Je suis entouré de femmes formidables : Martine, auxiliaire de vie sociale, Malika et Lynda, directrices de centre pour les enfants, Sandrine, instit’, Jeannine, qui distribue le courrier, Christine, Christelle, et plein d’autres. Pas facile, alors, de ne retenir qu’une suppléante pour mon second mandat de député…
"Pour exister en tant que femme"

Ma suppléante, en tant que représentant du peuple ? Avec Picardie debout !, nous avons choisi Hayat. Elle ne se serait pas proposée d’elle-même. Elle n’appartient à aucun parti, même pas au micro-nôtre. Elle est immigrée dans la Somme : elle vient du Nord. Pourquoi, alors ? Parce que construire un statut et des revenus pour les AESH, Accompagnantes d’élèves en situation de handicap, ce sera un de mes combats du prochain quinquennat. Et parce qu’on la trouve formidable.
Entretien avec elle, sur le temps de sa pause-déjeuner, avant qu’elle ne retourne auprès de ses élèves…
François Ruffin : Comment tu es devenue Accompagnante d’élèves en situation de handicap ?
Hayat Matboua : À l’école de mes enfants, je tenais la bibliothèque tous les lundis, je participais aux sorties, j’étais assez présente, comme parent d’élève. Le directeur m’a dit : « J’ai reçu un mail du rectorat, ‘‘est-ce que vous connaissez des personnes pour faire AVS ?’’, j’ai pensé à vous. » J’ai appelé. Le vendredi matin, j’avais un entretien qui durait vingt minutes : « Vous avez le bac ? — Oui. » C’était bon. Le seul conseil qu’ils m’ont donné, c’était d’être discrète dans la classe.
H.M. : À la rentrée, je suis arrivée le lundi à l’école maternelle : « Nordine est maintenu en grande section. C’est un cas très lourd. Il ne communique pas, il ne parle pas, ni rien. » J’étais perdue, stressée, complètement paniquée… À la maison, Mehdi m’a rassurée : « Tu vas y arriver. » Je me suis énormément investie, les premiers mois. J’ai tout essayé. C’était du soin aussi : il ne savait pas aller aux toilettes, par exemple. Mais bon, le plus souvent, c’était juste faire de la pâte à modeler avec lui…
Comme il n’était scolarisé que le matin, j’allais dans une autre école l’après-midi. Là, c’était très dur. Nous, nous n’accédons pas au dossier médical. Mais elle faisait des crises, elle me tirait les cheveux d’un coup, ça, ça allait, mais le pire, c’est quand elle me crachait dessus… Je ne supportais pas. J’avais peur de craquer. Je demandais à l’instit’ : « Je peux prendre cinq minutes pour respirer ? » J’ai mis en place un début de méthode, avec des points rouges, orange, verts… Finalement, ils l’ont placée en urgence.
F.R. : C’est dur, dis donc… Comment tu as tenu ?
H.M. : Je me sens utile, d’abord, je vois les progrès. Un gamin, quand il est arrivé en moyenne section de maternelle, il ne parlait pas du tout, il n’émettait aucun son. C’était une forme d’autisme, avec des soucis pour le langage. Et là, maintenant, en CE1, avec moi, c’est une vraie pipelette. On ne l’arrête plus. Les parents sont super contents, ils me disent qu’il est épanoui.
F.R. : Il cause seulement avec toi, ou avec d’autres aussi ?
H.M. : Il commence avec ses camarades. La maman voulait que je l’accompagne à la récréation, parce qu’il restait tout seul dans son coin. On a échangé, je lui ai dit : « Il m’a déjà toute la journée sur le dos, il lui faut un peu de repos… » Et là, un enfant est venu me voir : « Max il m’a raconté une blague, elle était drôle. » Il sourit, alors qu’il ne souriait jamais. Il me cause des dinosaures à longueur de journées, leurs noms, leurs nourritures, et les volcans… Sans doute qu’il aura besoin de quelqu’un, encore, pour la sixième, pour se rassurer, et après il va voler de ses propres ailes. Je suis son grand frère, aussi, qui revient d’un institut. Il se débrouille bien, mais il est très timide. Il comprend tout. Je me suis dit : « Je ne sers à rien. » Mais d’après sa maman : « Dès que vous êtes à côté de lui, il souffle, il se détend. Vous lui donnez confiance. »
F.R. : Il faut de la patience…
H.M. : Ah ça, ce matin, je suis sortie avec une tête… Ils m’ont collé une migraine, je ne sais pas comment je vais faire pour la réunion de ce soir. Parce que je n’aide pas seulement mon gamin, je prends tout un groupe de six. C’était un exercice avec un billet de 100 €, le décomposer en billets de 20. Et cet après-midi, je vais faire de l’escalade…
F.R. : La motivation, tu la puises où ?
