n° 105  

Tout un monde à rebâtir

Par Cyril Pocréaux |

L’isolation des bâtiments, des logements, c’est une urgence. Une triple urgence, même : sociale, écologique, économique. C’est, aussi, un gouffre financier tant qu’on ne la mène pas à bien. Et pourtant, par idéologie, par laisser-faire de nos dirigeants, rien ne se passe, ou si peu : crédits dérisoires, filière abandonnée, chantiers désertés.
Alors qu’il y aurait tant à faire…



« Je vous dérange pas, là ? Parce que, j’ai un peu de scrupules à vous prendre du temps, je sais que vous êtes débordés…
— Ah mais non, c’est parfait : je suis en arrêt maladie depuis hier. Je ne peux même plus bosser ! »

Romain nous avait envoyé un message, par mail, quelques jours plus tôt : « Vous voyez, je suis un de ces ouvriers dans l’isolation thermique. Mon métier est essentiel, nos carnets se remplissent encore et encore, vu l’urgence climatique et énergétique. Mais nous n’arrivons pas à recruter, nos salaires ne peuvent pas être augmentés… Pourtant on nous oublie. Je vous contacte dans une tentative désespérée que l’on parle de nous… »

Au bout du fil, il relativisait, Romain, pour sa tendinite du coude. C’est que les arrêts maladie, il en voit de plus en plus souvent, dans sa boîte – une PME de treize ouvriers, dans la Loire. Un inventaire à la Prévert : « Tendinites des genoux, du poignet, de la coiffe de l’épaule, lombalgies, hernie discale, déchirure pectorale… » Il a trente ans, Romain. Et il adore son métier. Avec ses collègues, il fait de la rénovation énergétique par l’extérieur : doubler les murs des maisons, ajouter des couches pour en assurer l’isolation, transformer les passoires thermiques en « BBC », bâtiment basse consommation. « Depuis des années, les arrêts-maladie, ça nous tombe dessus, ça arrive par vagues. Mais c’est pas étonnant. Nous, je te donne un exemple, on fait les finitions à la main, parce que à la machine, ça tient pas dans le temps. Bon ben, quand tu as 300 m2, qu’il faut en passer trois couches, ça tire de partout sur les bras, sur les épaules… à ça, faut ajouter la manipulation des échafaudages, fixer huit chevilles au mètre carré, je te laisse imaginer les vibrations qu’on se prend dans tout le corps… Et puis y a les seaux à transporter, 30 kilos à chaque fois, c’est trop… »

Et ça empire, même. « Les conditions de travail, elles se dégradent d’année en année, vraiment. Les charges de travail augmentent de plus en plus. Canicule ou de la neige, on est dehors. On prend trop cher…
— Au moins, ils t’arrêtent quand ça ne va plus.
— Oui, mais c’est même pas reconnu comme maladie professionnelle. Ma tendinite, par exemple, elle ne l’est pas. Ils ne font pas le lien. Sous Sarkozy, plein de critères de pénibilité nous avaient été enlevés, déjà, comme la percussion des perceuses, justement. à 50 ans, la plupart de mes collègues sont cassés, incapables de continuer.
— Tu gagnes bien ta vie, au moins ?
— Ben, au bout de dix ans dans le métier (il calcule)… Sans heures sup’, ou sans prime de rentabilité, je suis à 1600 euros par mois, pour 43 heures semaine environ. »

C’est pas le salaire, du coup, qui le pousse à revenir bosser plus vite…
« On est bien obligés, de reprendre vite sur le chantier : on manque de monde, y a plein de blessés. Quatre chefs d’équipe en moins, et du coup, le jeune qui est là, il a 22 ans, il se retrouve avec un autre jeune de 21 ans pour bosser seul. Faut pas s’étonner s’ils font deux trois bêtises… Certains se font des infiltrations d’anti-inflammatoires pour se remettre à bosser de suite. Moi, je sais que j’y viendrai un jour… »

Ça a fait tilt. Depuis deux ans, mon pote Guillaume me racontait ses déboires pour retaper et isoler sa baraque, dans une petite ville de Bretagne : délais allongés, manque d’ouvriers, sans parler du labyrinthe des aides. Je lui ai parlé de Romain.
« Ah ouais, ben, je comprends mieux… Nous, à partir du moment où on a signé le contrat, le maître d’œuvre nous a prévenus qu’il y aurait dix mois de délai pour commencer : ils avaient trop de commandes, et pas assez de monde. Le peintre se partageait entre deux chantiers, parce qu’un de ses collègues était en arrêt maladie. Résultat, entre les pénuries de main d’œuvre, de matériaux, et notre manque d’expérience, le budget a carrément explosé et il a fallu renoncer à l’isolation par l’extérieur, au ravalement de la façade… Et se retrousser les manches pour faire nous-mêmes les finitions. Pendant trois mois, on y a passé nos soirées, week-ends, congés payés ou sans solde. Mais tout le monde ne peut pas se le permettre. Mais le pire, c’est pas ça : c’est les "aides"…
— C’est-à-dire ?
— On a consulté un conseiller de France Rénov, on devait recevoir une certaine somme, mais le règlement a changé juste après l’ouverture de notre dossier. Puis, après la signature du devis avec le maître d’œuvre, la réglementation sur l’épaisseur des isolants en sous-plancher a aussi changé : on n’avait plus le droit à la prime du certificat d’économie d’énergie. Alors, j’ai ouvert un dossier MaPrimRenov’, en juillet 2021. Mais début 2022, ils me demandent de tout refaire, à cause du changement de leur plateforme informatique. Bon… Après, en juillet, je reçois un mail demandant des documents complémentaires. Je les envoie le lendemain. Mais quatre mois plus tard, je reçois la même demande de documents complémentaires...
— Mais comment tu fais, pendant ce temps, pour payer l’entreprise ?
— Ben en fait, et ça marche comme ça pour tous les dispositifs que j’ai vus, mieux vaut ne pas dépendre des aides pour financer tes travaux. Faut tout payer toi-même si tu peux, puis espérer être remboursé, peut-être… Nous, classe moyenne, bon, on n’est pas les plus à plaindre, mais du coup on n’a pas pu isoler la maison comme on l’aurait voulu. »

Comment ça ?
Ça ne marcherait pas, donc ?
Les travaux, les rénovations, l’isolation énergétique des bâtiments, tout ce qui doit nous permettre d’atteindre les objectifs fixés par le plan d’action de la loi énergie-Climat : la neutralité carbone en 2050 ?

