n° 113  

Trois semaines et trois ans

Par Cyril Pocréaux |

On a vécu un tourbillon, pendant trois semaines, entre cartons, journaux, casquettes, people, micros, jeunes et vieux, bières, tracts et colle sur les doigts.
Et on n’en est pas sortis, loin de là...
On vous raconte ces quelques semaines de folie, genre carnets de campagne électorale, et les leçons politiques qu’on en tire pour demain. Qu’on envisage « avec le pessimisme de la raison et l’optimisme de la volonté » (et de l’action !).


Aïe !

7 juillet, 20h01, Flixecourt

« Aïe ! »
Je retiens mon cri, en fait.
La dame devant moi titubait en arrière, quand elle m’a marché sur le pied. Elle se retourne pour s’excuser, je lui souris : son visage est plein de larmes, des larmes de joie. Pas envie de gâcher son moment. Elle re-titube et me re-écrase le pied trente secondes plus tard. Pas grave. Je ne vais pas jouer les trouble-fête, pas maintenant.
Parce qu’il y a la fête, oui, dans la salle du Chiffon rouge à Flixecourt, dans la Somme, où les militants et bénévoles de Ruffin se sont réunis, pour la soirée électorale. Et c’est la surprise qui l’emporte, à l’annonce des résultats, dans les représentations colorées de l’Hémicycle projetées sur l’écran, avec un Nouveau front populaire qui dégage une légère avance sur la droite, et sur le RN, et la tendance qui se confirme au fil de la soirée.
Une demi-heure plus tôt, on l’avait compris, au vu du décompte village par village : François, qu’on est venu soutenir, on ne se refait pas, allait conserver son siège, de pas grand-chose, 53 %, grosso modo.
C’est la joie, donc, ça chante, ça sourit, beaucoup.

Pas moi.
Je n’arrive pas à me défaire d’une impression pesante.
Rien à voir avec l’euphorie de la victoire en 2017, fêtée comme il se doit avec Fifi, Ludo et les autres, ou encore l’impression de force tranquille de 2022. François perd huit points, en deux ans, et la gauche est largement minoritaire dans le pays. Le RN, lui, progresse, nettement (même s’il est loin de ce qu’il espérait en termes de sièges) : plus de dix millions de voix, a priori, comme au premier tour des Législatives.
Hum.
Bon.
On va en profiter, ne pas trop tirer la gueule, au moins ce soir : on n’a pas si souvent que ça l’occasion de se réjouir, dans notre camp.
Et puis, franchement : on était loin, très loin d’imaginer ça, trois semaines plus tôt…

« Qu’est-ce qu’on sait faire ? »

Lundi 10 juin, 14h15, Amiens

« Bon… On fait quoi ? »
On est un peu sonnés, ce lundi en réunion d’équipe, au lendemain d’une dissolution qu’on n’avait pas vu venir – on n’était pas les seuls. On s’apprêtait, peinards, à digérer une nouvelle défaite pour la gauche dans les urnes – du classique, somme toute – et nous voilà au bord du gouffre, avec, une fois dissipée la surprise, la perspective de voir pour la première fois l’extrême-droite arriver au pouvoir par les urnes, dans notre pays.
Cette fois, c’est du concret, tangible. Probable, même.
Alors ?
On fait quoi ?
Décaler la sortie du prochain numéro du canard, déjà, prévue entre les deux tours des élections.
Plusieurs idées bancales sont émises, mais on a des excuses : le nez dans nos cahiers, on ne voit pas trop ce qui pourrait endiguer la vague. La veille, l’idée du Front populaire avait été lancée, et recevait un certain écho auprès des partis, déjà. Mais nous ?
« Un événement à Paris, à République, un truc festif, joyeux, avec des politiques…
—  Mouais… Ça va être un gros boulot, mais on peut tenter.
—  Bon. Pourquoi pas. Et en attendant, on va faire ce qu’on sait faire, je lâche. Un
Tchio Fakir. »

C’est Tristan, je crois, dès la veille au soir, qui avait lancé l’idée sur l’une de nos boucles : « Faut qu’on fasse un 4-pages. » J’avais douté, un moment : est-ce qu’on ne serait pas dépassés, temporellement je veux dire, sur une campagne si courte, à l’heure des réseaux sociaux, où tout va si vite, avec nos imprimés-envoyés à distribuer ? Mais bon : c’est ce qu’on sait faire, et puis on n’est pas nombreux à en avoir les capacités.
Magalie et Pascale prévoient de mettre leurs tâches à l’arrêt pour les envois, Aline décale ses jours de boulot pour être dispo à la maquette, Tristan se charge de la logistique, nos dessinateurs proposent spontanément leurs services et seront super efficaces, ne restait plus qu’à l’écrire. Montrer que la Macronie et le RN votent pareil, que le NFP porte autre chose, un espoir, rappeler ce que fut le Front populaire. Les mots viennent vite, sous la pression – on en remet quelques-uns ici :

« Vingt ans, trente ans, finalement que la vie politique française se résume à cela : une course de fond entre notre gauche, une gauche de rupture, et l’extrême-droite, pour savoir qui prendra les rênes, et quelle route prendra notre pays.
Vingt ans, trente ans, que cette course de fond a commencé, depuis qu’à coups de fausses alternances ils gouvernent sans le peuple, contre le peuple, depuis le référendum de 2005, au moins, pour nous imposer un monde dont on ne veut pas. Macron et son monde ne sont que l’agonie d’un système, celui du refrain "concurrence-croissance-compétition", de la "mondialisation heureuse".
Eux appartiennent déjà au passé, bateau ivre qui nous a menés droit vers l’iceberg.