H.M. : Je venais de passer dix années à m’occuper de mes enfants, à la maison. Ça m’avait coupé de mes projets, parce qu’avant la maternité, je prévoyais de monter ma boîte, un traiteur de gâteaux orientaux, je voulais reprendre un CAP pâtisserie. J’avais besoin de sortir du cocon. C’est pour ça aussi que le syndicat, puis l’association, maintenant la politique, ça m’intéresse : pour exister en tant que femme, et pas seulement en tant que mère.
F.R. : Le syndicat, alors, comment tu as commencé ?
H.M. : Une représentante syndicale est venue pour une réunion d’information, et tout de suite j’ai accroché. Le boulot, c’était payé 680 € par mois, avec des contrats précaires, les CUI, et des avenants qu’on signait tout le temps. à l’époque, la dame qui nous gérait au rectorat, elle était gentille, c’était humain, elle nous mettait dans des écoles du quartier, à proximité. Et puis, elle a pris sa retraite, et ça a changé. On voulait nous mettre plus loin, sur plus d’enfants, plusieurs écoles… Bref, j’ai fait rentrer plein de filles au syndicat. Avec Assia, on a formé un binôme, on faisait le tour des écoles pour qu’elles votent, pour prendre leurs doléances, on voyait des trucs de malade, comment elles étaient parfois maltraitées par les enseignants… Et puis, on a été élues.
F.R. : Finalement, tu t’es toujours occupée des autres…
H.M. : Quand j’y réfléchis, dans ma vie, oui ! Je suis l’aînée, dans une famille de sept enfants. J’étais même les parents de mes parents. Dès que j’ai su lire et écrire, à dix ans, je faisais les déclarations d’impôts. Je ne comprenais rien. Je me trompais. Je me faisais engueuler. Encore maintenant, je gère les rendez-vous à distance, l’hôpital… Et bien sûr, les problèmes de mes frères. Mehdi répète toujours : « En s’installant à Amiens, entre ta famille et toi, j’ai mis une heure. » (Rires.)
F.R. : Parce que tu es du Nord, toi, au départ ?
H.M. : De Denain. Mon père était électricien, il est arrivé en France il y a très longtemps, pour construire les autoroutes. Tu vois, les gros pylônes, à Amiens-Nord ? Eh bien c’est lui. Il était en déplacement tout le temps, il partait avec sa caravane, on ne le voyait jamais.
On habitait en appartement, dans un quartier plein d’immigrés, on était bien, mais mon père a voulu nous sortir de là. Il a repéré un pavillon, dans une cité remplie de retraités. C’était très cher. On était les seuls Maghrébins. Quand on est arrivés, les voisins étaient inquiets, et au final, on s’est occupés d’eux. La dame d’à côté, quand elle s’est retrouvée veuve. Et Anne-Marie en face. Ma maman leur faisait des repas, le ménage… à quinze ans, je lui tenais compagnie. Quand j’ai épousé Mehdi, Anne-Marie avait les larmes aux yeux : « C’est comme si je mariais ma fille. » C’est là qu’elle m’a raconté notre arrivée : « On avait un peu peur, mais qu’est-ce qu’on était bêtes ! Qu’est-ce qu’on était bêtes, à cette époque-là… »
F.R. : Et à l’école, ça donnait quoi ?
H.M. : à la fin du collège, en troisième, je voulais entrer en seconde, mais les profs m’ont dit : « Tu ne vas pas y arriver. » Comme j’étais l’aînée, je ne savais rien, personne ne m’avait ouvert la voie, et mes parents, tant qu’on faisait des études… On m’a donc orientée en BEP. Après, je suis revenue en 1ère compta-gestion, j’ai repiqué mon bac, et je suis entrée dans un BTS compta aussi, que je n’ai pas eu. Ça ne me plaisait pas. J’ai fait un an de droit, et puis j’ai rencontré Mehdi.
F.R. : Et comment vous êtes arrivés à Amiens ?
