Fakir vous embarque dans son mini-tour de France : celui de ces terres de gauche qui ont glissé vers le RN, comme plus de 90 % des communes de France qui ont voté en majorité extrême droite aux Européennes.
Parce que si on ne comprend pas pourquoi, on ne saura pas comment lutter.
Et puis, aussi : parce que les réponses sont loin, très loin de ce qu’on pourrait attendre, ou de ce qu’on peut entendre. Alors, en voiture pour la Loire-Atlantique, la Nièvre, la Seine-Maritime, la Somme...
Sur ces terres qu’il faudra reprendre
Par Cyril Pocréaux , Pierre Joigneaux
Fragmentation de classe
Varzy (Nièvre), jeudi 3 octobre.
« Il faut protéger la société de l’immigration… ! Et les étrangers violeurs qui changent de sexe, ce n’est plus possible… ! Regardez ce squatteur sous OQTF dans un village… ! Et les conférences antisémites à Sciences-Po, quand est-ce qu’on dit stop ? »
J’en peux plus.
La télé est branchée, le son à fond, sur CNews (et ce sont de vrais thèmes de « débats », alignés en quinze minutes chrono, que je vous cite ci-dessus, je n’invente rien, et ça braille, même, avec je ne sais quel animateur et ses invités RN et macronistes), et j’en peux plus. Je déprime, même. J’étais venu au bistrot pour discuter, mais j’en ai marre, et de toute façon, on ne s’entendrait pas parler.
« Ouh là là, tout ça, la politique, je ne la suis pas, je suis neutre », lâche spontanément la toute jeune serveuse, qui semble deviner mon désarroi.
Au mur, une écharpe du centenaire de l’AS Varzy, le club de foot local.
Dans les fauteuils, l’ambiance est cosy, de vieilles dames essaient de discuter, par-dessus des commentaires télé en boucle. Maintenant c’est Retailleau qui explique qu’il y a trop d’impôts. à côté de moi, un gaillard à tatouages vient commander une bière. « Ouah, j’en peux plus, de ces infos », me sourit le gars qui l’a servi, un jeune qui est peut-être aussi le patron, l’air sympa.
— Ben faut éteindre ! je lui réponds.
— Oui, mais le matin, je laisse les infos, faut bien. Mais moi ça me saoule, ça tourne en boucle. C’était plus sympa pendant les J.O. ! »
Il sort discuter avec son pote.
Je m’éclipse à mon tour.
***
« Bien sûr que ça tourne en boucle, CNews ! Moi, quand j’entre dans le café, je demande systématiquement qu’on éteigne la télé. Ça fait un tel bruit de fond, ça entre dans l’esprit des gens. Et ils l’éteignent, hein. » C’est Gilles, Gilles Noël, le maire de Varzy, donc, qui me raconte ça, alors que je l’ai rejoint dans son bureau et lui raconte ma pause bistrot. J’avais rencontré Gilles, un grand gars costaud, le verbe haut, quelques semaines plus tôt à la fête de l’Huma, même si on s’était déjà parlé au téléphone, deux, trois fois. Son discours m’avait surpris, pendant un débat auquel je l’avais convié. J’avais découvert alors qu’il était aussi vice-président de l’Association des maires ruraux de France. échange de bons procédés : je lui avais promis, un peu comme ça, d’aller le voir à Varzy. Et m’y voici, donc : ici, sur une ancienne terre ancrée à gauche, le coin de Mitterrand, le RN l’a emporté, largement, au deuxième tour des Législatives. Or ce mystère du vote RN et ses tréfonds, on s’était promis de l’ausculter, après les élections.
