n° 99  

Ses couilles sur le pare-brise

Par Cyril Pocréaux |

La tête encore pleine de rhum et de pinard, avec Xavier, nous étions en route pour Amiens.
Sans se douter des mésaventures que nous allions vivre en chemin…


« Tu me poses à Amiens ? C’est sur le chemin. »
Chez Francis, on était partis en tandem pour le reportage, Xavier à la photo et moi au stylo. On avait pas mal picolé, du rhum et du pinard. Le gars, un peu fada, s’était énervé, nous avait même menacés, avant de retomber en grandes amitiés, de nous emmener au cimetière, sur la tombe de sa mère. Alors, m’installant à la place du passager, après cette journée, je souffle.
Xavier reprend le volant de sa bagnole : « Enfin, c’est pas la mienne mais je la garde pour un copain. » ça sent la route peinarde, en pente douce : en ligne droite, une heure et demie de trajet, max. « Ah non, je prends pas les autoroutes, prévient Xavier. Pas question de filer de la thune aux sociétés qui les gèrent. » J’acquiesce.
Va pour les petits villages via les départementales du Nord. Mais faudra pas être pressé, vraiment : à peine démarré, voilà qu’on s’arrête à une station‑service.
« Qu’est-ce que tu fais ? On a de l’essence…
T’as envie de pisser ?
— Non, mais avec ce qu’on a bu chez Guevara,
faut que je me refasse. »

Il disparaît dans la boutique, en revient avec, dans une main, un sac de pains au lait, dans l’autre un tube d’aspirine. Et le voilà qui enquille, main droite – main gauche : aspirine – pain au lait – aspirine – pain au lait, à la suite, sans reprendre son souffle.
« Mais qu’est-ce que tu fous ?
— C’est un super truc. Si t’as beaucoup de boulot, ça te donne la pêche, c’est radical. Avec ça, je peux danser le pogo jusqu’à deux heures du matin.
— C’est pas ce qu’on te demande, non plus... »

C’est vrai, il a retrouvé la patate, Xavier.
On cause un peu boulot, enfants, du rhum de chez Francis. Mais il coupe court, assez vite.
« Bon, sinon, faut qu’on parle du Covid.
— …
— Parce que, j’en ai parlé à François, l’autre fois, mais je suis pas sûr de l’avoir totalement convaincu.
— Ah.
— J’en ai parlé à l’assistant de mon député, aussi, mais pareil : je suis pas sûr qu’il m’ait vraiment cru.
— Mais tu voulais leur dire quoi ?
— Ben que bon, cette pandémie là… Tu te rends
compte de tout ce qu’on fait pour ça ? Les masques,
les confinements ?
— C’est sûr, c’est chiant.
— Alors que ça sert à rien.
— à éviter la transmission du virus, quand même ?
— Mais non, y a même pas besoin, y a l’hydroxychloroquine.
— Ben… Les études ont montré que ça n’avait pas vraiment d’effet, ou alors placebo, peut être…
— Alors non, au contraire, plein d’études montrent que ça marche. Mais en fait ils ne veulent pas qu’on l’utilise, et pourquoi ? Parce que c’est pas cher, comme médicament. Et ça ne permet pas à l’industrie pharmaceutique de faire les bénéfices qu’ils pourraient. Tu sais que les Big Pharma, c’est l’une des industries les plus rentables au monde ?
— J’ai cru comprendre, oui. »

Le débat aurait pu se limiter à Didier Raoult, les vertus comparées de ses prédictions, les urgences débordées, etc.
Mais non.