H.M. : Il avait une formation de soudeur à l’Afpa ici. On comptait retourner dans le Nord ensuite, mais on s’est bien plu… Pourtant, les débuts à Amiens, c’était déprimant. J’étais à la maternité, je venais d’accoucher des jumeaux, une grossesse difficile, quand Mehdi a visité un logement de l’Opac. C’était quartier Saint-Just, tu vois ?
F.R. : C’est dur, là-bas.
H.M. : Ah ça… Mehdi n’a pas fait attention, mais déjà, sixième étage sans ascenseur, avec deux bébés, pour monter… Et le soir où j’arrive, je te jure : on entend des cris, des hurlements. On passe la tête par le balcon. Le voisin du dessus s’était suicidé, il avait sauté. On est passés par une agence privée, et on a obtenu une petite maison en location, route de Rouen. On a tout bien retapé, on a refait les murs, le propriétaire nous déduisait les travaux du loyer. C’étaient nos plus belles années. On a reçu de la pub, un jour, et dedans, il y avait un projet d’accès à la propriété à Amiens-Nord. Le dossier est passé. Le crédit est passé. On a déménagé.
F.R. : Et c’est tranquille ?
H.M. : Oui. Enfin, on a connu les émeutes de 2012, avec l’hélicoptère qui tournait, la voiture brûlée devant l’école des enfants, le gymnase brûlé… On a hésité à partir pour les petits, et puis ça s’est calmé. Finalement, on est bien.
F.R. : Après sa formation de soudeur, Mehdi a fait quoi ?
H.M. : De l’intérim. Et puis, il a monté sa boîte avec un collègue à lui et son père. Ça tournait bien. Mais le fils pétait un câble sur les chantiers, il s’engueulait avec son père, c’était des prises de tête tous les jours pour Mehdi… Il a terminé en arrêt-maladie. à ce moment-là, on s’est retrouvés en grosse galère financière. Il a repris l’intérim, et comme il intervenait souvent chez Endel, et Mehdi, tu le connais, il est facile à vivre, et on lui a proposé de bosser dedans. On a réfléchi : il ne gagne pas autant qu’en intérim, mais au moins c’est stable, c’est paisible. Il est moins pris. Parce que sinon, il était parti de 7 h à 18 h, il n’y avait que moi pour gérer la vie familiale. Je lui dis, des fois, sans reproche mais je lui dis : « Toi, tu as pu mener ta carrière, enfin, ta vie professionnelle, parce que j’étais là. »
F.R. : Du coup, tu te rattrapes maintenant que les enfants sont un peu plus grands ?
H.M. : Oui, peut-être que j’ai engrangé de l’énergie. Et tu sais, je vois que l’associatif, c’est bien… On a fondé l’Acte Citoyen, avec Malika, Ismaël, Francis, Martine… On a donné de la nourriture, pendant le confinement, aux familles dans le besoin, aux étudiants… On leur distribue aussi des produits hygiéniques, des protections pour les règles… On fait « Noël solidaire », aussi, avec des milliers de cadeaux qu’on stocke à ta permanence… Mais avec tout ça, je vois bien que, les étudiants, tu leur remplis le frigo une fois, mais la semaine d’après, ils n’ont plus rien. L’associatif, c’est bien. Mais c’est la politique qui change les règles du jeu. Rien que sur le handicap, parce que mon métier m’a ouvert les yeux : notre pays peut énormément progresser.
F.R. : Comment tu vois ça ?
H.M. : Eh bien, la cousine de Mehdi, son fils souffre d’un handicap. Il allait en Belgique. Pour six gamins, il y a trois éducateurs. Elle voulait le remettre dans le scolaire français, elle hésitait, avec tous les discours sur « l’école inclusive ». Je lui ai dit : « Ne fais surtout pas ça, il va être noyé. Laisse-le là-bas. » En 2017, Macron avait promis un accompagnement pour chaque enfant, et pour les Aesh un emploi stable et un salaire décent. Trois engagements, trois mensonges. Et en 2022, il vient de recommencer. Eh bien, durant ce mandat, on doit arracher ça, pour de bon. On doit obtenir un statut, un revenu, et ça donnera de l’envie, de l’espoir, aux autres « métiers du lien », comme tu dis.
F.R. : Je me dis, on pourrait louer à nouveau la salle du Conseil économique social et environnemental, qu’on voit à la fin de Debout les femmes !, et faire venir de tout le pays des Aesh, pour qu’elles discutent de leur carrière, de leur salaire, de leurs horaires…
H.M. : Et qu’on finisse en manif devant le ministère !