Fabian est le « directeur de publication » de Fakir. Notre Chef à tous. Il était surtout, dans la vraie vie, éducateur pour enfants handicapés. Jusqu’à ce que, rétif au vaccin, on le prie de quitter son poste.
Comme il a du temps, du coup, il nous raconte sa vie…
Toi qui entres ici, retrouve l'espérance…
Des années qu’il est posé sur cette porte, ce dessin au fusain et aux taches de café... Celle de la chambre d’un groupe d’enfants. Si tu passes cette porte, tu auras sans doute l’impression d’entrer dans un monde étrange. Un peu comme si toute la fragilité humaine te sautait à la gueule, mais pas que...
Ne sois pas surpris si une jeune fille éclate de rire en te voyant arriver, te propose un gros câlin baveux ou t’attrape par les mains en sautant en l’air pour t’inviter à danser. Un autre enfant, couché dans un lit, te scrutera alors d’un œil. Il est alimenté par une sonde branchée sur l’estomac. Tel autre, qui se balance, va déambuler comme s’il pratiquait le moonwalk, sans qu’on sache s’il va, à un moment ou un autre, se prendre les pieds dans un fauteuil roulant ou un jouet qui traîne... Et si telle autre lève le poing brusquement, ce n’est pas qu’elle entonne l’Internationale : elle fait une crise d’épilepsie.
Si tu passes cette porte, tu vas découvrir des enfants qui se foutent, bien souvent, des tablettes numériques, ne mangent pas de bonbons, et trouvent bien plus intéressant de secouer un bâton de pluie, un tambourin, ou de mordiller un simple bout de plastique... Des enfants « extra-ordinaires » : qui sortent, précisément, de l’ordinaire. Polyhandicapés, on les appelle. Mais attention : n’entends pas pour autant « polis handicapés » : ils pètent et rotent, et jamais ne s’excusent... Ils vont te remuer comme rarement tu l’auras été.
Si tu passes cette porte en ne venant pas partager ta joie, dévoiler tes talents, si tu t’économises et que tu n’as pas envie d’être dérangé par ces étranges rencontres, c’est que tu t’es trompé de chemin. Et si tu as toujours cru que quand tu te cassais un ongle, c’était un peu la fin du monde, tu changeras vite d’avis.
Si tu passes cette porte, et que tu oses rencontrer les êtres humains qui se trouvent derrière, c’est une école d’humilité qui s’ouvre à toi...
Victoria
Ta mère avait rougi.
Je venais de lui fredonner la chanson de Reggiani : « Votre fille a vingt ans, que le temps passe vite, Madame, hier encore elle était si petite... » Et c’était bien le cas. En ce jour où elle te rendait visite à l’internat, c’est ta sœur aînée qui fêtait ce bel âge. Comme à l’accoutumée, tu étais élégante, tresses et tenue parfaitement soignée. J’ai gardé en mémoire ce joli moment. Et d’autres beaux moments, j’en ai connu avec toi, « Vic ». Vic, c’est comme ça qu’on t’appelait, bien souvent, diminutif de ton vrai prénom, celui d’une reine : Victoria. Alors que certains font le tour du monde à la voile, grimpent des sommets enneigés, traversent un lit de braises ardentes pieds nus… mon défi, à moi, c’était de te voir sourire au moins une fois dans la journée. Et l’ignorant qui t’aurait appelée « légume » parce que tu ne pouvais plus bouger, ignorait à quel point quand tu souriais, tous les malheurs du monde s’arrêtaient : les guerres, les profits des empoisonneurs, les maladies, les accidents nucléaires, les usines qui explosent, et tous ceux qui meurent de faim.
Un instant seulement, mais un magnifique instant. Une victoire sur les laideurs de la vie. Ce sourire, je ne l’oublierai jamais. Il m’avait accueilli un soir de septembre, lors de mes premiers pas, hésitants, à l’internat de la rue du Pinceau. Il m’avait mis en confiance, comme pour me dire « Tu es à ta place, ici ». Ce sourire qui avait su rassurer cette jeune médecin, que nous avions appelée en urgence suite aux problèmes respiratoires que tu affrontais. Assis dans la salle kiné à tes côtés, je m’étais mis à siffloter des chants d’oiseaux, et je sentais que, devant l’expression de tes zygomatiques, cette professionnelle de santé qui semblait à peine sortir de l’école respirait un peu mieux, elle aussi. Et que dire de ton souffle, quand il te permettait des fous rires, à nous entendre faire des concours de grincements et de vocalises avec Arnaud, ton copain de la chambre voisine ?
Il en est ainsi. Il y a des personnes handicapées qui vous portent vers le haut, parfois plus que les « valides ». Il me reste aussi ce rituel, au moment de t’endormir : installer dans ton lit la poupée, le canari jaune, l’oie aux foulard et chapeau en tissu, le cochon, et la marionnette Elmo, qui tous seraient les gardiens de ton sommeil. Et puis aussi ces mercredis où ta mère venait te donner le bain à l’intérieur de nos murs, dans une belle communion. Plusieurs années après ton grand départ, je continue de la croiser dans la rue. Jamais avare, elle aussi, d’un grand sourire. « Tu es à côté de Fabian, c’est une présence rassurante » avait-elle dit un jour, en te voyant détendue. Alors, une fois ces mots dits, plus besoin de récompense, de médaille, de légion d’honneur ou de toute autre décoration inutile.