« Si on étudie bien les courbes des décès, on s’aperçoit de quoi ? Hein, de quoi ?
— …
— Qu’il n’y a que 8 % de surmortalité par rapport à une année normale. C’est rien !
— Quand même, c’est énorme, il me semble, enfin je suis pas épidémiologiste, mais bon… C’est près de 90 000 morts, quand même. Comparé à la grippe, qui tue combien, 10 000 personnes par an ?, c’est beaucoup.
— Tiens, la grippe, justement ! Tu ne trouves pas ça bizarre que chaque année, on arrête les décomptes de la grippe en novembre, et on recommence à compter à zéro, et là comme par hasard, pour le Covid, on continue à additionner ? On est au mois de mars, et on continue à compter !
— Ben, parce que l’épidémie a commencé en mars l’année dernière. Donc ils comptent sur un an, là, ça fait un an, voilà : 90 000 morts dans l’année. 10 000 pour la grippe.
— Mais dans ce cas, pourquoi ne pas arrêter de compter en novembre, comme la grippe ? Faut compter comme la grippe !
— Mais ça change rien, je te dis : on compte
une année complète, c’est tout.
— Ben non, ils devraient arrêter en novembre,
comme la grippe. »

Je sens qu’il s’emballe.
Que le sujet lui tient à cœur.
Que ma douce somnolence vers la capitale picarde va se transformer en duel dialectique.
Il remonte au front, d’ailleurs.

« C’est quoi la moyenne d’âge des gens qui décèdent ? 84 ans ! 84 ans ! C’est au-dessus de l’espérance de vie moyenne ! Donc c’est des gens qui seraient morts de leur belle mort dans l’année, de toute façon.
— Mais on peut pas raisonner comme ça : c’est pas parce que t’arrives à 79 ans que tu vas forcément mourir dans les jours qui viennent. C’est pas ça, une moyenne. Et puis, la moyenne d’âge des victimes a baissé, visiblement, avec les premiers effets du vaccin. Les vieux meurent déjà beaucoup moins.
— Hein ? Quoi ? J’ai pas vu ça…
— Ils le disaient ce matin, à la radio.
— Non, j’y crois pas. Les médias, ils invitent qui ils
veulent, toujours les mêmes, qui n’y connaissent
rien…
— Ah ça, dans pas mal de domaines, c’est bien vrai. »

J’essaie de trouver des points de convergence, histoire de faire avancer la discussion.

« Des vrais experts, y en a, on ne les invite jamais. Il y a un mec qui fait des vidéos sur Internet, il a repris, une par une, toutes les données de l’Insee, toutes ! 600 000 lignes vérifiées une par une, sur un tableau Excel, t’y crois ? Eh ben le gars, il est formel : y a pas de pandémie. Pas plus de morts que d’habitude.
— Et c’est qui, ce gars ?
— Hmm, attends… j’ai plus son nom en tête…
— Mais c’est quoi son boulot, je veux dire ?
Il est épidémiologiste ?
— Il fait des statistiques.
— Ben tu vois, autant y a des experts bidons dans les médias, autant faut aussi vérifier ce qu’on trouve sur Internet. Je dis pas qu’il a tort, hein, mais faut vérifier.
— Mais tu crois que je vais me retaper les 600 000 lignes Excel une à une ? T’as le temps de le faire ? Non mais attends : quand tu vois quelqu’un parler, tu sais si tu peux lui faire confiance, quand même ! Tu le vois bien sur sa tête !
— Ben non, justement. »

J’étais pas pleinement convaincu par la démonstration, et ça le contrariait un peu, Xavier.
Alors il s’énerve, se tourne vers moi pour mieux hausser le ton, me convaincre, accrocher une approbation, ou simplement un doute, les yeux dans les yeux.
Bon, du coup, il regarde plus trop la route…
D’ailleurs, nous voilà paumés dans une ville que le GPS ne semble pas trop reconnaître.
Bloqués à un carrefour.
Une camionnette blanche nous fait une queue de poisson pour s’en dégager, mais Xavier ne la voit même pas. Mais ouf : nous voilà sortis de la ville, sur une route de campagne, plein de champs autour. Le silence est revenu. La sieste peut encore l’emporter.

