Entre la fronde des agriculteurs, le maraîcher bio de Camille et son copain émilien, on a trouvé le lien. C’était pas dur, vu que ce sont les mêmes ennemis, ceux qui ruinent nos paysans et la planète depuis trente ans : concurrence, marché, mondialisation…
Quand le marché piétine le bio (et le reste)
Caen, le 10 septembre 2023
« C’est à qui le tour ?
— Bonjour, je voudrais un kilo de...
— Désolé madame, je crois que le monsieur était là avant.
— Ah bon, vous êtes sûr ?
— Oui, oui.
— Ah, je l’avais pas vu.
— Quand même, il est pas petit ! »
Au marché, c’est presque systématique : malgré mes deux mètres et des brouettes, il y a toujours une mémé toute attendrissante, hors de tout soupçon, qui se rapproche de l’étalage pour tâter les tomates et, l’air de rien, centimètre par centimètre, finit par s’installer juste devant moi dans la file bondée. Mais ce matin-là, pas de bol pour elle : Arnaud, le maraîcher, avec sa tignasse rousse et ses favoris de rockeur, ne tolère pas la resquille.
« Je sais pas pourquoi, je me fais tout le temps gruger par les mamies. Faut dire qu’il y a toujours un monde, devant ton étal !
Arnaud : Ouais… Sur les marchés, on vend encore bien quand il fait beau, mais pour le reste, c’est compliqué, le bio.
— Ah oui, j’ai lu ça dans la presse, vos soucis avec une Biocoop. Il s’est passé quoi, en fait ?
— Ce qui s’est passé, c’est que le magasin a été placé en redressement judiciaire sans qu’on soit au courant. Pendant deux-trois mois, ils ont plus rien commandé en local, ils prenaient tout à la plateforme, au moins cher. Encore maintenant, on m’envoie bouler parce que mes produits sont 50 centimes plus chers que dans le Sud. "Vous, les locaux, vous êtes trop chers !", ils disent. Ce qui nous sauve, c’est que plusieurs maraîchers autour de nous ont arrêté, et du coup on a récupéré leur clientèle. Sinon on aurait encore eu une année de merde…
— Je croyais que depuis le Covid, les gens avaient pris goût aux produits bio, locaux...
— Oui, au début, on a eu une période euphorique, les gens se sont tournés vers la vente directe. Y avait plus de restauration collective, les parents et les enfants mangeaient à la maison, on s’est retrouvés avec des commandes de fou ! On a plus que doublé les ventes, bossé comme des tarés. Et sur les marchés, quand ça a repris, les gens voulaient continuer à bien manger ! Mais en 2022, y a eu la guerre en Ukraine, l’essence à deux euros, l’augmentation de tout, et plus personne sur les marchés. Tout s’est cassé la gueule, la grosse dégringolade ! À la fin de l’année, mon comptable me sort que j’ai gagné 3500 euros net en 2022. Quand t’as bossé comme un con toute l’année, t’es écœuré…
— Parce qu’en temps normal, tu te sors combien de salaire ?
