n° 108  

Pauline Londeix : "la stratégie, c’est l’effondrement du système de santé"

Par Cyril Pocréaux |

Amoxicilline (un antibiotique), Paracétamol (antalgique), Solumédrol (anti‑inflammatoire), Gardenal (antiépileptique)... C’est un inventaire à la Prévert, ces médicaments dont la France manque, depuis le début de l’année. Comme notre copine Pauline Londeix était de passage à Paris, entre deux congrès, on lui a proposé de boire un coup pour en discuter…


Fakir : Pauline, j’ai pensé à toi en recevant le courrier d’une dame. Elle m’évoquait les problèmes que pose la pénurie de Bétahistine, un médicament dont a besoin son mari, atteint par la maladie de Ménière. C’est pas très connu, comme maladie, mais elle me décrivait les symptômes : « Cette maladie invisible apparaît un matin sans prévenir et ravage nos vies. Elle affecte l’oreille interne, avec pour résultat des vertiges violents qui peuvent projeter un homme à terre, durer 12 heures, vomissements, hyperacousie, surdité partielle ou totale, troubles du sommeil, maux de tête, fatigue extrême, brouillard cérébral. Ménière est un enfer. » Or elle doit faire désormais des dizaines de kilomètres pour éventuellement trouver une boîte de Bétahistine. Il y a une rupture de stock au niveau national. Elle concluait : « L’état de santé des patients se détériore et personne ne sait pourquoi nous ne trouvons plus nos précieux traitements, ni quand ils seront à nouveau produits. Nous sommes dans le noir. Ce médicament est produit par de nombreux labos, il est peu cher... Je ne comprends pas comment cela est possible. Des milliers de personnes sont en détresse. » Et on a plein d’autres exemples, dans l’actualité. Alors, il se passe quoi, dans le monde du médicament ? Pourquoi toutes ces pénuries ?

Pauline Londeix : Il faut déjà savoir qu’on assiste depuis dix ans à une augmentation constante des pénuries de médicaments, et ce dans toutes les classes pharmaceutiques. Quand on en demande la liste à l’ANSM, l’agence de sécurité du médicament, on s’aperçoit que cela concerne des milliers de produits, l’insuline, les antirétroviraux, mais également les outils comme les stylos d’injection… On est passé de 132 à plus de 2000 ruptures entre 2011 et 2021. C’est une tendance lourde, qui va continuer. Le problème, c’est qu’en face de ça, on a une réaction tardive et rarement à la hauteur des pouvoirs publics.

F. : Pourquoi ?

P. L. : Il y a plusieurs raisons, très diverses. On a, d’abord, une augmentation de la population mondiale qui fait que, mécaniquement, le besoin en médicaments augmente. Il y a aussi une augmentation de la capacité à acheter des produits dans les pays émergents, ce qui a un impact sur les stocks. On a aussi des épidémies émergentes, nouvelles, à cause en particulier des changements climatiques : le Covid, la variole du singe, des maladies tropicales. La déforestation par exemple provoque l’émergence au grand jour de nouveaux agents pathogènes, et donc de nouvelles demandes. Autre cause : l’augmentation du diabète et de certains cancers dans des pays, en Afrique subsaharienne en particulier, qui jusque‑là étaient épargnés par ces problèmes. Par exemple, le diabète explose sur le plan mondial à cause des changements des pratiques alimentaires et à l’augmentation de la sédentarité, autant de facteurs de risque.

F. : En gros, les pays pauvres ou en développement adoptent la malbouffe et les mauvaises habitudes des pays riches…

P. L. : C’est ça, oui, malheureusement. Après, il y a la façon dont le marché du médicament est structuré. La production mondiale s’est quasiment concentrée en Chine et en Inde. Ce qui fait que quand l’un de ces deux pays décide de ne plus exporter de médicaments, soit pour les faire payer plus cher, soit pour les garder pour eux comme on l’a vu pendant la crise Covid, on se retrouve avec des pénuries en France. Sans même compter les aléas : quand les travailleurs d’une usine dans le centre de la Chine se sont retrouvés confinés, la molécule de base qu’ils produisaient ne pouvait plus sortir de l’usine. Toute la chaîne de production s’est arrêtée. Quand, en 2020, des impuretés sont détectées dans l’usine Sanofi qui produit la Rifapentine en Italie, contre la tuberculose, ou dans l’usine qui produit le BCG, quand l’avortement est remis en cause aux États‑Unis et que des États font donc des provisions de la pilule abortive, le Misoprostol, tout ça provoque ou aggrave des problèmes de stock et de disponibilité l’année suivante. Le problème, c’est qu’on a beau avoir cinq, huit ou dix producteurs, ils s’approvisionnent tous souvent chez les mêmes fabricants de vrac [ndlr : quand le produit n’est pas emballé ou conditionné], et sont donc tous affectés de la même façon.