Économies : un pognon de dingue !

Une étude de l’Ifop d’octobre 2022 sur « La France qui gagne moins de 2 000 euros » fait le lien entre le social et l’écologie. Parmi les sondés, donc, ils sont 86 % à se dire inquiets des conséquences du réchauffement climatique. Et autant, à peu près, 85 %, à estimer que la rénovation des bâtiments et logements serait « une proposition efficace pour lutter contre le réchauffement climatique ». Imaginent-ils, pour autant, faire rénover, isoler, leurs habitations ? Non, pas vraiment. Parce que 76 % ne se sentent pas suffisamment soutenus par les pouvoirs publics pour ça.

C’est dommage : d’après les calculs de l’opérateur Enalia, spécialisé dans l’efficacité énergétique, rénover les cinq millions de passoires permettrait d’économiser près de 60 milliards d’euros (en frais de chauffage, etc.) et éviterait de relâcher dans l’atmosphère 1,5 milliard de tonnes de CO2. Les effets d’une action plus volontaire sur le changement climatique peuvent aussi se mesurer à long terme. Qu’on songe aux conséquences des maisons qui craquent, se fissurent, sous l’effet des sécheresses et inondations successives... « Les assureurs ont revu à la hausse le montant des dépenses pour 2022 », annonçait France Info la semaine dernière, au réveil : « La somme globale pourrait monter à 2,8 milliards d’euros. »
Les chiffres s’additionnent, d’ailleurs, tous azimuts, pour dire les économies que permettrait une vraie rénovation : le ministère du Logement, au printemps 2022, estimait qu’on pourrait économiser 10 milliards d’euros en dépenses de santé chaque année simplement en s’attaquant aux passoires. Quatre fois plus que le montant annuel des aides pour la rénovation…

 L’urgence et le gouffre

« 42 messages non lus. » La mention s’affiche, sur notre petit groupe de messagerie. C’est comme ça, peu ou prou, tous les jours.
Ils sont sympas, les copains fakiriens, Renaud, Antoine : depuis qu’ils savent que je planche sur le sujet, ils m’inondent de documents, d’études, de stats… Ça leur fait plaisir. à les décortiquer, ces documents, on est pris d’un vertige : le bâtiment, au sens large, c’est 43 % de la consommation énergétique en France. Et 20 % des gaz à effet de serre émis. Et c’est un tonneau des Danaïdes pour des millions de familles qui essaient, au quotidien, de chauffer leur passoire thermique – on en compte près de cinq millions en France.
Le bâtiment ce devrait être, de fait, un chantier d’urgence. Urgence sanitaire, urgence sociale, urgence écologique. Sans même parler d’un formidable gisement d’emplois locaux, dans toute la France. Une urgence pour la santé, d’abord. « Ce n’est pas par hasard que les plus gros consommateurs de médicaments sont les gens qui vivent dans les logements classés F et G » – les passoires thermiques – pointe Olivier Sidler, spécialiste de la maîtrise énergétique dans le bâtiment, et membre de l’ONG Negawatt.
Ça pèse lourd : la France compte 11 millions de personnes mal-chauffées et 14 % des Français déclaraient en 2020, au sortir de l’hiver, avoir souffert du froid.

Pour eux tous, l’isolation insuffisante décuple, ou crée, les problèmes : froid, humidité, moisissures, qui engendrent soucis respiratoires, bronchites, maladies chroniques comme l’asthme – particulièrement chez les gamins. Une récente étude publiée dans la revue Social Science & Medicine, analysant des données sur douze ans et 100 000 personnes au Royaume-Uni, a établi un lien clair entre habitation trop froide et problèmes de santé. Les résultats sont effarants : le froid des logements affaiblit le système immunitaire, rend plus vulnérables aux grippes, rhumes, épidémies. Et pire : une maison trop froide est associée à une augmentation dans de fortes proportions (entre + 100 et + 200 % !) du risque de détresse mentale sévère, et serait l’une des principales causes de la surmortalité hivernale.

L’urgence est donc aussi sociale. Parce qu’à ce coût sanitaire pour les gens (et pour la Sécu) s’ajoute la facture, ou plutôt les factures, à payer. Et selon l’Observatoire des inégalités, ce sont les 10 % de ménages les plus modestes qui payent cher, très cher, la note : ils consacrent au chauffage de leur logement quatre fois plus d’argent, en proportion de leurs revenus, que les 10 % de ménages les plus riches.
Qu’on résume : rénover les bâtiments, c’est une urgence, une triple urgence. S’attaquer au problème, ce n’est pas un coût, mais un investissement. Mieux : un gain direct, palpable, immédiat, pour les gens comme pour l’état. Cela devrait constituer, donc, pour nos gouvernants, une priorité. Sauf que rien ne suit, semble-t-il.

Il y a là un mystère.
Car le gouvernement l’a assuré : il s’est retroussé lui aussi les manches sur le sujet. à grands renforts de com’, il a sorti les chiffres : 750 000 ménages ont bénéficié de son système d’aide, MaPrimRénov, en un an.
Problème : pour les trois quarts d’entre eux, il s’agissait juste de changer de système de chauffage – un aménagement peu efficace si le bâtiment n’est pas déjà bien isolé. Et quand on se penche sur les chiffres de l’Ademe, on s’aperçoit que, sur les douze derniers mois, 2500 maisons seulement ont été totalement isolées dans l’Hexagone.
Alors qu’il faudrait en isoler au bas mot 700 000 chaque année jusqu’en 2050 pour entrer dans les clous. à ce rythme-là, il faudra 2000 ans pour rénover toutes les passoires thermiques…
Alors ?
Pourquoi ça coince ?