— Oh, c’est pas mirobolant. Quand on a commencé en 2010 avec mes deux associés, on a fait des mauvaises années, mais on venait de s’installer, on était prêts à des sacrifices. Les années suivantes, on se sortait presque un Smic. Quand je vois les copains qui sont à 2000 nets avec dix semaines de congés par an... Mais c’est un boulot où il faut être engagé. Alors quand t’as un Smic, tu la fermes. »
Ça m’a travaillé pendant plusieurs semaines, ce que m’avait dit Arnaud. J’avais déjà discuté avec lui : il a son franc-parler, mais c’est pas le genre à se morfondre sur son sort. Les difficultés de la filière bio, j’en avais entendu parler depuis la fin des confinements, mais je ne l’imaginais pas aussi grave. Et puis début octobre, je tombe sur un reportage de Public Sénat : « Crise du bio : la chute libre. » Des producteurs obligés de vendre à perte, et qui du coup se déconvertissent – sortent du bio. Des magasins qui ferment, par centaines. Des pertes annuelles à deux chiffres pour l’ensemble de la filière... Le tableau n’était pas complètement sombre : la vente directe, dans 26.000 des 60.000 fermes bio en France, continuait à progresser, tout comme le bio en restauration collective et commerciale. En allant récupérer mon panier de légumes au drive maraîcher près de chez moi, je sonde. Olivier, un voisin, me raconte qu’il a dû fermer son épicerie bio ambulante, juste après le premier confinement. « Le Covid, ça a été génial ! Je suis passé de dix commandes par jour à une soixantaine, dès le midi. J’avais jusqu’à huit personnes pour m’aider à faire les paniers. Et puis du jour au lendemain, c’est retombé à zéro. Le comportement des gens changeait. Quand j’ai vu ça, j’ai compris que c’était fini et j’ai décidé de tout arrêter. » Marie, la maraîchère qui remplit mon panier, s’en est mieux sortie. « De toute façon, on croit tellement à ce qu’on fait qu’il n’y a pas d’alternative. On se démène un peu quand on sent qu’il y a des baisses de fréquentation, on se remonte les manches, on rameute du monde, on organise des événements. Mais on fait partie du système, donc même si on ne se sent pas vraiment concerné par ce qui se passe à l’échelle nationale ou européenne, impossible de rester neutres par rapport à l’actualité politique… »
Bruxelles, le 16 novembre 2023
« Glyphosate : l’autorisation renouvelée pour dix ans de plus en Europe. Les 27 n’ont pas réussi à s’entendre. La France s’est abstenue... » Devant BFM, ce matin-là, je sursaute dans mon canapé. J’ai bien entendu : la France n’a pas voté pour l’interdiction du glyphosate dans l’Union européenne. Alors que Macron avait promis d’éliminer le glyphosate dans les trois ans. Qu’a-t-il fait, entre temps, pour réorienter le système, accompagner les agriculteurs, pour sortir de ce merdier ? D’un coup, c’est plus clair : je comprends mieux les causes de la crise du bio. On donne des leçons d’écologie à toute la planète pendant la COP21, le Président nous vend l’écologie comme « combat du siècle », se fait chevalier vert du nouveau monde avec son « Make our planet great again ». Tout ça pour quoi ? Pour, six ans après, laisser la voie libre à Monsanto pour encore au moins dix ans. Malgré ses états généraux de l’alimentation, malgré sa Convention citoyenne pour le climat, malgré son Varenne de l’eau, malgré ses « One planet summits », le constat est cruel : beaucoup de promesses, très peu de concret. Ah, si : depuis que Macron est aux commandes, le label « Haute valeur environnementale » (HVE) a explosé en France (voir encadré).
HVE : Au bonheur de McDonald’s !
En cinq ans et demi, le nombre d’exploitations certifiées HVE a été multiplié par… 44 ! (plus de 37 000 mi-2023, contre 800 en 2018). Et pour cause : pour l’obtenir, il suffit de valider 40 points sur les 188 indicateurs du cahier des charges gouvernemental. Même l’agro-industrie n’en espérait pas tant (ou si peu) ! Pas aussi bons que le bio (mais certes meilleurs que le conventionnel), les produits HVE inondent les rayons des supermarchés. Pour les consommateurs, sous le charme, pas de différence sur le prix, mais le sentiment de faire sa part. Face à ce rouleau compresseur, l’agriculture bio doit aujourd’hui se contenter des miettes… Le HVE, Arnaud n’en pense pas du bien. « Le HVE ? Ils ont moins de contraintes que nous, donc vendent forcément moins cher, soupire mon maraîcher. Il suffit de faire deux pauvres rotations de culture, de planter une haie et un arbre, et c’est réglé. Résultat : le consommateur est un peu paumé, il est largué... » Même l’inventeur du label, le chercheur agronome Lionel Vilain, dit sa honte de voir des enseignes comme McDonald’s afficher du HVE dans ses fast-foods...