F. : « Déléguer notre capacité à soigner à d’autres est une folie », disait Macron pendant la crise Covid, dans l’un de ses rares éclairs de lucidité. Mais on s’aperçoit que rien n’a changé, en fait, depuis trois ans…

P. L. : On n’aurait pas pu prévoir la crise du Covid, d’accord, mais on aurait pu mettre en place, dès les débuts de l’épidémie, des moyens pour subvenir aux besoins de soins et de production, comme ça s’est fait aux Pays‑Bas dans l’hôpital public, par exemple. Mais en France, on est toujours au fond de la classe, en retard dans la réflexion, quand il s’agit de prendre ces mesures. Même si cela n’a rien d’évident, il faut, oui, se poser la question de produire à nouveau en France. Pour des questions d’indépendance stratégique, mais pour des raisons éthiques, également : est‑il normal de laisser deux pays tout produire, et donc absorber une grande partie de la pollution liée à l’industrie pharmaceutique ?

F. : Ceci étant, j’ai bien écouté Olivier Véran, l’ancien ministre de la Santé et porte‑parole du gouvernement : pour lui, si on a des pénuries, c’est parce que le prix des médicaments est trop bas. Qu’on ne paye pas assez l’industrie pharmaceutique, donc…

P. L. : Oui. C’est très drôle, ça… C’est en fait l’argument du Leem, le lobby de l’industrie pharmaceutique, et par extension celui du gouvernement, donc. Pourtant, en Suisse, les médicaments sont en moyenne 42 % plus cher qu’en France. 42 % ! Et pourtant ils connaissent également des pénuries. Idem aux États‑Unis. Alors, de combien doit‑on augmenter les prix ? Allons‑y, poussons la logique jusqu’au bout : déterminons une augmentation. Pour cela, on a besoin de connaître tous les critères, de savoir combien coûte vraiment la production, la recherche, le conditionnement, la publicité pour un produit… Véran, on peut lui faire une prise de judo, sur le sujet. Parce qu’on le fait déjà sans cesse, nous, demander aux firmes quelles sont leurs dépenses.

F. : Et que répondent‑elles ?

P. L. : Elles ne répondent pas. Ou entretiennent le hors sujet. Leurs seuls retours, c’est « ça tuerait la concurrence », ou alors « Secret des affaires ». Et on se retrouve avec le diabète qui provoque une hécatombe chez les jeunes aux États‑Unis, parce qu’ils ne peuvent pas se payer un traitement à l’insuline, dont la formule a été découverte il y a un siècle mais qui est encore vendue plusieurs milliers d’euros ! Même les États‑Unis comprennent aujourd’hui qu’il y a un problème avec leur système. Ou avec le Zolgensma, traitement contre l’atrophie musculaire spinale, passé dans les mains de Novartis, alors qu’il a été découvert en grande partie grâce aux subventions et aux dons du Téléthon, et que la firme vend aujourd’hui deux millions d’euros l’injection ! [Ndlr : c’est aujourd’hui le traitement le plus cher au monde.]

F. : C’est fou : entre les milliards d’argent public versés à cette industrie pour la recherche, et les centaines de milliards remboursés par la Sécu pour l’achat de ses médicaments, on aurait le droit de savoir ce que devient l’argent...