La mairie est tout en hauteur – c’est l’ancienne maison d’un vendeur de bois, avec pierres de taille, grande cheminée, tables en bois, totalement atypique. « Tu sais, ici, c’est paradoxal, reprend Gilles. Mes arguments rationnels ne prennent plus. Ça a voté à 63 % pour le candidat RN, au second tour. Pourtant la même semaine les gens se sont tous rués au kebab quand le resto a rouvert, ils étaient super contents de voir les deux patrons tunisiens, "Et vous nous avez manqué", etc. Et les repas républicains qu’on organise font le plein. »
Christiane, la première adjointe soupire, en rangeant quelques feuilles. « Le vote RN, on ne s’y attendait pas, ou pas dans ces proportions-là, en tout cas. C’est une ancienne circonscription de gauche, celle de Christian Paul, l’ancien ministre PS. Le candidat, les gens ne le connaissaient pas, pas du tout. Il est venu au café, il est resté sur sa table, tout seul… »
Ce jour-là, les Restos du cœur emménagent dans leur nouveau local, dans le village. Le directeur départemental est venu pour l’occasion. On s’y rend, à pied. Une antenne pour un petit village de 1255 habitants, ça m’étonne. Pourtant, cinquante familles en bénéficient. Et vingt-quatre autres centres ont fleuri dans la Nièvre, qui accueillent plus de monde encore. Ça me semble énorme, rapporté à la population… « Et ça ne fait que grossir, me glisse le directeur des Restos. On a eu une énorme augmentation en 2022 et 2023. D’ailleurs, on n’a pas pu suivre, on a été obligés de limiter le nombre de bénéficiaires qu’on recevait. »
Bordel…
Gilles marche à côté de nous, et fait de l’exercice : il ramasse, spontanément, tous les papiers gras et les canettes écrasées qu’il repère, dans la rue. « Ben oui, qui va le faire, sinon ? » C’est un sacerdoce, quand même... Il poursuit, entre deux flexions : « On a aussi un centre d’action sociale, animé par des bénévoles. Quand les gens ne peuvent plus payer la facture de chauffage, on donne une bouteille de gaz, du bois… »
Je me dis, en descendant les ruelles biscornues, qu’on s’éloigne du sujet, mais pas tant que ça, non : comment on en vient à voter extrême-droite dans un village autrefois à gauche ? La pauvreté qui gagne, qui ronge, ça jouerait pas, un peu ?
« Comment tu l’expliques, le penchant pour le RN ?, je demande à Gilles.
— Les gens sont désespérés. Ils ont l’impression d’être oubliés. La catégorie de ceux qui bossent, qui se considèrent comme les "producteurs", des gens qui "font", se disent qu’ils sont dans les règles de la vie sociale et regardent les autres, qu’ils considèrent comme des cas sociaux : "Je ne les vois pas bosser, et ils ont des avantages que moi je n’ai pas." En fait, une fragmentation s’est créée parmi ces classes populaires. » On passe devant un troquet. « Tiens, tu vois le gars, là, qui boit une bière en terrasse ? Il bossait au supermarché mais s’est pété le genou. Il ne peut plus travailler. Sauf que le premier rendez-vous qu’il a pu avoir pour une IRM, c’est dans quatre mois. Quatre mois sans rien faire, à part aller au bistrot. Un autre, une force de la nature, pareil, il ne bosse plus. Six mois en béquilles. Eux, qui étaient des "producteurs" sont devenus des cas soc’. Alors tu as la haine parce que tu ne peux pas te faire soigner, ou éduquer tes gamins, et par-dessus, t’as CNews. Une misère sociale s’installe, qui cristallise la colère. Et nous, les maires, on est l’interface de tout ça. J’ai mis trois ans pour trouver un nouveau médecin, en faisant tout un montage. Il s’installera fin 2025. Mes collègues me disent que j’ai du pot…
— Et les services publics, ça donne quoi, ici ?
— L’état s’est retiré de ces territoires. Nos dirigeants n’ont pas mesuré l’impact du retrait des services publics autrement qu’avec "ça va coûter moins cher", et non sur l’effet désastreux sur le vivre-ensemble. Le Trésor public, c’est le dernier service public à avoir fermé, ici. Je suis allé déposer mon écharpe noire de maire, tu sais, celle qu’on nous donne pour les enterrements, devant le bâtiment. Ici, les personnes âgées allaient encore payer par chèque, et puis les quatre employés du Trésor faisaient tourner les commerces. »
Nous voilà sur la place centrale, avec le petit marché au pied de l’église et son double clocher.
« Donc, le local du Trésor public, il est vide, maintenant ?
— Les communes sont souvent coincées dans ces cas-là, mais on a fait l’effort. On a récupéré le local, et on a installé une association en bas – maintenant, c’est devenu un cabinet d’huissiers. En haut, la famille arménienne a pu se loger.
— La famille arménienne ?
— Des réfugiés, oui, on les a accueillis ici avec leurs enfants, y a plus de dix ans.
— Et ils n’ont pas râlé, les habitants ?
— Ben non, pas du tout. Au contraire, on leur permet même de tenir un petit stand à la sauvette sur le marché pour gagner un peu de sous, et ça ne gêne personne. Tiens, ils sont là… »
Je me rapproche du stand (une table pliante en fait), avec son lot de pâtisseries et feuilletés maison. Anaït, la cinquantaine, me sourit, on commence à discuter (elle a un accent à couper au couteau) mais je lorgne les sandwiches – j’ai pas mangé depuis le matin. J’en choisis un, un peu au hasard : une sorte de nem poulet-carottes, « spécialité arménienne ».