 Ouvriers déprimés

« Pendant mes six premières années dans la boîte, on n’a pas réussi à recruter un seul jeune : ils partaient tous. Ils auraient voulu être payés un peu plus, alors ils partaient au milieu d’un chantier parce qu’ils en avaient ras-le-bol, pour bosser en usine l’hiver parce que le bâtiment, dehors, c’était trop dur… » Romain, le chef d’équipe dans l’isolation extérieure, levait le voile sur un problème central : le manque de main d’œuvre. Et ça coince des deux côtés, aux deux extrémités : les plus âgés, cassés après 50 ans, vont d’arrêt maladie en incapacité de travail, on l’a vu. Et les jeunes, donc, fuient le métier, trop dur, pas assez payé. « À l’école, on ne se rend pas bien compte de la dureté des conditions du boulot », regrette Kevin, peintre en bâtiment dans la Manche, qui a passé la vingtaine. « C’est une fois sur le terrain qu’on y est vraiment confrontés. On doit bosser dans le froid, la pluie, le vent… Et même quand on est à l’intérieur, il n’y a pas toujours d’eau courante, d’électricité ou de toilettes. Alors on fait comme on peut... J’embauche tôt le matin, vers 7h30. Quand un chantier est à plus d’une heure de route, ça fait se lever aux aurores. Le midi, on prend un repas pas trop copieux sinon c’est difficile de s’y remettre. On se rattrape le soir avec un bon repas chaud. Les journées et les semaines sont longues... »

Romain soupire. « On va dans le mur. » Et pourtant, beaucoup seraient prêts à bosser, selon lui. « Contrairement à ce que disent les gens, les jeunes veulent du travail. Mais faut les former. Et personne aujourd’hui n’est formé pour la rénovation énergétique, c’est dingue. Le jeune qui a fait maçonnerie, il doit quasiment tout réapprendre. Un jeune, il nous faut deux ans pour tout lui apprendre sur le tas, c’est fou. Et comme il part vite après, on remet tous les compteurs à zéro. On perd du temps et de l’expérience. »
Et on sent que c’est un crève-cœur, pour Romain. « Y a des moments, oui, j’ai l’impression de mal faire mon boulot. Pour gagner deux heures, je redouble pas une façade... On doit tout faire vite, parce que les patrons sont bloqués avec de nouveaux clients, ils jonglent pour entrer dans les délais des aides. Mentalement, c’est dur. Alors que normalement, ça devrait être une fierté. Moi, quand j’ai fait une maison très bien isolée, j’en suis fier. J’en parle à mes clients, autour de moi. Mais là, non… »

On devrait les choyer, pourtant, ces infirmiers du bâtiment. Mais comme les infirmières tout court, on les étrangle.
J’en parlais avec François – oui, Ruffin –, qui revenait justement d’une tournée dans le Sud-Ouest, entre usine de briquetterie et centres de formations. Les choyer ? « Au contraire ! Tu sais à quoi j’ai assisté, ce mardi, au lycée pro de Couffignal, à Villeneuve-sur-Lot ? à un abandon. Les gens, des profs là-bas, me l’ont décrit :
"Ils ont fermé la section gros œuvre-maçonnerie… En CAP, avec les élèves les plus faibles, il me reste 1h de français par semaine, une demi-heure d’histoire-géo. Alors qu’avant, on avait cinq heures en tout, et deux heures de ‘vie sociale et professionnelle’ : pour leur apprendre à lire un contrat de travail, une fiche de paie... En peinture, on nous a réduit notre budget de moitié, et tout a été refait, le lycée général, mais pas notre atelier… à force de réformes, de re-réformes, de contre-réformes, on n’a plus envie... La rentrée scolaire, c’est : ‘Qu’est-ce qui va nous tomber sur le nez ?’… Alors que ce lieu devrait être un outil pour demain, un investissement pour l’avenir, on le délaisse." »

Avec la prochaine réforme du lycée professionnel, les choses ne risquent pas de s’arranger. « En une semaine de temps, mon apprenti a démissionné et mon salarié s’est mis en arrêt de travail. Je suis passé de trois personnes à tout seul, avec un carnet de commandes plein pour six mois à trois, pourtant… » Charlie, 34 ans, soupire en nous racontant son histoire. Il est le patron d’une entreprise de menuiserie dans l’Yonne. Enfin, « était », plutôt : il ferme sa boîte. « J’espérais recruter quelqu’un, mais je n’ai trouvé personne. J’ai fait appel à des boîtes d’intérim, mais les gars n’avaient pas les compétences de base. Même Pôle Emploi m’a dissuadé de passer une annonce, ils disaient que je ne trouverais personne de toute façon. Dans les CFA, ils peinent à remplir les classes. Et quand ils y arrivent bien souvent les trois quarts des élèves ne restent pas dans le métier à la fin de la formation. Ils préfèrent aller vers des boulots peu qualifiés dans des gros groupes, en usine, comme mon apprenti. »

 Particuliers abandonnés

« 23h01… enfin, le courrier de versement de prime, tant attendu après 2 ans et 8 mois de bataille. Sur 15 400 euros promis, je n’en recevrai que 5 200, alors que les travaux sont les mêmes. Même si on m’enlève 10 000 € pour des raisons pas crédibles, j’arrête la bataille ici… » C’est Audrey qui s’épanche ainsi, entre désabusement et colère, sur les réseaux sociaux, face au dédale de MaPrimRénov. Il faut des mois d’attente, voire un an ou deux, pour recevoir les aides de l’Anah, l’Agence nationale pour l’amélioration de l’habitat, garante des dispositifs tels que MaPrimeRénov’.

