« Je vous fais du café, hein ? »
« Ruffin sur le zinc », aujourd’hui, c’est sur la table de sa cuisine.
On venait parler économie de guerre climatique. On a surtout causé Roosevelt, brasse coulée, tondeuse à gazon et salut de nos âmes.
« Roosevelt, la brasse coulée et moi »

Fakir : Alors, comme ça, tu veux envoyer tout le monde à la guerre ? à la guerre climatique, pour être précis ?
François Ruffin : Ah oui… En fait, le point de départ de tout ça, c’est ma rencontre avec Richard Wilkinson, tu sais, l’épidémiologiste anglais, qui avait compilé des tas d’études...
F. : Dont on avait fait un bouquin, à Fakir : L’égalité c’est la santé.
F. R. : Voilà. Il m’avait expliqué quelque chose de totalement contre-intuitif : les civils anglais ont gagné, pendant la deuxième Guerre mondiale, sept années d’espérance de vie. Jamais on n’avait assisté à un tel gain parmi les classes populaires. Et pourquoi ? Parce que tout le monde était rationné. Mais dans « rationné », il y a « ration » : chacun avait la sienne. Le programme alors mis en place avait permis de canaliser les richesses vers les besoins réels, vers ce qui relevait de la plus grande utilité. On produisait ce qui était important pour l’armée, et pour les besoins essentiels. Mais j’ai eu une autre épiphanie écologique. C’était en 2017, un été de canicule, je descends en vacances en bagnole, dans mon Berlingo, avec mes enfants…
F. : Ah oui, je connais l’histoire.
F. R. : Oui, vous la savez par cœur, à force de m’entendre la raconter, mais je raconte quand même [il se marre]. Donc on descend sur la route de l’Ardèche, et là j’entends à la radio une étude : 1/3 des oiseaux ont disparu en 40 ans, mais aussi 2/3 des vertébrés, 90 % des lombrics, et tu connais mon attachement aux vers de terre… Bref, on pulvérise tout ce qui vit sur terre, sous terre, dans les mers. En somme, c’est une guerre menée contre le vivant.
F. : Et y avait un conte, aussi…
F. R. : Un CD emprunté à la bibliothèque, oui : Soudain dans la forêt profonde, un conte d’Amos Oz, l’écrivain israélien. C’est une dystopie, l’histoire d’un village où il n’y a plus de renards, ni de poules, de poissons, de chats… Ils ont tous disparu. Alors, c’est la maîtresse d’école qui maintient une mémoire en imitant les chants des animaux, le miaulement du chat, etc. Et là, mes deux enfants sont sur la banquette arrière, je les regarde et je me dis « Mais quel monde on leur laisse ? »…
Après, pendant la crise Covid, je tombe sur le bon livre, parmi tous ceux que je reçois : Comment sauver le genre humain, de Paul Jorion et Vincent Burnand-Galpin. Un titre en toute simplicité, hein [rires] ! J’y découvre des passages sur Roosevelt pendant la deuxième guerre mondiale. Ça explique comment Roosevelt passe en économie de guerre, canalise les richesses, la main-d’œuvre, les capitaux, la production, les intelligences, tout, vers la guerre. Et comment, en fait, on pourrait faire de même pour l’écologie. Une expression fait tilt : « économie dirigée ». Bon, ça fait un peu pays de l’Est, quand même… Mais dans mon esprit l’économie « dirigée » ne signifie pas économie « nationalisée ». Une société où chacun ne serait qu’une cellule de l’état, ça m’effraie un peu, à vrai dire. Je crains qu’un état géant n’engendre de la lourdeur bureaucratique, qu’il ne nous étouffe. Alors, une économie dirigée, c’est une certaine vision de l’état, qui ne fait pas tout, à qui tout n’appartient pas. Quelque chose chez moi qui crois en l’initiative privée, dans l’individu, dans les coopératives…
