En 1986, la mort rôdait déjà en Ukraine.
Elle a gravé des stigmates, dans les âmes, les cœurs et les corps des habitants.
Même étouffé sous le silence, un drame laisse toujours des traces.
Supplique pour Tchernobyl
« Tchernobyl : Les Russes ont détruit un laboratoire où étaient entreposés des échantillons radioactifs. » « Tchernobyl : confusion sur le niveau de radioactivité. » « Guerre en Ukraine : à Tchernobyl, une radioactivité normale mais à surveiller. »
Je voyais passer ces titres, au moment où une partie du monde avait les yeux braqués sur la situation ukrainienne, redoutant, en plus du drame humain, une nouvelle catastrophe nucléaire. Ça m’a ramené, étrangement, à un sentiment d’insouciance. Le 26 avril 1986, nous célébrions en famille le mariage de ma sœur aînée, dans la petite salle des fêtes de Buire-sur-Ancre. Puis, forcément, j’ai repensé à La Supplication, de Svetlana Alexievitch, prix Nobel de Littérature en 2015. Des témoignages bruts d’habitants de l’ex-URSS, recueillis pendant les années qui ont suivi l’explosion de la centrale, ce même 26 avril 1986. Le parallèle avec la situation actuelle est frappant : les références à des scènes de guerre y sont permanentes. Militaires dans les rues, peuple en exil sur les routes, tensions, rationnements… Pour le peuple soviétique, en 1986, les souvenirs des guerres en Afghanistan, contre l’Allemagne nazie et même la France napoléonienne sont encore vivaces. Mais cette fois-ci, la bataille à remporter est très particulière : vaincre les radiations, un ennemi invisible, inodore. Et malgré tout, ce qui est frappant dans les témoignages ramenés de Tchernobyl, c’est cette même insouciance, ou presque, qu’au mariage de ma grande sœur, devant la centrale en flammes :
« Cela s’est passé dans la nuit du vendredi au samedi… Au matin, personne ne soupçonnait rien. J’ai envoyé mon fils à l’école et mon mari est allé chez le coiffeur. Je préparais le déjeuner quand mon mari est revenu : "Il y a un incendie à la centrale. On a donné l’ordre de ne pas éteindre la radio." J’ai omis de dire que nous habitions Pripiat, tout près du réacteur. Je revois tout cela de mes yeux : une lueur framboise, flamboyante. Le réacteur semblait être éclairé de l’intérieur. Ce n’était pas un incendie ordinaire, mais une luminescence. C’était très beau. Je n’ai rien vu de tel, même au cinéma. Le soir, tout le monde était à son balcon. Ceux qui n’en avaient pas sont passés chez les voisins. On prenait les enfants dans ses bras pour dire "Regarde ! Ça te fera des souvenirs !" Et c’étaient des employés de la centrale… Des ingénieurs, des ouvriers, des professeurs de physique… Ils se tenaient là, dans la poussière noire… Ils parlaient… Ils respiraient… Ils admiraient. Certains faisaient des dizaines de kilomètres en bicyclette ou en voiture pour voir cela. Nous ignorions que la mort pouvait être aussi belle. (…) À huit heures, des soldats avec des masques à gaz déambulaient déjà dans les rues. Lorsque nous les avons vus, avec leurs véhicules militaires, nous n’avons pas eu peur. Au contraire, nous nous sommes calmés. Puisque l’armée venait nous aider, tout irait bien. L’idée que l’atome pacifique pouvait tuer n’entrait pas dans nos esprits… Que l’homme était impuissant devant les lois de la physique. »
En 2022, des soldats russes ont donc de nouveau investi la centrale. Ils n’ont quand même pas oublié 1986 ? Je me demande… Les héros de la nation s’appelaient alors « liquidateurs ». Ils étaient allé affronter le réacteur, et la suite ne sera pas réjouissante pour leurs proches :
« C’est la nuit qu’on est venu chercher mon papa. Je ne l’ai pas entendu, lorsqu’il se préparait à partir. Le matin, j’ai vu que maman pleurait : "Papa est à Tchernobyl". On l’attendait comme quelqu’un qui est parti pour la guerre… Quand il est revenu et qu’il a repris son travail à l’usine, il n’a rien raconté. à l’école, je me vantais en disant que mon papa était allé à Tchernobyl, qu’il était un liquidateur et que les liquidateurs sont ceux qui ont aidé à liquider les conséquences de la catastrophe. Des héros ! Les autres garçons m’enviaient. Un an plus tard, mon papa est tombé malade… Nous nous promenions dans le jardin de l’hôpital, après sa deuxième opération, et là, pour la première fois, il m’a parlé de Tchernobyl. Ils travaillaient à proximité du réacteur. Tout semblait calme et paisible, beau. Mais, en même temps, quelque chose n’allait pas. Les vergers étaient en fleurs, mais pour qui ? Les habitants avaient été évacués des villages. Mon père et ses collègues ont traversé la ville de Pripiat : du linge séchait sur les balcons décorés de pots de fleurs. Près d’un buisson, le vélo d’un facteur est attaché, un sac rempli de journaux et de lettres sur le porte-bagages. Et sur ce sac, un nid d’oiseau. Comme au cinéma… Ils "nettoyaient". Ils retiraient la couche supérieure de la terre, contaminée par le césium et le strontium. Ils lavaient les toits. Mais, le lendemain, les dosimètres "craquaient" de nouveau. "Le jour du départ, on nous a serré la main et remis à chacun un certificat de reconnaissance pour notre abnégation…" Mon père déversait sur moi tous ses souvenirs. La dernière fois que je l’ai vu, avant de retourner à l’hôpital, il m’a dit : "Si je demeure en vie, plus de physique ni de chimie. Je vais quitter l’usine… Je vais me faire berger…" Maman et moi sommes restés seuls. Je ne ferai pas l’Institut technique, comme le rêve de ma mère. Celui où papa a fait ses études… »