Tarascon-sur-Ariège, le 18 janvier 2024
« C’est génial ce qu’ils ont fait, ces gars. Tu pourrais pas faire un article dessus ? » C’est mon beau-frère, au repas de Noël, qui me lance ça. Je voyais vaguement ce dont il parlait, alors il détaille, pendant que ma bûche glacée fond. Depuis un mois, on voit fleurir des panneaux retournés aux entrées et sorties des communes. L’action est revendiquée par les Jeunes agriculteurs (JA), pour dénoncer une agriculture qui « marche sur la tête ». « Bah, on en parle déjà assez dans les médias, ils ont pas besoin de nous pour se faire de la pub, les JA... » Mais avec le recul, elle est pas si bête, l’idée du beau-frère. Parce que je mesure bien, au fil de mes discussions, le fossé qui s’est creusé entre agriculteurs conventionnels et bio, mais aussi entre écolos-bobos-gauchos et le reste de l’échiquier politique. Chacun voit l’autre comme le diable…
« Plusieurs tracteurs bloquent cette portion d’autoroute, à l’heure actuelle… » Quelques semaines plus tard, dans la bagnole, la radio annonce des opérations coup de poing dans le Sud-Ouest. Rapidement, la colère s’étend à d’autres départements, à d’autres régions, et finalement à tout le pays. Les revendications, on les connaît, maintenant : moins d’administratif, des prix justes, et moins de normes, ou alors qu’on arrête de les mettre en concurrence avec les fermes-usines du Brésil ou d’Ukraine. Mais ce qu’on n’avait pas vu venir, c’est l’union, certes inachevée, certes timide, qui semble se dessiner derrière cette révolte, avec la Confédération paysanne et les Verts, qui finissent par grossir les rangs des manifestants. La crise du bio devient aussi celle du conventionnel. Pour une fois, les deux ne sont plus en opposition : leurs revendications se ressemblent, face à une concurrence déloyale, au marché débridé. Parce qu’ils aspirent à la même chose, au final : du respect pour leur travail, et un revenu décent.
« Alors, t’es pas sur Paris pour faire le siège de la capitale ?
— Oh, c’est pas l’envie qui manque, mais on a le moral dans les chaussettes ! Avec les prix des céréales qui remontent pas, on est en-dessous des prix de production. Je vais encore devoir vendre à perte... »
Au bout du fil, Émilien, un très bon copain d’enfance, agriculteur dans la Somme, était même trop déprimé pour manifester ! Avec les études, le travail, la vie de famille, on s’était un peu perdus de vue, ces dernières années. Mais ce qui ne change pas chez lui, je le sais, c’est son côté rationnel, pragmatique – il a fait des études d’ingénieur. Il est aussi très curieux, surtout quand ça touche à son métier.
« Je me demandais : pourquoi ça a pété maintenant, la colère des agriculteurs ?
— Bah, pour résumer, on a eu de bons résultats en 2022. Parce qu’avec la guerre en Ukraine, on a vendu nos produits, nos céréales, notre lait, à bon prix, et en plus avec des stocks d’intrants (de graines, d’engrais, de fioul…) qu’on avait achetés avant, donc pas cher. Mais en 2023, les cours mondiaux ont chuté à cause de la concurrence. On a vendu nos produits moitié moins cher, avec des impôts plus élevés vu les résultats de l’année passée, et surtout le prix des intrants a explosé. Ceux qui n’ont pas assez anticipé se retrouvent acculés. En plus, cet automne, on a eu beaucoup de temps sec, puis beaucoup de pluie. Et tu sais que les agriculteurs détestent le temps qui dure trop longtemps, pluie ou soleil. Tout ça a mis en péril pas mal de récoltes. D’où le ras-le-bol actuel.
— Je pourrais pas venir te voir à la ferme ? Allez, ce sera l’occasion de se revoir ! »
Un village dans la Somme, le 31 janvier 2024
Une semaine plus tard, je débarque dans la vieille cour de ferme où Émilien a grandi, et où je venais souvent jouer, aussi, plus jeune. Il a repris l’affaire il y a trois ans, après y avoir travaillé une dizaine d’années avec le fermier – son père. Depuis que ses parents sont partis vivre en pavillon, dans un petit bourg à quelques kilomètres, il vit seul dans l’unique bâtiment en dur de l’exploitation, avec ses moutons et sa centaine d’hectares de terres. Sur la route cabossée qui monte à la ferme, le gigantisme donne le vertige. Côté champs, des tas de trois mètres de haut de fumier, tuiles, betteraves, bottes de foin. Côté ferme, une demi-douzaine de tracteurs, des remorques et d’autres véhicules agricoles qui font passer ma 307 pour une voiturette de golf ! Sous le toit en tôle d’un des deux grands hangars ouverts, il est là, au milieu des moutons, combinaison de travail sur le dos, capuche sur la tête. Derrière ses gros sourcils qui lui donnent un air de doux géant, Émilien, de son énorme paluche, me fait signe d’approcher. À sa demande, j’ouvre, avec un peu d’appréhension, le portillon de l’enclos à moutons. Et là, il saisit le plus costaud, le couche sur le dos d’un geste assuré, et s’assoit sur le cou épais de l’animal pour le maintenir au sol.