F. : T’as lancé Fakir comme ça, d’ailleurs.
F. R. : Oui, c’est sûr. L’état m’a aidé, parfois, bon, j’ai eu un emploi jeune pendant deux ans, mais le patron du bistrot qui me prenait mes journaux, ben, il m’a donné des coups de main, au petit jeune qui en voulait… L’un de mes soucis, aujourd’hui, c’est de savoir comment avoir une société où règne l’émulation, qui prend en main son destin commun, sans que tout n’arrive imposé par en haut. En même temps, le journal, je l’ai jamais vraiment dirigé de manière horizontale ! [il se marre]
F. : C’est clair ! Mais tu parlais de prise en main par la société…
F. R. : Vois la Sécu : ce n’est pas un gros texte de loi plaqué par Amboise Croizat, c’est des caisses de mutuelles organisées par les salariés, des coopératives, puis des syndicats qui vont chercher des salariés pour les rallier, un par un. Ce qui m’inquiète aujourd’hui, ce n’est pas Macron enfoncé dans sa solitude à l’élysée, ou le RN aux aguets, c’est de savoir s’il y a un élan dans la société. Et sur ce point, j’ai un doute.
Mais il faut trouver ce chemin, et essayer. Il y a une phrase de Roosevelt qu’on a beaucoup utilisée sur nos tracts, à Fakir : « Il est dur d’échouer, mais il est pire de n’avoir jamais tenté de réussir. » Comme Roosevelt, oui, on veut essayer quelque chose. Quelque chose contre leur triptyque, concurrence, croissance, mondialisation. Tiens, ça me fait penser à Alinsky…
F. : L’activiste américain, de Chicago, qui organisait les communautés pour qu’elles conquièrent des droits… Dont on avait aussi fait un bouquin : L’art de la guérilla sociale.
F. R. : C’est justement dans ce livre qu’on rappelle une phrase prononcée par Roosevelt quand il reçoit une délégation venue lui soumettre des propositions de réforme à la Maison-Blanche. Le Président les raccompagne sur le perron et là, il leur dit : « D’accord, vous m’avez convaincu, maintenant faites pression sur moi. » C’est fou, non ? Y a de l’humour, déjà, il a vraiment du recul sur lui-même et sa fonction. Mais on voit aussi qu’il connaît les contraintes de l’Histoire. Il sait qu’un Président est un accoucheur de l’histoire, que l’accouchement peut se faire par césarienne, mais qu’il ne se fait pas seul non plus : il faut le pousser.
F. : Il a travaillé avec qui ?
F. R. : Lors de la grande dépression, alors que l’Amérique va mal, Roosevelt comprend quelque chose : une dépression, c’est à la fois économique et psychiatrique. Un pays se relève aussi par son âme. Il enrôle donc des artistes, les envoie à travers tout le pays, dans les villes, pour peindre sur les murs, mais aussi des réalisateurs pour recueillir la parole des Noirs américains, des musiciens qui vont recenser les airs populaires, il envoie Jackson Pollock, Elia Kazan, Orson Welles… Pendant mon premier mandat, j’avais déposé des amendements en ce sens : qu’on joue du Mozart chez Dunlop, que l’été du déconfinement soit joyeux.
F. : On sait avec quel succès, tout a été rejeté ! Bon, Roosevelt, il avait les coudées un peu plus franches pour imposer sa politique, c’est sûr.
F. R. : Mais de toute façon, ce qui est beau chez lui, c’est sa réaction quand les gens lui disaient que ce qu’il envisageait n’était pas possible : « On va quand même le faire. » General Motors le menace : s’ils doivent construire autant d’avions, ils ne pourront plus produire de voitures. Eh ben ils n’ont pas produit une voiture pendant quatre ans ! C’est dingue ! Idem pour les tondeuses à gazon, etc. Il y avait dans son action un aspect politique, aussi. Comme on affichait un objectif commun, on ne pouvait pas se permettre de divisions internes. La cohésion de la nation était nécessaire. Il ne fallait donc pas que les pauvres aient de raison de se révolter, de ne pas adhérer au projet : on fait payer aux pauvres, qui partent à la guerre, le prix du sang, alors il faut que les riches payent en sortant le carnet de chèques. En plus, pour que les ouvriers soient en bonne santé pour produire, ils doivent avoir suffisamment à manger. Alors, Roosevelt se met à pointer les milliardaires, les « marchands du temple », etc. Et il lance un procès contre le milliardaire Andrew Mellon, ministre des Finances dans les années 20, qui s’est enrichi en fraudant le fisc grâce à des lois qu’il avait lui-même instaurées. C’est un procès pour l’exemple, qui montre la puissance de l’état face aux intérêts particuliers, et dit que ces milliardaires nuisent au plus grand nombre et entravent la « recherche du bonheur », un objectif cité dans la Constitution américaine !