Catherine
« Qu’est-ce que je suis venue faire ici ? Je ne vais pas pouvoir rester ! »
Catherine, infirmière, qui avait décidé de reprendre du service après s’être arrêtée quelques années pour s’occuper de ses enfants, était arrivée un peu par hasard au 3 rue du Pinceau. Elle avait répondu à une petite annonce, histoire de travailler un an. Car son grand projet, c’était de créer une crèche dans son village. Tout était prêt sur le plan administratif. Désormais, il ne restait plus qu’à attendre les financements. Elle était donc devenue salariée, temporairement, dans ce lieu qui ne s’appelait pas encore le centre éducatif Jules-Verne. Au « Foyer Jules Verne » donc, on accueillait en internat des enfants, qui fréquentaient en journée l’établissement « Sagebien », à quelques kilomètres, toujours dans Amiens.
« On m’a embauchée parce qu’il y avait des spina-bifida. »
Qui se cachait derrière ce nom mystérieux ? Pour faire simple, des enfants souffrant d’une malformation et de graves problèmes au niveau de la colonne vertébrale, qui pouvaient entraîner une paralysie plus ou moins grave, des troubles sensitifs, de l’incontinence, des anomalies morphologiques, et, plus rarement, un retard mental associé. sa première confrontation avec une ado entre ces murs a été un choc : « Une petite fille robot, un pantin en métal. » Un appareillage impressionnant à porter au quotidien pour une jeune fille… Mais l’entraide entre les enfants force vite son admiration : « Celui qui marchait poussait les fauteuils, tel autre plus autonome aidait un autre à manger… » Les financements de la crèche n’arrivaient pas.
Alors, c’est décidé : Catherine s’engagerait finalement dans la transformation du lieu en accueil d’enfants polyhandicapés. Les années vont passer, et l’étonnement, auprès des petits, ne cessera jamais. « Ludivine, on l’associait toujours à Victoria. C’était un peu les deux copines. Mais elle était très brune, et Victoria très blonde. Un soir, Ludivine s’est mise à tousser. On a fait ce qu’on a pu, mais on ne parvenait pas à la soulager. Alors, nous sommes parties l’accompagner aux urgences, avec Sylvie ou Marcelina, je ne sais plus… Elle continuait de tousser, rien ne semblait pouvoir arrêter ça… Le médecin nous a dit :
‘‘Il faut que sa mère vienne.
— C’est à dire que c’est compliqué, elle vient d’avoir deux jumelles…’’ »
Mais il a insisté.
Il s’attendait au pire.
Alors la mère de Ludivine est venue. Catherine et sa collègue l’ont accompagnée, ainsi que sa fille, dans la chambre d’un service compétent de l’hôpital, après que le médecin lui eut laissé peu d’espoir. Pas question de la laisser seule après ce qu’elle venait d’entendre. Une fois la petite installée, sa mère l’a regardée : « Ludivine, tu ne vas pas me laisser tomber maintenant. » Et Ludivine s’est subitement arrêtée de tousser. Elle a repris sa vie, loin du diagnostic médical.
Catherine pourrait évoquer aussi cette autre journée, cette autre visite à l’hôpital, pour venir rencontrer Jennifer, cette enfant qui ne laissait jamais rien transparaître, un visage impassible en toutes circonstances, aucune émotion ne passait à travers le filtre. Elle donnait aux professionnels l’impression de se confronter à un véritable mur. Après être venue lui parler, demander de ses nouvelles, Catherine, retirant sa blouse, lui a annoncé qu’elle allait partir. Et Jennifer a fondu en larmes ! Catherine fut même contrainte de remettre sa blouse pour la rassurer ! Des histoires comme celles-ci, pour Catherine, ont finalement parsemé vingt-cinq ans de vie auprès des enfants polyhandicapés. Jusqu’au jour où en sortant de sa voiture pour venir travailler, elle a embrassé, à la Saint-Valentin, le bitume du trottoir, foutu verglas. Immobilisée au sol. « Je préfère dire que j’ai embrassé la Terre », sourit-elle, puisqu’elle aime la nature.
Son bras ne bougeait plus correctement. Impossibilité de conduire, de continuer à soigner les enfants… à la Sécurité sociale, on la regarde de biais. Elle leur montre, qu’elle n’est plus capable, que ce n’est plus possible, avec cette épaule. On la soupçonne de surjouer le drame. Elle ne voudrait pas reprendre le travail, sans doute. Catherine ? Vraiment ? À Pôle Emploi, où elle est tenue de se présenter régulièrement, elle doit décliner ce qu’on lui propose. Pas possible. Un an de chômage avant la retraite. Un an loin des enfants... Tant pis pour la fin. Ce n’est pas là l’essentiel, pour elle. « Ces enfants m’ont appris à vivre. Ils savent prendre ce qu’il y a de beau dans la vie. Ils ont changé la femme que j’étais. » Elle qui ne voulait pas rester, persuadée de ne passer là que quelques mois.