« T’aurais fait un bon judoka ! Pourquoi tu l’embêtes, le pauvre ?
— Je lui taille les pattes. D’habitude, lui, c’est Monsieur Câlin, mais dès que je lui fais un truc qui lui plaît pas... Tiens, passe-moi le sécateur, là derrière.
— Mais il pèse combien, le bestiau ?
— Lui, il a maigri. On est à la fin des saillies, il doit faire faire les 80 kilos je pense, mais au plus haut il monte à 120.
— Hein ? Comment il a pu perdre autant de poids ?
— Bah, il faut les faire, les agneaux !
— Ah, tu dis "lui", mais c’est elle en fait...
— Non, c’est un mâle, tu vois pas ses grosses couilles ? Il faut bien un mâle pour la reproduction...
— Oui, ça, je sais, merci. Mais je comprends toujours pas comment il a pu perdre autant de poids. Il en a engrossé combien pour perdre 40 kilos ? Ça les crève tant que ça ?
— Un bélier, c’est trente brebis à peu près, à saillir pendant un mois de l’année. Comme ils sont toujours en train de monter sur les brebis, ils peuvent perdre 10 à 20 % de leur poids. J’en ai huit comme ça à entretenir.
— En tout cas, toi, t’as l’air en forme, je trouve.
— Oui, ça va mieux que l’an dernier à la même époque. Je m’en souviens, c’était le premier dimanche de l’année. Je me réveille et là, plus moyen de me mettre debout. J’appelle le 15, j’arrive à avoir un rendez-vous chez un médecin – bizarrement quand c’est un agriculteur qui peut pas travailler, il est reçu rapidement ! Le docteur m’ausculte et dit : "C’est le nerf sciatique. Votre dos est foutu." À même pas quarante ans, ça fait un peu chier, mais bon, on est nombreux dans ce cas... »
Comme je suis pas vraiment en tenue, avec mon jean pas-slim-mais-presque et mes chaussures en cuir marron clair, Émilien m’invite à prendre un café à l’intérieur. Au chaud, on peut parler plus tranquillement.
« Le proprio a isolé la toiture y a deux ans. Je peux te dire que je sens la différence, mes factures de chauffage ont baissé de 50 % l’hiver dernier !
— Parce que t’es en location ici ?
— Oui, on a toujours été locataires. Le loyer est pas très élevé, ça va, mais je loue aussi la plupart de mes terres. Ça me coûte environ 300 euros de fermage par hectare.
— Par mois ?
— Non, par an, tu rigoles ! Pour moi, c’est beaucoup, surtout que j’ai plein d’autres charges.
— Arrête de te plaindre, j’ai vu tous tes tracteurs, dehors !, je le chambre.
— Tu crois quoi ? C’est que de la récup’ ! Certains ont quarante ans, à part le Valtra, une marque finlandaise. C’est les seuls qui résistent par -30° C, je fais 90 % du boulot avec. Celui-là date de 2012, mais il m’a quand même coûté 60 000 euros. Les autres sont plus ou moins cassés. Il faudrait que je les répare, d’ailleurs, mais je vais plutôt en vendre trois pour en racheter un plus récent. Les beaux tracteurs qu’on voit à la télé, c’est à ceux qui ont le temps d’aller manifester. Ça fausse l’image des agriculteurs, parce que la majorité d’entre nous, on se débrouille avec des modèles d’occasion.
— Du coup, avec tout ça, il te reste combien dans ta poche à la fin de l’année ?