Un véritable florilège…
Cédric : « Ça fait maintenant 2 ans et demi que MaPrimeRénov’ nous doit 4000 €, j’en peux plus… Je vais lancer des poursuites contre eux avec demande de dommages et intérêts. »
Marion : « Je n’en peux plus. Demande de solde déposée en juin. Nouvel appel à MPR ce jour. Le conseiller me dit qu’il n’y a aucune trace de contact de ma part depuis août alors que j’appelle tous les 15 jours... Tous les mails que j’ai envoyés n’existent pas. Alors que le dossier était censé être validé, il me dit qu’il n’a même pas été vu par un instructeur. Bref, un mur. Franchement, j’en pleure. J’en peux plus. 5000 euros de prime… J’aurais dû faire mes travaux au black et par moi-même. Ça m’aurait coîté bien moins cher et j’aurais pu dormir la nuit. »
Les rares personnes qui ont pu s’en sortir respirent : « Je vais enfin pouvoir régler mes dettes » (Marie). On croit rêver : on frise la thérapie de groupe. Où la colère monte, à force. « Bonsoir tout le monde, qui a déjà porté plainte à la gendarmerie pour #maprimerenov ? » (Gigi.) Le cas de Mélissa résume beaucoup de situations : « Cette histoire de prime nous met dans une belle galère pour la fin d’année... Je leur ai envoyé par mail notre compte bloqué par la banque avec les frais qui vont avec, j’ai eu droit à une belle réponse automatique de leur part. Lundi, prise en charge du dossier par le Défenseur des droits et on croise les doigts… »

La Défenseure des droits, justement, voit les demandes et les plaintes s’empiler sur son bureau. Au point de juger utile d’en faire un rapport, en octobre 2022. Elle y pointe « des dysfonctionnements engendrant des difficultés insurmontables pour les personnes les plus précaires ». Alors même que le dispositif d’aides a été mis en place « pour les foyers les plus démunis », ce sont « ces mêmes foyers qui aujourd’hui encore pâtissent des dysfonctionnements du service ». Et l’institution dirigée par Claire Hédon de poursuivre : « Certains usagers ont engagé leurs rénovations après avoir reçu l’accusé de réception autorisant le démarrage des travaux et sont toujours en attente, depuis 2020, de l’aide à laquelle ils peuvent prétendre. » C’est que, dans notre start-up nation, le site où ils doivent téléverser leurs factures n’est même pas en état de fonctionner, pointe le rapport. Résultat : « Certains foyers ont été dans l’obligation de contracter des prêts bancaires ou familiaux pour financer les travaux et payer les artisans. » Et c’est un copain qui travaille pour un opérateur privé, chargé de faire le lien entre l’Anah et les particuliers, qui nous le confie sous couvert d’anonymat : « On a affaire à des dossiers lourds, de l’insalubrité, des gens en difficulté, ils doivent réunir plein de papiers… Alors, oui, les consignes de la direction, c’est de ne pas les faire, ces dossiers. »

Sans compter que de l’avis général, les règles et les normes pour bénéficier des aides changent plus vite que le délai d’aboutissement d’un projet. Tout est à refaire, sans cesse, en permanence. Les entreprises comme les particuliers s’y perdent, y bousillent leur temps, leur énergie, leur argent. Le patron de la boîte qui intervient chez Guillaume nous le disait, dépité : « Chez nous, la secrétaire passe plus de la moitié de son temps de travail à refaire les devis, les factures et les attestations pour les organismes qui distribuent les aides… »

« Le capital tue le travail. »

C’est pas moi qui le dis, c’est un patron. C’est le patron de la briquetterie Tellus Ceram, à Libos, en Lot-et-Garonne. « On fait de la brique réfractaire, qui résiste à la chaleur, extrêmement isolante. On les fournit à la sidérurgie, aux verreries, aux raffineries… Là où ça chauffe des plus de mille degrés. » Lui a repris la boîte, qui coulait, en 2013. Il est repassé de 14 salariés à 50, a trouvé des marchés jusqu’en Australie, a mis sur pieds des nouveaux produits.

Tout allait bien, presque. Et voici la crise de l’énergie : « Les prix du gaz sont multipliés par dix en un an… Mes factures, en deux mois, elles grimpent de 100.000 € à 500.000. Ça, c’est le marché libre. La concurrence devait faire baisser le prix, et à la place, c’est le renard dans le poulailler. Nous sommes la poule. L’État ne bouge pas. On va être obligé d’arrêter ce four… » C’est pas un four de cuisine : il fait cinquante mètres de long. Les wagons, à l’intérieur, avancent toutes les deux heures. Et une brique y passe sept jours, sept jours de cuisson et refroidissement.
« L’État vous a fait une proposition ? Le ministère de l’Industrie ?
— Non, aucune. Ils laissent faire. On va remplir un dossier, mais on est seul. Un patron de PME, il est seul, seul, seul… »

La visite, on la mène accompagnés de Christiane, entrée « tout en bas, comme aide-chimiste », mais qui au fil de sa longue carrière a grimpé des échelons. « En 1980, on était Saint-Gobain, mais ils nous ont revendus à Lafarge. C’est là qu’ils ont dégraissé, de 350 salariés, on est passés à 29. En 86, ils nous ont revendus à Saint-Gobain. Puis à Silice en 87. Un Vesibus, un fonds américain, en 91. Et après, Alpine est encore venu, et d’autres groupes… » Comment ça ne laisserait pas de traces, dans les cœurs, dans les âmes, ces ventes et ces reventes ? Devenir un jouet, sans volonté, impuissant, démuni, entre les mains des financiers ? Et avec un état qui ne les protège pas, qui ne protège pas leur savoir-faire, leur outil, un état qui laisse faire ?