« Et comment vous êtes arrivés là, alors, à Varzy ?
— Ça fait six ans, et onze ans dans la Nièvre. On est russes, d’origine arménienne.
— Pourquoi avoir quitté la Russie ?
— On a eu de gros problèmes, je veux pas trop en parler… »
Anaït a la gorge qui se serre, les larmes qui montent aux yeux. Je recroque dans mon nem, un peu embêté. « Et ça se passe bien, ici ? Les gens vous ont bien accueillis ? » Mger, son mari, répond, d’un même accent.
« Oui, bien, vraiment. Les gens sont gentils. On n’a jamais eu de problème, de discrimination. Eh, nous aussi, on est gentils avec tout le monde, parce qu’on connaît tout le monde !
Fakir : Et vos enfants, ils ne sont pas avec vous ?
Mger : Ils sont grands, maintenant. L’aîné, il vient de se marier, en Allemagne, il a déjà deux enfants, vous voulez voir les photos ? Et le plus petit, il travaille, à Strasbourg, à Dijon, à Lyon, là où il trouve quelque chose.
Fakir : Et vous, vous faites quoi, ici ?
Mger : N’importe quoi, n’importe quel boulot, tout ce qu’on me propose, des déménagements, mais rien de stable.
Anaït : On est bénévoles aussi, à la Croix-Rouge, parfois aux Restos du cœur.
Mger : On doit attendre nos papiers pour rester ici, on a fait une demande à la Préfecture, mais on attend, ça prend du temps. On ne sait pas pourquoi. On ne sait rien. On aimerait rester là, on aime ce pays, mais bon… En tout cas, j’espère qu’ils ne donneront pas les papiers à tout le monde non plus, sinon ce sera la cata, dans le pays. »
Je soupire, intérieurement : on regarde donc toujours ce qu’il y a plus bas que soi comme une menace. Une dame arrive, commande elle aussi du poulet-carotte, Anaït me glisse un feuilleté dans la main, « c’est cadeau ». Je les laisse à leur clientèle.
Il ne fait pas chaud, je cherche un coin pour me poser, et l’en-cas m’a ouvert l’appétit. Je me paume, comme toujours, jusqu’à croiser la route de Gilles, à nouveau – c’est bien, pour ça, les petits bleds. « Allons au café où tu étais ce matin, on pourra manger !
— T’es sûr ?
— Oui, et rencontrer Claude, il doit être par là… »
Gilles m’avait promis de me présenter le correspondant de presse local. Un phénomène : bon pied bon œil, à sillonner la région, à connaître tout et tout le monde, deux articles pondus chaque jour, tout ça à 94 ans ! Le voilà, devant le bar (qui fait aussi restaurant), l’œil fringant. Il est en forme, pour de bon : il est président du club de ping-pong « et joue toujours en compétition depuis 60 ans », pour lequel il trimballe les gamins, le week-end, de championnats en tournois. Il commande une tournée de Porto, et prend la suite de Gilles.
« Les gens ont voté par défaut, ici. Sachant qu’on a le plus faible revenu fiscal du canton, ça joue. Ici, la gauche, la droite, ça ne parle plus à personne : Hollande a foutu le PS en l’air, derrière Macron qui fait tout ce qu’il peut pour favoriser les plus riches, sans connaître le peuple... Y a un autre phénomène destructeur : les gens des classes moyennes ou intellectuelles ne vivent plus là. Les profs par exemple.
— Pourtant, j’ai vu plein d’établissements scolaires… » C’est un petit miracle, en effet : Varzy compte des écoles maternelle, primaire, un collège et deux lycées pro, horticole et métallurgie d’art. La tradition comme une bouée de sauvetage : c’est à Varzy qu’a été créée la première école normale, pour former les instituteurs. « On est sur une vieille terre de hussards de la République », m’avait dit Gilles.
« Cinquante profs travaillent ici, reprend Claude, sauf qu’ils ne vivent plus là mais dans d’autres villes, plus grandes. Et quand les gens ne participent plus à la vie locale, y a moins de débats, d’idées… [Il se tourne] Alors, ce Porto, il arrive ?
— Et les gens qui votent RN, ils en disent quoi ?
— Ben tiens, t’en as un, là, une des figures du RN de Varzy ! Je peux te prendre en photo avec lui ?
— Euh, peut-être pas, quand même… »
Il me montre du menton un gars râblé, cheveux courts, blancs, et moustaches du même ton, 70 ans je dirais, avec qui Gilles est en train de boire un coup : Michel. On s’approche. « Y en a qui m’engueulent
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