Difficile d’imaginer investir l’avenir sereinement, pour les parents d’enfants nés dans cette région de l’Union soviétique finissante. Les femmes se demandent même s’il ne vaut pas mieux épouser un étranger pour espérer une descendance en pleine santé. Les témoignages des mères touchées par le drame sont bouleversants :
« Pour l’instant elle ne comprend pas, mais un jour elle nous demandera pourquoi elle n’est pas comme tout le monde, pourquoi aucun homme ne pourra l’aimer, pourquoi elle ne pourra pas avoir d’enfants, pourquoi elle ne connaîtra jamais ce que connaissent les papillons, les oiseaux… Tout le monde sauf elle… Je voulais… Il me fallait trouver des preuves, obtenir des documents, pour qu’en grandissant elle sache que ce n’est pas notre faute, à mon mari et à moi… Que ce n’est pas la faute à notre amour… (Elle s’efforce encore de retenir ses larmes.) J’ai lutté pendant quatre ans…Contre les médecins, contre les fonctionnaires… J’ai frappé aux portes de gens bien placés. Cela m’a pris quatre ans pour obtenir un certificat qui confirmait le lien entre les petites doses de radiations ionisantes et sa terrible maladie. Pendant ces quatre années on me le refusait : "Les malformations de votre fille sont congénitales. Elle est invalide de naissance." Mais de quoi parlaient-ils ? Elle est invalide de Tchernobyl. […] Les médecins se justifiaient : "Nous avons des instructions. Pour le moment, nous devons considérer de tels cas comme des maladies habituelles. Dans vingt ou trente ans, lorsqu’on aura accumulé suffisamment de données sur Tchernobyl, on établira un lien entre ces maladies et les radiations ionisantes. Mais pour l’instant, la médecine et la science ne disposent pas assez d’éléments." Or moi, je ne voulais pas attendre aussi longtemps. Je voulais faire un procès à l’état. On me traitait de folle. On riait. On disait que les gosses comme ma fille naissaient même dans la Grèce antique. Un fonctionnaire hurlait : "Vous avez des privilèges en tant que victime de Tchernobyl ! Vous voulez de l’argent !" J’ai failli m’évanouir dans son bureau. Ils ne pouvaient pas comprendre une chose. Ou ne le voulaient pas. Je devais savoir que ce n’était pas notre faute. La faute de notre amour… »
Le drame aurait-il pu être évité, ou tout au moins atténué ? Un écrivain biélorusse avait « sonné le tocsin ». Moscou le détestait. « Il n’est pas physicien. Il y a tout de même un Comité central ! » Mais que faisaient-ils, les physiciens, au fait ? Les autorités scientifiques ? Témoignage d’un ancien ingénieur en chef de l’Institut de l’énergie nucléaire de l’académie des sciences :
« Nous demandions des instructions.
Que fallait-il faire ? Mais tout ce qu’on nous répondait, c’était : "Continuez les mesures, et regardez la télé." À la télé, Gorbatchev était rassurant : "Des mesures d’urgence ont été prises." J’y croyais. […] Nous avions l’habitude de croire. J’appartiens à la génération de l’après-guerre et nous avons grandi dans la foi. Mais d’où venait-elle ? Du fait que nous étions sortis vainqueur d’une guerre horrible. Tout le monde nous vénérait, alors. C’est ainsi ! Dans les Andes, on a même taillé le nom de Staline sur des rochers. C’était un symbole, le symbole d’un grand pays. Voici les réponses à vos questions : pourquoi avons-nous gardé le silence alors que nous savions ? Pourquoi n’avons-nous pas crié sur la place publique ? […] Pas par peur d’être exclu du parti. Parce qu’ils croyaient. C’était la foi de vivre dans une société belle et juste. La foi que l’homme, chez nous, était la valeur suprême. Pour beaucoup de gens, l’effondrement de cette foi s’est soldé par des infarctus et des suicides. Certains se sont tiré une balle dans le cœur, comme l’académicien Legassov. »
Seule une minorité avait alerté, on ne l’avait pas cru. Dans ce tableau apocalyptique, Svetlana Alexievitch aura-t-elle seulement trouvé une note d’espoir, la fameuse rose qui pousse sur un tas de fumier ? Peut-être dans le témoignage de Valentin Alexeïevitch Borissevitch, ancien chef de laboratoire à l’Institut de l’énergie nucléaire de l’académie des sciences de Biélorussie.
« La vie est une chose étonnante !
J’ai aimé la physique et je pensais que je ne m’occuperais de rien d’autre. Or, maintenant, j’ai envie d’écrire. Tout part, s’évanouit… Nos sentiments changent… Avant l’opération, je savais déjà que j’avais un cancer. Je pensais qu’il ne me restait que quelques jours à vivre et je n’avais pas envie de mourir. Je remarque soudain chaque feuille, la couleur vive des fleurs, le ciel brillant, l’asphalte d’un gris éclatant et, dans ses fissures, les fourmis qui s’affairent. Je pense : "Non, il faut les contourner." J’ai pitié d’elles. Pourquoi faudrait-il qu’elles meurent ? Et l’odeur ! L’odeur de la forêt me donne le vertige… Je la perçois encore plus fortement que la couleur. Les bouleaux si légers, les sapins si lourds… Et je ne verrai plus tout cela ? Vivre une minute, une seconde de plus ! Pourquoi ai-je perdu tant d’heures et de jours devant la télé ou un tas de journaux ? Le principal, c’est la vie et la mort. »
Vous savez désormais ce qu’il vous reste à faire : profiter de la vie qui coule tout autour.