« Et votre technique, là, d’hyper-isolation, vous pensez qu’elle pourrait être utile pour les logements ? Pour en finir avec les cinq millions de passoires thermiques ?
— Mieux que ça. On a concouru pour une maison à Dubaï, une maison complètement autonome, qui accumule la chaleur le jour, puis qui la restitue la nuit. Eh bien, on a remporté le premier prix de l’efficacité énergétique.
— Et ça pourrait se faire plus largement ? Par millions ?
— Bien sûr que oui. Mais nous, ici, on n’est pas capable de fournir des énormes quantités.
— Et en France, des usines le pourraient ?
— Il n’y a pas d’unité de production à cette échelle. »

C’est le rôle de l’état, à mon sens : non pas produire, produire directement, mais porter une filière.
François Ruffin

 Au royaume des margoulins

Dans ce contexte, où l’État défaille, déserte, pas étonnant de voir s’engouffrer dans les failles du système toute une faune d’intermédiaires qui veulent y faire leur beurre. Y compris dans les dispositifs publics, comme la fameuse rénovation à 1 euro, sur lequel les plaintes pleuvent, là aussi. « L’isolation à 1 euro, c’est n’importe quoi », tranche Romain. « De grosses entreprises s’inscrivent au programme, mais ne font que de la sous-traitance. L’état leur file 15 000 euros, ils achètent 300 euros de mauvais matériel bas de gamme, font travailler des ouvriers polonais qui viennent sur place, et voilà… Ah ben oui, les chantiers vont vite : ils mettent deux vis par plaque au lieu de huit, ils isolent pas le sous-sol, et quand nous on passe derrière et on doit tout refaire. Et personne ne vérifie derrière ce qu’elles font. » Charlie, le jeune patron qui va devoir fermer sa boîte de menuiserie, lie ça directement au manque de main d’œuvre qualifié. « La fuite des compétences qu’on subit, forcément, elle laisse la place à des personnes moins fiables. Franchement ? Aujourd’hui, la plupart des entreprises qui font des travaux de rénovation énergétique chez les particuliers sont bidons... Elles emploient des étrangers pas déclarés. Leurs prix sont moins chers que la concurrence, mais les chantiers sont bâclés. »
La Direction générale de la concurrence, de la consommation et de la répression des fraudes (DGCCRF) a décrit d’autres processus dans une note : « Les sociétés démarchent par téléphone, souvent de manière agressive, jusqu’à vingt appels par jour, leurs clients potentiels », font croire que « les travaux d’économie d’énergie sont obligatoires », puis « débarquent parfois dès le lendemain » et enfin exigent une « perception immédiate du paiement », même sans qualification professionnelle.
Vite fait mal fait !

Charlie en est dépité : « Je ne sais pas comment ils font pour avoir le droit de bénéficier d’aides. » De fait, l’Anah, est dépassée par les opérateurs privés, d’abord. Notre copain qui bosse justement chez l’un d’eux en témoigne : « Nous, comme on est dans un système de concurrence totale les uns contre les autres, et comme on est payés au dossier, le but est de faire le moins d’actions possible… mais avec le plus de dossiers possible. » Et les entreprises ? « Les entreprises mandataires peuvent toucher les aides directement, alors je te laisse imaginer : elles surfacturent leurs devis en ajoutant le montant prévu des aides. »
D’autres types de boîtes viennent aussi se glisser entre l’Anah et les particuliers.
Arnaud en a dirigé une. Il était directeur associé d’une société de courtage en travaux, dans le Nord. « Nous, on vendait des travaux qu’on faisait sous-traiter à 100 % par des artisans. Ça marchait très bien ! On margeait au minimum à 35 %, ce qui permettait de dégager un très beau bénéfice. Si tu fais bien les choses, tu peux vite faire beaucoup de chiffre. Une année, on a clôturé à plus d’un million d’euros à deux salariés ! On a beaucoup surfé sur la rénovation énergétique, avec toutes les aides qu’il y avait... » Mais en y regardant à deux fois, quand même… « Ah oui ! Sans trésorerie personnelle du client, on n’y va pas. Même si un organisme d’État est d’accord pour financer, on prend pas le risque. Il y a trop de pirouettes au niveau de l’État. Du coup, ce sont les foyers aisés qui vont au bout de ces projets. Pour les petits revenus, c’est très compliqué. »

 La concurrence, la dette et la main invisible

Il faut dire qu’ils sont nombreux, aussi, à compliquer les choses. à tous les étages, ça traîne, ça freine, ça ralentit.
Au niveau européen, d’abord.
La Règlementation environnementale 2020 (« RE2020 » pour les intimes), pourtant fort timide mais décidée en France pour décarboner le secteur de la construction, a dû patienter un an en salle d’attente de la Commission européenne. La raison : plusieurs organisations professionnelles européennes et les fédérations du bâtiment d’Espagne, du Portugal, d’Italie, d’Allemagne, etc., ont fait bloc contre le dispositif, qui bafouait selon eux les règles de la sacro-sainte concurrence européenne. La concurrence avant le climat, la concurrence avant la santé, donc…
À l’Assemblée nationale, maintenant : le 4 novembre dernier, les députés macronistes votaient contre une rallonge de 12 milliards d’euros pour la rénovation thermique – quand le budget qui y est consacré frise les trois milliards seulement. Avec comme argument le même mantra, martelé par les Marcheurs : « On ne résoudra pas le problème complexe des passoires thermiques avec une passoire budgétaire ! » (Notez le bon mot.) « C’est irresponsable du point de vue de nos finances publiques ! » Alors qu’il est tellement plus « responsable » de laisser nos concitoyens crever de froid chez eux, et le climat partir en vrille... Mais on connaît la chanson : la dette, la dette, la dette ! Ce refrain qu’on entonne à vau-l’eau, oubliant au passage les économies, les milliards d’économies – on en a parlé plus haut – que permettrait une réelle rénovation. En oubliant, aussi, que les mêmes députés marcheurs, réunis au sein de la commission du Développement durable en février 2021, estimaient « essentiel de renforcer les dispositifs publics de soutien financier à la rénovation globale », parce que « quelles que soient les hypothèses retenues, même minimales, le besoin est donc de plusieurs dizaines de milliards d’euros d’investissements supplémentaires par an dans la rénovation, entre 15 et 25 milliards d’euros ». Mais enfin, on le sait : c’est au pied du mur, au moment du vote dans l’Hémicycle, qu’on voit le maçon, comme on dit dans le métier. La première ministre avançait, elle, un autre argument : « On ne peut pas multiplier par sept du jour au lendemain les travaux de rénovation thermique. La rénovation énergétique, ce sont aussi des salariés du BTP que des milliards d’euros ne permettront pas de former ou de rendre disponibles d’un coup de baguette magique. »