Criiiiiii !!!
Coup de frein, coup de volant sur le bas côté, coup de stress.
Arrêtés en pleine cambrousse.
« Qu’est-ce qui se passe, y a une panne ?
— Non, mais attends… Voilà… Faut vraiment que je te montre les vidéos du gars, tu vas comprendre. Tu seras convaincu.
— Heu, je suis pas sûr, et puis bon, on va finir par arriver tard.
— Si si, tu vas voir. »

Le voilà qui fouille dans son ordinateur.
« Non mais c’est pas la peine…
— Si si, tu vas voir, attends… Où est-ce que je l’ai mise, cette vidéo… »

Pas de vidéo dans le disque dur.
Tant pis pour moi.
Nous voilà repartis, avec l’obscurité qui commence à tomber, et la route qui s’allonge, il me semble, Amiens de plus en plus loin, allez, vingt bornes encore, et même qu’il fait nuit, maintenant.
Après une pause, Xavier embraye.
« Et puis, bon, il faut qu’on parle des vaccins, aussi.
— Ah, les vaccins… Attends, fais gaffe, regarde, là, y a du monde, ralentis... »

En rase campagne, la route au beau milieu des champs, et trois ou quatre voitures arrêtées, feux allumés. On essaie de fouiller la nuit des yeux.
« Qu’est-ce qui se passe encore ? chuchote mon chauffeur.
— Attends, je crois qu’y a un truc étendu sur la route… Merde, c’est une biche ! Une voiture a dû choper une biche qui traversait, ça arrive parfois… »
À terre, l’animal convulse. C’est pas beau à voir.
On approche doucement, au pas, dans la bagnole. Je remarque à peine, sur le côté de la route, une paire de chaussures, un pantalon et une chemise posés là.
La biche ne bouge plus.
« C’est moche, elle est morte…
— Non, attends… Putain, c’est pas une biche… C’est un mec, bordel ! Mais… il est à poil ! Complètement à poil… C’est quoi ces conneries ? Une bagnole a shooté un mec à poil ! Faut appeler les secours. »

Je pianote le 17 sur mon vieux téléphone, les flics je crois, « Vous êtes sur le numéro de la police, nous allons donner suite à votre appel », le message passe en boucle, le type a cent fois le temps de crever, vite je passe au 18, les pompiers, j’ai plus confiance dans les pompiers pour ce genre de trucs de toute façon.
« Pompiers de la Somme, bonsoir !
— Allô ? Oui, je vous appelle, là, on est au milieu des champs, et y a un gars allongé sur la route, les voitures peuvent même plus passer, il a l’air amoché, vous pouvez envoyer du monde ?
— Vous êtes où, exactement ?
— Attendez… près d’Allonville, oui, route d’Allonville, en venant du Nord… »
On farfouille le GPS pour trouver des précisions. Autour de nous, les autres conducteurs des bagnoles ne bougent pas, comme effarés.
« On est à l’angle de la D919 et du C304, mais essayez d’envoyer une équipe vite, on va voir si on peut l’aider mais…
— D919 d’accord, mais le C304 je n’ai pas.
[Il interpelle son collègue.] Eh, le C304, ça te dit quelque chose ?
— Non mais ça doit être un chemin communal, je sais pas mais… Attendez, il bouge, le type, je crois... Restez en ligne, je vous reprends… »

Sur la route, le gars supposé comateux se relève d’un mouvement leste, frais comme un gardon, comme si de rien n’était. Une grosse barbe, un gros bide, 35 piges environ. à poil, complètement à poil, à balader serein sa bite et ses couilles dans les projecteurs de nos bagnoles. Je reprends le pompier en ligne.
« Bon, écoutez, en fait, il a l’air moins mort que prévu, le monsieur. Il est juste nu, complètement nu, en pleine nature.
— Il est nu, vous me dites ?
— Voilà.
— Dites, vous êtes bien monsieur Pocréaux, qui habite rue Maupassant ?
— Oui, c’est bien ça mais… Mais comment vous savez ça ? je vous ai même pas donné mon nom… Enfin bon, on s’en fout, vous envoyez quelqu’un ou pas ? Il peut blesser des personnes, je sais pas. »

