de paracétamol et d’antibiotiques, à cause de « principes actifs » fabriqués à 80 % en Inde ou en Chine. Nous devons nous réarmer, sortir des secteurs entiers du libre-échange. Mais Benjamin Brice complète avec un autre volet : plutôt que de chercher à exporter, à être « compétitif » à tout-va, et en permanence échouer, les gouvernants devraient également se soucier de moins importer. Comment ? En agissant sur la consommation. Au fond, depuis quelques décennies, notre perte industrielle est devenue telle que, dès que nous consommons, nous importons. C’est 18 milliards de déficit commercial, ainsi, de mémoire, sur l’informatique, l’électronique. Pour juguler cette hémorragie, nous devons moins consommer. Or, note-t-il, la « société de consommation » a rendu cette consommation sacrée. Comme si c’était le marché qui en décidait, hors d’atteinte de la démocratie. Côté ordinateurs, téléphones portables, par exemple, nous devons empêcher l’obsolescence, favoriser les réparations, ne pas céder aux sirènes du nouvel iPhone. Cette économie vaut, bien sûr, d’autant plus sur l’énergie : voilà qui réclame, pour les déplacements, des voitures moins lourdes, avec moins de gadgets connectés à tout-va, énergivores. Voilà qui exige, pour les logements, qu’ils soient isolés, qu’on ne chauffe pas le ciel.

L’impératif écologique rejoint, ici, le souci d’économie. L’auteur conclut : « Nous n’amorcerons pas la transition écologique, nous ne réglerons pas le problème du pouvoir d’achat, nous ne rétablirons pas nos équilibres commerciaux et nous ne réduirons pas les inégalités au sein du pays en misant sur des politiques de compétitivité. (…) Si nous vivons au-dessus de nos moyens, c’est tout simplement que nous consommons plus qu’il ne le faudrait. L’urgence est donc d’entreprendre collectivement de modifier nos modes de vie dans un sens beaucoup plus favorable à l’intérêt général. » Benjamin Brice ouvre un chemin : il s’agit, enfin, de passer de la spirale infernale à un cercle plus vertueux.