Et on va l’avouer : Elisabeth Borne a raison, sur ce coup. La filière de la rénovation, on l’a vu, c’est un chantier qui n’est même pas entamé. Mais on ose la question : pourquoi ? à défaut de « baguette magique », qu’a-t-elle fait, elle, déjà directrice de cabinet au ministère de l’écologie voilà bientôt dix ans ? Qu’a-t-elle impulsé, proposé, depuis six ans qu’elle est ministre, à l’écologie, à Matignon, pour « les salariés du BTP » et « permettre de former » ?
Qu’a fait ce gouvernement, aux manettes depuis 2017, qu’a fait Emmanuel Macron, qui grenouillait dans les cercles du pouvoir voilà quinze ans déjà, de la commission Attali à la Présidence ?
Rien.
« Gouverner, c’est prévoir » ? Ils ont préféré laisser faire, pendant des années, comptant sur l’intervention du Saint-Esprit, ou, plutôt, du Dieu marché, attendant que les choses se construisent d’elles-mêmes. Aucun volontarisme politique. Aucune planification, aucune projection. Aucune vision.
Laisser-faire, laisser-faire, laisser-faire la main invisible du marché. Et se plaindre, aujourd’hui, que rien ne soit prêt…

 Alors, que faire ?

Que peut-on, au moins, esquisser comme pistes, pour rénover, vraiment, pour qu’à court, moyen et long terme les plus précaires puissent vivre dans des conditions moins indignes, pour éviter d’accélérer encore vers le gouffre climatique, pour créer de l’emploi local ? Pour, aussi, baisser notre consommation d’énergie, et donc moins dépendre de l’étranger et d’accords commerciaux ruineux pour s’approvisionner en gaz, en pétrole ? Comment la construire, cette politique, cette filière de la rénovation ? Qu’on en dessine, ici, quelques pistes, glanées au fil de nos rencontres et discussions tous azimuts.

1) Inciter et former
« Le plus gros boost qu’on pourrait donner au secteur, c’est la formation. » Romain est catégorique. « On peut même construire des maisons qui n’ont pas besoin d’être chauffées. C’est possible ! Mais il faut une formation professionnelle type BTS, et de la formation continue. Comme c’est un boulot mal considéré, on devrait parler de nous, de nos métiers, essayer d’en faire la pub, au niveau du gouvernement. » Et cela vaut pour les diplômés du supérieur, que le système détourne, systématiquement, du bâtiment. « À la fin de mes études d’architecte, pendant un an, on est parties dans toute la France faire des chantiers bénévoles », témoignait Aurélie sur France Inter. « Ça m’a tellement plu que j’ai passé mon CAP et que j’ai continué en charpente. J’aurais jamais eu l’idée de faire ce métier-là si je n’avais pas concrètement essayé. C’est pas le métier qu’on nous propose quand on est bon à l’école et qu’on a fait un bac S… »

2) Travailler moins, mieux, gagner plus
« Le problème, c’est la rémunération », souffle Charlie. « Elle n’est pas suffisante. En tant qu’artisan, on peine à augmenter les salaires. Le plafond, en atelier, c’est 1600-1700 euros sans heures sup’. Ça reste faible par rapport à nos compétences et à notre savoir-faire. » En d’autres termes : sans augmentation des salaires dans la filière, inutile d’imaginer combler la pénurie de main-d’œuvre actuelle et à venir. Et sans temps de repos supplémentaire, sans semaines de vacances en plus pour soulager les corps cassés, abîmés, bientôt dans l’incapacité de continuer, comment espérer attirer de nouveaux ouvriers, ou même conserver ceux qui sont déjà là ? « Après 50 ans, vraiment, c’est plus possible », rappelle Romain. « Moi le collègue qui m’a formé, il a mal au dos, aux bras, aux jambes, il n’y arrive plus. Mais se reconvertir, pour un ouvrier du bâtiment un peu âgé, c’est pas facile… Et surtout, c’est un immense gâchis. Alors, il faudrait qu’à partir de 50 ans, on ait droit à des contrôles médicaux réguliers, déjà, et qu’on nous mette sur un autre poste : former les jeunes, ou faire du petit SAV. Et qu’à 55 ans, on parte à la retraite. »

3) Imposer un vrai service public
« Il manque à la politique de rénovation énergétique des bâtiments un pilotage fort et efficace et un service public de l’accompagnement efficient. » La Cour des comptes le déplorait, lors de son dernier rapport d’octobre 2022 : les particuliers ne sont pas accompagnés, pas épaulés, guère aidés pour mener à bien la rénovation énergétique. La Défenseure des droits, elle, évoque pour MaPrimeRénov’ « de graves dysfonctionnements techniques récurrents », et demande de « régulariser l’ensemble des demandes d’aide n’ayant pu aboutir. » Là encore, plutôt que laisser faire le marché, ne peut-on imaginer un véritable service public d’accompagnement à la rénovation ? « Il nous faut un dispositif d’aide au financement simple, avec a minima un guichet unique », plaide Olivier Sidler : « les rapports montrent qu’on perd un ménage sur deux dans les démarches pour obtenir des aides. » Ce qui suppose, aussi, une présence de l’état sur toute la chaîne du processus, du diagnostic au devis en passant par les contrôles des travaux.