Le barbu à poil échange un mot avec un conducteur, s’approche de notre bagnole, se penche vers nous, nous regarde étrangement. Puis commence à marcher tout droit, pieds nus donc, dans le champ d’à côté, qui s’étend jusqu’à l’horizon. On interroge d’un geste l’autre voiture. « On comprend pas, ce gars bloque la circulation depuis tout à l’heure, il est dingue ou quoi ? », nous répond le gars, interloqué.
Le type est maintenant perdu au milieu du champ, loin.
« On le suit ? Je le prendrais bien en photo, rêve Xavier.
— Tu veux vraiment courir dans un champ labouré en pleine nuit pour prendre en photo un mec à poil qui doit être sous acide ? Regarde, je crois qu’il essaie d’escalader la ligne à haute tension… »
Je le confesse : je regrette, aujourd’hui, ma frilosité. La photo aurait eu de la gueule.
« Monsieur le pompier ? Bon ben, voilà, il est au milieu d’un champ, vous avez l’endroit, si vous voulez venir, vous venez, nous on va y aller.
— D’accord, d’accord, on va voir ce qu’on peut faire. »

Et c’est reparti, une longue ligne droite, la dernière, jusqu’à Amiens, plus que quelques bornes.
« Non mais c’est dingue, quand même, ce type… songe Xavier à voix haute. Qu’est-ce qu’il foutait là ? Ils vont forcément en parler dans le journal demain.
— Pas sûr, ils peuvent rater des trucs, aussi.
— C’est clair. Tu sais pour la troisième tour qui s’est effondrée sans qu’un avion ne lui tombe dessus, le 11 septembre ?
— Euh, non… »

Premier rond point, Amiens Nord : nous voilà presque à la maison. Le canapé-lit de Fakir m’appelle, j’ai hâte de le retrouver, pour une fois. Deuxième rond-point. J’ai les yeux sur mon ordi. Xavier pile, soudain. Arrêtés en pleine voie, encore.
« C’est quoi ce bordel encore ? Regarde… », il me lance.
De l’autre côté du rond-point, en face, un gars court vers nous, au beau milieu de la rue.
« C’est qui ce type ?
— Mais… il est… Il est à poil lui aussi ! »

Le mec fonce vers nous, tout droit.
« Attends… C’est pas vrai… C’est le gars de tout à l’heure ! Le gars du champ !
— C’est pas possible, on a fait dix bornes à 80 à l’heure, il peut pas… Putain mais oui, c’est lui !
— Mais comment il a fait ? »

Pas le temps de se poser la question : le type arrive sur nous, saute sur le capot, monte debout sur le pare-brise.
Et là, tranquillement, il se baisse.
Et commence à chier sur le pare-brise.
On est là, enfoncés dans nos sièges, immobiles, son cul à cinquante centimètres de nos têtes, en train de le regarder (ses couilles qui pendent, du moins) faire tous les efforts possibles pour nous chier dessus.
J’ai jamais autant saisi à quel point un simple pare-brise pouvait avoir des vertus protectrices.
« Bordel, on fait quoi ?
— Ben, démarre pas, parce que sinon on peut le tuer… Mais dès qu’il descend, on s’éloigne !
— Comment il a fait pour nous rattraper et nous passer devant, putain ? Il est à pied ! »

Au bout de quelques instants, le gros barbu, un brin déçu, descend, flegmatique, de la bagnole, et se remet à courir en sens inverse, en quittant la route.
« On s’est perdus dans un article de Souchon », je peux pas m’empêcher de penser.
On se regarde. Xavier démarre, puis fait demi-tour au rond-point suivant, revient sur les lieux du crime. On tourne, on cherche le gars, plus rien. Disparu dans la nuit, à nouveau. On croise une ambulance.

Je rappelle les pompiers.
« Pompiers de la Somme, bonsoir !
— Euh… vous êtes le monsieur que j’ai eu tout à l’heure, je crois… Voilà, le gars dont je vous parlais, ben, on l’a recroisé dix bornes plus loin, à Amiens, il a sauté sur notre capot, il est toujours à poil… Me demandez pas comment il a fait pour arriver là, j’en sais rien.
— C’est le même type, vous êtes sûr ?
— Oui, oui… Ecoutez, je sais que ça peut paraître dingue, mais je vous jure que c’est pas une blague. »

Il interpelle son collègue, gueule dans la salle : « Eh, le gars à poil il est à Amiens, maintenant, ils sont retombés dessus ! Il dit que c’est pas une blague, le monsieur ! »

Il est temps que le confinement prenne fin, quand même…