— Si on prend 2022, j’ai eu 7000 euros de revenu fiscal, mais comme je suis toujours en installation, j’ai touché 20 000 euros d’aides en plus. J’ai eu de la chance par rapport à d’autres : une banque a accepté de me suivre – une seule – mais j’en ai quand même pour plus de 600 000 euros de prêt à rembourser. Si t’as pas un fonds de roulement pour te lancer, tu t’installes pas, en fait.
— Tu vises combien de revenu, à terme ?
— Dans quelques années, j’espère me tirer un Smic et demi... »
Le bruit d’une fourgonnette blanche, qui se gare dans la cour.
Émilien sort, cause deux minutes, et revient à l’intérieur.
« C’est un agriculteur que je connais. Il fait aussi le commercial pour une boite de phytos.
— C’est courant, ça ?
— Ça dépend. Y en a qui entretiennent les routes pour les communes ou le département. Mais y a de plus en plus de vendeurs d’engrais "verts" qui nous promettent monts et merveilles... Maintenant, j’ouvre dix fois moins ma porte qu’avant aux commerciaux, et encore, je suis poli. Ma mère, à l’époque, elle enguirlandait n’importe quel vendeur qui franchissait le portail !
— Ça aussi, c’est un mythe, l’agriculteur qui raffole des produits chimiques ?
— Personne ne fait de pesticides pour le plaisir ! Je dirais même qu’on en utilise le moins possible, pour l’environnement, mais aussi à cause du coût. Prends l’azote, l’engrais que j’utilise le plus : en 2022, il me coûtait 17.000 euros, et l’an dernier, pour la même quantité, j’en ai eu pour 50.000 euros ! De toute façon, plus de la moitié des produits que papa utilisait y a 25 ans sont interdits. Depuis que je suis là, j’ai divisé les phytos par deux. J’ai aussi pas mal réduit les engrais, j’achète beaucoup plus de produits organiques pour les amendements, je fais des couverts... Mais si on écoute les médias, on change pas. Les gens se rendent pas compte de toutes les contraintes qu’on doit supporter.
— Ils ont quand même conscience que les produits français sont meilleurs que les étrangers...
— Oui, peut-être… Mais on a des coûts de production tellement élevés qu’on ne peut pas lutter avec les pays qui n’ont pas le même niveau de fiscalité, pas les mêmes normes sanitaires, environnementales. C’est tout le problème des accords de libre-échange : on laisse entrer des produits moins chers que les nôtres, parce qu’ils utilisent des procédés qui sont interdits ici. En plus, tout se fait en sous-main en Europe. On est au courant de rien. Les accords avec la Nouvelle-Zélande, c’est seulement quand c’était signé qu’on a su, pour les contingents de lait, de viande, etc. Qu’est-ce que tu veux qu’on fasse ? »
Depuis un moment, je vois Émilien regarder son smartphone toutes les cinq minutes, de manière un peu compulsive.
« T’attends les nouvelles annonces d’Attal ?
— Non, non… Je sais qu’ils trouveront pas les solutions maintenant, c’est pas possible. J’espère juste qu’il y aura un constat sur la compétitivité et qu’ils régleront ça dans le temps.
— Mais pourquoi tu zyeutes tout le temps ton téléphone, alors ?
— Ça ? C’est mon bureau de poche ! Dedans, j’ai mon application avec les cours et les marchés. Je peux te donner tous les prix du moment à la minute près : blé, orge, colza, maïs, tout ce que je produis, quoi. J’ai les offres d’achat disponibles pour la dernière récolte – à un quart d’heure près, tu peux louper la vente ! –, et aussi tous mes stocks. Là, tu vois, j’ai encore 150 tonnes de maïs à vendre. Les prix ont baissé depuis septembre. Comme un con, j’aurais dû tout vendre juste après la récolte...
— Mais t’es un trader, en fait !
— Y a un peu de ça, oui. On est tellement dépendants des prix mondiaux. Y en a qui délèguent ça à des coopératives, et d’autres comme moi qui vendent en prix de ferme. J’ai toujours vendu plus cher par mes propres moyens, mais c’est compliqué. Je suis aussi le cours des engrais quand j’ai besoin, surtout l’azote.