 4) Rénover en globalité

Une des grandes tares de la politique actuelle de rénovation ? La rénovation par « gestes », par petits pas (voir pages suivantes). Un système plus coûteux qu’une isolation globale, et beaucoup moins rentable sur le plan énergétique. D’où le besoin d’un véritable accompagnement, et d’un reste à charge nul pour les particuliers – un point déterminant pour les plus précaires en particulier. Différents systèmes, comme un fonds public de garantie pour payer les artisans, ont été mis sur la table, entre autres par la Caisse des Dépôts et Consignations. Plein de gens très sérieux sont prêts à s’engager dans cette direction, en somme...

Mais pour l’heure, qui comble les vides, les défaillances ? Les associations, les particuliers et même les banques qui ont repéré le filon et se lancent dans des prêts ad hoc. Le gouvernement, lui ? Toujours aveuglé par la liberté du marché, et la sainte concurrence libre et non faussée. Il en faudra un peu plus pour mener à bien la rénovation sociale et climatique qui se dresse devant nous.
Et rebâtir nos maisons, en même temps que notre monde – rien que ça.

 Entretien : “Il faut passer à l’obligation”

Spécialiste international de la maîtrise énergétique dans le bâtiment, membre fondateur de l’ONG Negawatt, Olivier Sidler est catégorique : sans intervention forte du politique, sans obligation d’isoler, on n’y arrivera pas.

Fakir : La rénovation thermique des bâtiments, c’est votre cheval de bataille depuis des années…

Olivier Sidler : Parce que c’est un élément majeur : le bâtiment représente 43 % de la consommation énergétique en France. Il a des implications sur le confort, sur la santé. Et c’est un domaine qui peut être créateur d’emplois.

Fakir : Et pourtant, on a l’impression que ça traîne…

O.S : La classe politique a longtemps considéré que c’était un sujet mineur. Que ça coûterait cher, que ça ne rapporterait pas grand-chose. Plein d’économistes nous disaient que ce n’était pas rentable – ce qui est totalement faux. Nous, on a fait des campagnes de mesures qui prouvent qu’on peut faire des économies considérables. Mais les politiques n’y croient pas.

Fakir : Pourquoi ?

O.S : Parce qu’on commet deux erreurs stratégiques en abordant le sujet. D’abord, on rénove par geste : la toiture, puis les fenêtres, puis ceci, en pensant qu’en 2050, tout le monde aura tout fait. Mais plus on multiplie le nombre d’étapes et plus la performance énergétique se dégrade, de l’ordre de 30 %. On plaide donc pour une rénovation globale et performante, qui s’avère en plus être 30 % moins chère : on ne repose pas les échafaudages, on subit moins de dérangement… Et on évite que les gens ne fassent que les travaux les plus rentables puis abandonnent les autres.
Deuxième erreur fondamentale : on fonctionne par l’incitation, les subventions… On vous laisse faire votre marché. Il nous faut abandonner l’incitation pour aller vers l’obligation.

Fakir : Ah là, ça soulève tout de suite une foule d’obstacles, non ?

O.S : Un obstacle politique, d’abord. Je passe pas mal de temps dans les ministères pour défendre cette cause. Mais ils ont peur de l’acceptabilité de l’obligation. Ils sont tétanisés, ils ont peur d’un nouvel effet Gilets jaunes. Et pourtant, pourtant, quand on regarde les sondages – l’Ademe en effectue un tous les ans depuis 2007 – on s’aperçoit que la population accepterait entre 65 et 80 % une obligation de rénovation. D’ailleurs, la Convention citoyenne sur le climat (CCC) avait placé la rénovation obligatoire des bâtiments en mesure numéro 1. Quand les gens ont l’ensemble des informations – ils avaient travaillé des mois sur le sujet, je le rappelle – ils sont d’accord… On m’a dit, dans un ministère « Mais on est dans un pays de libertés ! » Oui, d’accord, mais à partir du moment où il y a des lois, on génère une absence de liberté. Et on vit bien avec des lois, non ? C’est même ce qui nous permet de vivre ensemble, dans l’intérêt commun. Quand l’intérêt commun est fort, il n’y a pas de problème légal qui se pose. L’autre problème politique que ça pose, c’est que l’état est logiquement le garant des questions relatives au changement climatique. Or, actuellement, c’est le seul particulier qui a à charge d’effectuer les changements nécessaires. Mais l’état préfère attendre des catastrophes climatiques, et dépenser des milliards quand elles surviennent, plutôt que de fournir une aide à la hauteur, qui pourrait vraiment aider à changer les choses.

Fakir : Ils vous expliquent pourquoi, dans les ministères que vous fréquentez ?

O.S : Le politique est persuadé que le secteur privé doit investir plus. Mais sans rendement à court terme, il n’en a rien à faire, le secteur privé ! Les investisseurs, ils préfèrent aller vers dans les énergies fossiles ! C’est pour ça qu’il faut une intervention de l’état. Mais ça, nos dirigeants ne le comprennent pas. Ils sont dans le laisser-faire. Quand le président de la République dit « On ne peut pas rendre la rénovation obligatoire », je me dis que c’est pas possible : quelqu’un a oublié de lui expliquer quelque chose…

Fakir : Bon, soyons honnêtes : rénover sa maison pour en faire un bâtiment basse consommation, tout le monde n’en a pas les moyens, loin s’en faut…

O.S : C’est ce que dit le Président : « On ne peut pas rendre la mesure obligatoire, les Français n’ont pas les moyens de payer ! » Et c’est vrai : il faut au moins débourser 10.000 euros, et pour 97 % des gens, ce n’est pas possible. Donc, il ne faut pas prendre la question dans ces termes-là : il faut mettre en place un système de financement particulier, au moins pour les déciles les moins favorisés. On peut imaginer un prêt à taux zéro – on ne rembourse donc que le capital – , sur une durée longue, de 30 ans par exemple. Les particuliers, eux, ne regardent pas le temps de retour sur investissement : ils regardent ce qu’ils dépensent en chauffage avant et après travaux. Ce qu’ils veulent, c’est que les gains réalisés soient supérieurs au remboursement de leur emprunt ! Et puis, il existe d’autres mécanismes astucieux : on souscrit un prêt qu’on ne remboursera que quand on vendra le logement. Bref : on ne rembourse pas tout de suite, ou alors très peu chaque mois, et même dans ce cas on gagne de l’argent grâce aux économies réalisées. C’est l’une des conditions pour que les gens acceptent l’obligation de rénover : qu’ils gagnent de l’argent dès la première année.