P.L. : Le problème, c’est qu’il y a un laisser‑faire total du gouvernement. On pourrait se dire que c’est juste de l’incompétence, mais j’ai de plus en plus tendance à penser qu’il s’agit d’une stratégie qui vise l’effondrement du système public, pour qu’on se dirige ensuite vers des assurances privées. Les récentes annonces de Bruno Le Maire sur une augmentation possible de franchises ou le déremboursement de médicaments le confirment. On n’avait vraiment pas ça en tête, avec Jérôme Martin le co‑fondateur de l’Observatoire sur la transparence des médicaments, mais on entend des bruits de couloirs… Des journalistes qui fréquentent les ministères et qui nous parlent de cet objectif de privatiser le système. Quand on voit ce qui se passe avec les services publics en général, les transports, l’éducation, on peut sérieusement se poser la question. Ma crainte, c’est que la santé ne soit la prochaine étape.

F. : Face à ce risque, il y a une alternative, qui semble de plus en plus pressante, au vu des pénuries, de la recherche malmenée, des dividendes monstrueux, versés aux actionnaires de Big Pharma plutôt que dirigés vers les malades : un pôle public du médicament. Ça devrait ressembler à quoi, selon toi ?

P. L. : Il faudrait plusieurs étapes, déjà, pour y parvenir. D’abord, établir une cartographie de ce qui existe en termes de sites de production et de recherche qui fonctionnent. Ensuite, discuter avec les autres pays européens qui peuvent produire des médicaments, qu’on se mette d’accord sur ce qu’on pourrait faire ensemble. Troisièmement, se coordonner entre épidémiologistes, économistes de la santé, juristes de la propriété intellectuelle, avec tous les professionnels du secteur qui ne se parlent quasiment jamais, pour anticiper les besoins à court, moyen et long terme. Et puis, bien sûr, voir avec les institutions comment on peut produire, publiquement, les médicaments qui sont déjà en cours de développement. Et voir, enfin, comment lever les brevets ou émettre des licences obligatoires sur les médicaments qui existent déjà, pour les faire produire de manière publique.

F. : Ça, c’est un peu l’arme fatale, mais qu’on n’applique jamais. En gros – je résume : si un gouvernement considère qu’un médicament est un besoin essentiel à sa population, il peut émettre une licence pour contourner le brevet déposé par Big Pharma. Et donc s’affranchir du contrôle de la firme qui bloque une production pour faire plus de profits, souvent. Concrètement, c’est facile à faire ?

P. L. : Mais bien sûr ! La licence obligatoire, c’est un document qui tient souvent en une page ! S’il y a une volonté politique, on le fait en quelques minutes ! En 1994, quand l’OMC négocie les accords Adpic, sur les droits de propriété intellectuelle dans le commerce, le laboratoire Pfizer met la pression pour garder ce droit, et donc celui d’exploiter, pendant au moins vingt ans, un médicament. L’OMC dit OK, mais instaure des garde‑fous, sous la forme d’une possible licence publique : on pourra faire produire par un tiers s’il y a un enjeu de santé publique, tout simplement. Aujourd’hui, on présente la licence obligatoire comme une mesure gauchiste, alors qu’elle fait partie du droit de l’OMC !

F. : Mais pourquoi n’y a‑t‑on pas davantage recours pour pallier les pénuries, alors ?

P. L. : Pour des questions dogmatiques. Parce que les gouvernements écoutent les firmes pharmaceutiques qui disent « Laissez‑nous tout contrôler ».

F. : Ça ne semble pas prêt de changer, avec les dirigeants en place…

P. L. : On voit l’ampleur du chantier, mais l’exemple des pays du Sud peut nous rendre optimistes. En dix ans, l’Égypte a quasiment éliminé l’hépatite C de son sol, alors que 10 % de la population était touchée voilà dix ans : elle a refusé le brevet de Gilead, et a fait produire le Sofosbuvir par un tiers, avec une vraie volonté politique et industrielle derrière. Je dis souvent que dans le médicament, il y a un transfert de compétences activistes des pays du Sud vers ceux du Nord.

F. : Pourquoi ça ?

P. L. : Mon parcours personnel, après avoir travaillé à Act Up, m’a amené dans des ONG qui œuvrent dans les pays du Sud. Là‑bas, avec les épidémies, les maladies, les gens tombent comme des mouches. La situation est parfois terrible. Alors, pas le choix, pour les autorités : elles sont obligées d’obtenir des génériques, de contourner les brevets. Elles ont identifié et contacté les
producteurs locaux de génériques, et ceux qui pouvaient leur fournir des matières premières. Elles se sont organisées. Et ça, c’est la crainte ultime de l’industrie pharmaceutique et du Leem, en France : ils savent que si on ouvre cette porte, on se rend compte que ce n’est pas si difficile, de produire localement. Et si on en arrive là, tout leur business model s’effondre. Ça rend optimiste, quelque part.