— Entre les cours mondiaux, la météo, les normes, le matériel qui peut rendre l’âme, c’est une équation à mille inconnues, ton métier !
— C’est toujours comme ça. Est-ce que la culture va pousser ? Est-ce que le prix va être bon ? Est-ce que je vais réussir à faire mon engrais ? Et la météo ? Comment je fais s’il pleut pas, ou s’il pleut trop ? Des fois, on passe notre temps à calculer l’incalculable. Et il suffit qu’une petite variable bouge pour qu’on ait des conséquences énormes en bout de chaîne. Un peu comme l’effet papillon. Et on n’a pas de sécurité de revenus. Moi, mon prêt, si ça marche pas, je devrai le rembourser quand même, j’en reverrai pas la couleur de cet argent, mais est-ce que j’en mourrai ? Non. Mais c’est comme ça. On est dans des logiques d’entreprise aujourd’hui, alors qu’avant on était dans des logiques familiales.
— Pourquoi t’as repris la ferme, alors ?
— Parce que ça fait partie de moi. C’est là que j’ai grandi. C’était la ferme de papa, et avant de pépé. J’ai toujours voulu reprendre. J’aurais pu gagner beaucoup plus en faisant de la gestion ou du conseil, mais je préférais être sur le terrain. Si j’étais pas revenu sur la ferme, y aurait plus personne de la famille ici. »
Hôtel de Matignon (Paris), le 1er février
Dans son tout-nouveau tout-beau costume (gris, histoire d’annoncer la couleur) de Premier ministre, Gabriel Attal dévoile sa troisième série de mesures pour les agriculteurs. Comme le 26 et le 30 janvier, il éclabousse, asperge un peu de partout, en espérant que ça suffise à éteindre les flammes. 150 millions par ci, 10.000 contrôles par là... Sauf que cette fois, sortent deux annonces plus conséquentes : le gouvernement « met en pause » le plan écophyto – l’écologie, « combat du siècle », on verra plus tard –, et réaffirme le refus « clair, net et ferme » du traité avec le Mercosur... du moins « en l’état » ! Rien, en revanche, sur la Nouvelle-Zélande, le Chili, le Canada, ni sur les prix, ni sur les revenus. Mais ça suffit pour que la FNSEA, son riche patron, et les JA demandent la levée des barrages. Tom, un copain cultivateur dans l’Yonne, me livre une lecture imagée de la situation. « La FNSEA a baissé sa culotte ! Ceci dit, c’était prévisible, avec des politiques à la tête du syndicat… Attal a pris son air de biche pendant une demi-heure pour nous raconter tout ça, mais y a pas beaucoup de mesures concrètes finalement, et surtout c’est pas dit que ça aille au bout. Moi, ça m’étonnerait pas que ça pète à nouveau dans pas longtemps... »
Ça ne nous étonnerait pas, non plus.
Australie, USA... les usines à vaches
Émilien, je me suis toujours un peu demandé ce qu’il était allé faire dans cette galère. Après son école d’ingénieur, il a vu du pays. Il est même parti en Australie, y a presque vingt ans de ça, pour un stage dans une exploitation agricole. Il m’avait raconté ces cinq mois passés dans un « feed lot », un parc à engraissement de 25 000 vaches. Chaque semaine, les bêtes arrivent de tout le pays dans d’énormes camions pour suivre un régime super riche – des céréales, des protéines de soja, et même de l’huile de friture ! – alors que les ruminants ont besoin de rations pauvres, il m’avait expliqué. Émilien soupçonnait même certains des quarante salariés d’ajouter des hormones de croissance à leur menu.
Les pauvres vaches étaient tassées par groupes, à 200 dans des petits parcs, sans aucune paille, piétinaient dans leur propre merde jusqu’à avoir suffisamment de barbaque pour filer vers l’abattoir. « Il faut y aller, pour le voir », il m’avait soufflé. Aujourd’hui, ces fermes hyperproductivistes, nées aux états-Unis (les plus gros feed lots y dépassent les 100 000 têtes), se sont généralisées dans les principaux pays producteurs de viande. Et notamment dans ceux avec qui la France et l’Union européenne signent des accords de libre-échange : Canada, Nouvelle-Zélande, Brésil, Argentine, Chili, Mexique…