Fakir : Et quoi d’autre ?

O.S : Il nous faut un dispositif d’aide au financement simple, avec un guichet unique. Là, on a des usines à gaz trop complexes, qui découragent complètement les gens.

Fakir : Rendre obligatoire la rénovation, ce serait la première mesure à appliquer, selon vous ?

O.S : Oui, et c’est essentiel, parce que ça entraînera tout le reste : la formation, les aides, la mise en route complète de la filière. La Convention sur le climat l’avait dit, on aurait dû tout faire en fonction de ça…

Fakir : Les entreprises, elles en disent quoi, de tout ça ?

O.S : Pour l’heure, les entreprises du bâtiment, elles n’y voient pas vraiment d’intérêt. Elles ne forment pas leurs ouvriers, ne se constituent pas en groupements, et on peut les comprendre : elles ont déjà tellement de travail ailleurs, pourquoi s’embêter avec des mesures compliquées ? Et puis, elles disent qu’il n’y a pas de visibilité, et elles ont raison ! S’il n’y a pas de marché derrière, pourquoi se former ? Or si on passe à l’obligation, qu’on dit que 800 000 logements par an vont être rénovés pendant trente ans, qu’on va mettre en place un prêt à taux zéro, là, oui, elles vont se former !

Fakir : La formation des jeunes, c’est aussi un gros point noir pour la filière, d’ailleurs…

O.S : Sur ce sujet, il faut changer de vitesse, de braquet. Ça fait des années, avec la Fédération du bâtiment, qu’on se dit qu’il faut pénétrer le ministère de l’éducation nationale, mais c’est une barrière infranchissable : impossible de leur expliquer de quoi va avoir besoin le secteur. C’est un problème qui dure depuis toujours. Vous savez quand on a sorti nos premières plaquettes pour leur expliquer ça ? En 1990 ! Mais on pisse dans des violons. Il va falloir le réclamer plus fort… Mais si ça n’arrive pas par en haut, on n’y arrivera pas.

Fakir : Surtout que les ouvriers les plus expérimentés ont du mal, physiquement.

O.S : Le bâtiment est un monde qui a vieilli et n’a pas été renouvelé. Et on le sait depuis longtemps : en 2007 déjà, la moyenne d’âge des ouvriers était de 50 ans. Dans dix ans, quasiment tout le monde sera à la retraite ! Parce que les jeunes, quand ils arrivent au bord d’un chantier, ils repartent en courant. Le métier est dévalorisé à leurs yeux. Et pourtant, si vous cherchez un sens à votre travail, vous l’avez, avec la rénovation thermique. Et c’est quelque chose de fondamental. Quelqu’un qui bosse dans la finance, je ne suis pas sûr qu’il sache quel est le sens de son métier… Ce devrait être un vrai argument pour attirer à nouveau les jeunes vers le bâtiment – si on arrive à leur promettre un salaire intéressant. Mais bon, on va ramer contre cinquante ans de mépris sur ces métiers-là. Longtemps, on entendait dire que si vous étiez dans le bâtiment, c’est que vous aviez « raté tout le reste ».

Fakir : Et les ouvriers plus âgés, du coup, qu’est-ce qu’ils deviennent ?

O.S : C’est une évidence, d’abord : il faut tenir compte de la pénibilité dans le secteur. Or on a vis-à-vis des seniors dans le bâtiment une attitude où on ne les valorise pas, alors qu’ils sont d’excellents formateurs. Ils pourraient très bien, passé un certain âge, enseigner ce qu’ils savent aux plus jeunes. Beaucoup pourraient être dirigés vers cette voie de la formation.

Fakir : Bref, tout ça aurait mérité d’être planifié depuis longtemps déjà.

O.S : On est obligés de planifier, oui. Si on veut être neutres en carbone en 2050, on ne peut pas s’y mettre en 2049. Donc oui, il faut de la planification, sur trente ans, prévoir 800 000 logements à rénover tous les ans. Là, on est à 45 000…

Fakir :
Et même pire : vous parliez de la CCC dont les préconisations n’ont même pas été retenues. L’exemple est déprimant…

O.S : C’est pour ça que les manifs de jeunes ou les actes de désobéissance civile sont de plus en plus importants : l’état est au début du désordre… On a aujourd’hui une jeunesse qui a été massacrée par ses parents, qui n’ont pensé qu’à leur confort. Moi, les discussions, j’y prends part depuis plus de vingt ans et, franchement, on avance à la vitesse d’un escargot. Même si j’ai toujours l’impression que les choses peuvent bouger…

Bonne nouvelle : Y a de l’argent magique !

Qui doit payer, avancer l’argent pour les prêts, les travaux ? Olivier Sidler a son idée sur la question. Attention, leçon d’économie européenne... « Cela peut être l’état. C’est sa mission. Mais également la Banque centrale européenne, qui peut très bien octroyer aux banques des prêts à taux préférentiels, s’ils sont uniquement dirigés vers des gens qui en ont vraiment besoin. Et ça a du sens que ça se fasse au niveau de la BCE, puisque tous les pays européens en ont besoin ! Alors oui, c’est de la création monétaire pure, sauf qu’elle sera remboursée, puisque ce sont des prêts, rien d’autre. Mais pour l’heure, la BCE est encadrée par les règlements mis en place du temps de Giscard… Mais si la Banque de France, et d’autres, avaient cette démarche de faire pression sur la BCE, une volonté politique forte, ça pourrait passer. En tout cas, c’est un point très, très important. »
Contrairement à ce qu’on essaie de nous faire croire, l’argent magique existe bien…