F. : Qu’est‑ce qu’il manque, pour franchir le pas ?

P. L. : Il faut une volonté politique, en finir avec la vision ultra‑libérale du monde et des services publics qui domine à l’Élysée. Et en finir avec la dépossession organisée de ces sujets par les industriels, qui nous disent que c’est trop compliqué, qu’on ne peut rien y comprendre. Mais c’est organisé, là encore : on a vidé les agences comme l’ANSM de ses moyens, de ses compétences, les gens qui y travaillent n’ont plus accès à assez de formations…

F. : Justement : comment tu es, toi, devenue une spécialiste reconnue, sur le plan international, de ces sujets ? Tu as toujours évolué dans ce milieu ?

P. L. : Pas du tout, je viens d’une famille de littéraires, mon père était écrivain. Je me destinais plutôt à cela, et au cinéma, pour lequel j’ai été formée, plus tard, à la réalisation. Cela dit, cela me sert quotidiennement à OTMeds, puisque l’une de nos priorités est de rendre intelligibles pour tous des questions complexes. Mais je suis entrée à Act up en 2005, en lien avec la lutte contre le VIH, donc. Et en 2008, je me retrouve nommée « responsable des questions internationales ». Pendant quatre ans, j’ai voyagé dans les pays du Sud, justement, j’ai eu accès à des formations extrêmement poussées, sur la propriété et plein d’autres thèmes. Je me suis aperçue que sur le médicament, personne n’avait une vision assez large : il manque toujours le point de vue soit d’un épidémiologiste, soit d’un spécialiste de la propriété intellectuelle car les médecins ne comprennent pas le sujet... On a parfois jusqu’à 200 brevets sur un seul médicament, je te laisse imaginer les fichiers Excel qu’on décrypte ! C’est pour ça qu’à OTMeds, on essaie de croiser différents regards. Avec Jérôme, on veut rendre compréhensibles des questions présentées comme complexes.

F. : Mais qu’est‑ce qui t’a poussée à t’engager à ce point, à sortir de ta voie tracée, finalement ?

P. L. : Mon père est décédé en 2011. Il avait été malade pendant deux ans, il avait eu besoin de médicaments... À cette époque, j’étais souvent dans les pays du Sud, donc. Je me suis aperçue que je voulais être là‑dessus, sur ces sujets, pour des questions intimes aussi, donc, tu l’as compris : l’accès aux médicaments. J’ai vécu au Brésil, en Thaïlande, au Maroc, j’ai vraiment été inspirée par les activistes des pays du Sud qui cassent les brevets. Une autre période de ma vie a alors commencé.

F. : Ça ressemble à quoi, quand ils cassent les brevets au Brésil, par exemple ?

P. L. : En fait, ils réfléchissent à la question d’une santé publique depuis les années 70.
En 1996, le Brésil intègre dans sa constitution le droit à la santé : on peut poursuivre le pays s’il y a des obstacles pour être en bonne santé. Puis, sous le premier mandat de Lula, le Brésil devient quasiment auto‑suffisant : ils décident de ne pas exporter les médicaments ou les vaccins qu’ils produisent, et déploient des agences décentralisées sur tout le territoire. Et le ministère de la Santé recommande fortement de refuser un brevet à une firme s’il l’estime d’utilité publique. Au début des années 2000, le pays va aussi former un axe avec l’Inde pour produire les génériques des antirétroviraux, indispensables pour la trithérapie contre le VIH. Le prix des génériques va passer de 10 000 à 2000 dollars, et même le Fonds mondial ira s’approvisionner auprès de ces fournisseurs ! Je dis souvent que ce qui se passe au Brésil, c’est très important : la preuve que ça fonctionne, y compris dans un grand pays, quand il y a de la volonté politique. C’est un modèle pour nous, et pour demain.

Pauline Londeix, fondatrice avec Jérôme Martin de l’Observatoire pour la Transparence du médicament

Propos recueillis par Cyril Pocréaux