Notre différence avec Roosevelt, c’est qu’il visait de grands projets, alors que je pense qu’aujourd’hui, on s’en sortira par des petits : l’atelier de réparation dans chaque quartier, des liens plutôt que des biens, un accompagnement au plus près de la fragilité des bébés, enfants, ados, adultes, des personnes âgées. On doit enlever du gigantisme partout où on peut, dans l’agriculture par exemple.
F. : C’est un volontarisme politique, en somme, et j’en reviens à ton idée d’économie dirigée : aujourd’hui, c’est plutôt le marché qui nous dirige…
F. R. : Pourtant il est devenu patent, évident, que le marché ne fonctionne pas. Ce ne sont plus des failles qu’il affiche, mais des béances, des gouffres. Quand le prix de l’électricité fait le yoyo, c’est que le marché ne marche pas. Quand l’hôpital manque d’infirmières, de médecins, quand l’école, un pilier de la République, ne peut pas recruter des enseignants, ni d’AESH, qu’on a une pénurie de main-d’œuvre chez les chauffeurs de car, chez les conducteurs de train, c’est que le marché ne marche pas. Sur le logement, on a cinq millions de passoires thermiques, et on en rénove 2500 par an. Le marché ne marche pas. Et ça met la société à vif. Tout confier au marché, ça met du chaos dans la vie des gens. Alors, si on laisse faire le marché sur la question écologique, qu’est-ce que ça va donner sur le climat ? Ne pas avoir de but, d’objectif, ça met les âmes à mal.
F. : Et le terme de guerre climatique, il ne risque pas de faire peur ?
F. R. : Est-ce qu’il faut employer ce terme de « guerre » ? Ce qui est certain, c’est qu’il marque une certaine gravité, une intensité du drame qui nous arrive en face. Il faut en prendre conscience. Pour remporter une élection, pas sûr que le terme de « guerre » soit terrible.
Mais pour la bataille des idées, oui. Même si ça ne devrait plus être à moi de mener ce travail sur les idées.
F. : Pourquoi ça ?
F. R. : Je crois en une division des tâches, dans le travail politique. La société, les gens, les intellos doivent mener ce travail des idées. Quant à l’homme politique, il doit prendre ces idées qui ont émergé dans la société, et leur permettre d’accoucher politiquement.
F. : Tu veux dire que ce travail des idées, tu l’as fait en gros pendant vingt ans avant d’être député, mais que maintenant, ça ne doit plus être ton rôle ?
F. R. : Exactement. Quand il a fallu, il y a vingt ans, aller sur les questions du protectionnisme, mettre les deux pieds dans le plat, jusqu’à me faire traiter de rouge-brun, etc., je l’ai fait, on a imposé ce thème, dans les partis, les syndicats. Et on finit, comme ça, par gagner des batailles d’idées.
F. : Tu t’attaches pourtant toujours à le faire, non ? à rencontrer des gens, faire remonter ce qu’ils disent, t’en inspirer ?
F. R. : Parce que ça m’est nécessaire, j’ai besoin après les temps de brasse coulée, en apnée, à l’Assemblée, de relever la tête et respirer. Mais en théorie, je ne devrais plus être à l’avant-garde sur ces débats d’idées.
F. : En revanche tu es de plus en plus sur l’avant-scène, de plus en plus exposé. Tu ne ressens pas trop de pression ?
F. R. : Tu sais, j’ai moins l’impression d’être en avant qu’à d’autres époques… La pression, c’est devenu une sorte de pain quotidien.
F. : Ah bon ?
F. R. : Quand les Petits soldats du journalisme sont sortis, j’avais davantage l’impression d’être une star [rires] ! Je passais d’un anonymat complet à des réunions remplies, à un livre qui se vend bien à la Fnac… Puis, à la sortie de Merci Patron !, il y avait une vraie effervescence, les gens te réclament. Là, j’ai davantage l’impression d’être installé dans le paysage. En fait, le personnage que je suis aujourd’hui me demande plus d’efforts, pour chercher la tempérance, l’apaisement. Et ça, ça n’enflamme pas les foules. Je touche les gens de manière plus large, plus profonde, mais sans doute moins intense. Après, tu le sais, j’ai quand même une équipe où, OK, je suis le chef, mais on utilise pas mal l’humour et l’ironie entre nous. Et puis, surtout, y a mes enfants : eux me font redescendre très vite sur terre...
Propos recueillis par Cyril Pocréaux