Mais on le savait : tant qu’ils seraient là, tant qu’il y aurait des Emmanuel Macron, des Bruno Le Maire, des Édouard Philippe et leurs avatars pour nous vendre leur monde mortifère et sans lumière, il y aurait derrière, dans leur ombre, l’extrême-droite, à se repaître des dégâts, des souffrances, des désillusions et des trahisons. De plus en plus forte, de plus en plus grosse, dévorant tout.
(…)
C’est à nous de recoller les morceaux.
Car oui, nous y sommes : la course de fond s’est transformée en sprint final, avec le risque de voir l’extrême-droite arriver au pouvoir.
C’est un gouffre béant. C’est aussi une chance, aussi, peut-être, une occasion, une accélération de l’Histoire comme il s’en offre parfois. Nous avons la possibilité de sauver la nation des griffes de l’extrême-droite, et d’un même geste, d’un même vote, en écarter l’extrême-argent, Macron et ses clones.
Il n’y pas de fatalité : la vie politique est ce que nous en faisons. (…)
à nous d’amplifier le mouvement. à nous de les pousser, ces partis, ces états-majors, à réellement y aller ensemble, monter au front d’un même pas, contre la tentation d’y aller séparés, contre les petits calculs politiques qui se feront jour.
Comment ?
En réclamant l’union et la rupture, en les exigeant, dans les manifs, dans les réunions publiques, dans les collectifs qui déjà se montent un peu partout. Poussons-les dans la rue, avant les urnes. Faisons front populaire. Déferlons : ouvriers, infirmières, profs, agentes d’entretien, caristes, cadres, seconde et première ligne, chômeurs, précaires, étudiantes, retraités, prolos et bobos, campagnes et banlieues, centres-villes et sous-préfectures.
Soyons conscients et persuadés de notre force.

Il n’y a pas de fatalité : à nous de l’écarter.
Macron pensait s’en tirer par un énième coup de dés, de billard à trois bandes, tablait sur la désunion des uns, le rejet des autres ? Montrons-lui qu’il avait sous-estimé, dans le pays, le désir et même le besoin de justice sociale, de solidarité, d’entraide, de cet autre chose qui infuse dans notre société, le rejet de son monde de violence et de mépris. Montrons d’un même mouvement à l’extrême-droite qu’elle ne peut pas passer, elle qui mènerait, n’en doutons pas, la même politique libérale, qui vote déjà les même lois d’injustice sociale, pour les riches, contre les pauvres, contre les immigrés, avec en toile de fond le même mépris d’un peuple qu’ils ne connaissent pas, ne fréquentent pas, dont ils se foutent même s’ils s’en revendiquent à chaque phrase.
On le sait : l’union et la force d’inertie qu’elle induit sont plus fortes que la sèche arithmétique.
Elles peuvent l’exploser, la faire monter à des sommets qu’on ne soupçonne pas.
Il n’y a pas de fatalité.
La gauche peut gagner.
Aux urnes, citoyens.
Au combat. »

Il est tout beau, tout chaud, notre Tchio !
Et on en tire combien ? 50 000 ? Ce serait déjà pas mal, à imprimer, mettre en cartons, envoyer… Mais réimprimer, ça coûtera cher. 70 000 ? Allez ? 100 000, vendu, mais on est fous, on se dit.
Clément passe l’annonce sur les réseaux sociaux, dans notre newsletter.
Et là, on se prend la vague. Votre vague ! Quatre jours plus tard, après le week-end, vous avez commandé 303 250 exemplaires, pour être précis.
Réimprimer, cartonner, expédier : on est submergés.
On arrive à 500 000 – oui, un demi-million, quelques jours plus tard : du jamais vu dans l’histoire du canard. On a du mal à y croire. Certains paquets commandés par des candidats qui n’auront rien d’autre pour faire campagne, ils nous l’avouent…
Toute l’équipe est sur le pont. Anaïs, à peine arrivée en stage avec l’espoir d’enquiller articles et reportages, se retrouve à entourer des cartons de scotch, la pauvre !
Des Fakiriens de Paris, Mathieu, Aileen, Charly et Romane, Marie et Amélie, viennent à Amiens donner un coup de main aux bénévoles locaux, les paquets volent manière ballons de rugby.

Un peu partout en France, nos préfets se mobilisent. Ils en réclament, d’abord, tractent, discutent, identifient les circos compliquées, montent au front : Jean-Baptiste dans les Alpes de Haute-Provence, Jézabel et Claire quadrillent le Sud, et éric serpente comme d’hab avec son camtard. Xavier à Bordeaux, Marilyse et Brigitte à Bourges, Nicolas à Agen et plein d’autres qu’on ne peut pas tous citer ici (qu’ils nous en excusent) écument les swing circos, où le verdict se jouera à peu de choses. Une fois rentrés, les Franciliens vont par exemple soutenir la camarade Rachel Keke.

Ils sont pas les seuls à nous aider : vos dons, vos sous, affluent, beaucoup, et au cours des jours ils vont finir par couvrir, quasi, les grosses sommes qu’on a mises en jeu dans cette histoire.
Ça nous émeut, ça nous remue, profondément.
On en tire deux leçons, en voyant ces bonnes volontés et les Tchios commandés : nos lecteurs et nos lectrices sont les meilleurs, même si ça, on le savait déjà. (Mais qu’on profite de ces lignes, ici, pour le dire : merci, et on vous aime ! Parce qu’on ne va pas envoyer un message à chacune, à chacun, même si on aimerait bien. Que vous ayez donné, distribué, commandé, ou que vous nous ayez juste lus : merci. Ne serait-ce que parce qu’on se sent utiles, en ces instants.)
Deuxième leçon, plus politique, dans le moment : il se passe un truc. Quelque chose, un mouvement s’enclenche dans ce pays, une envie de faire front, même au-delà du vote : un réflexe, quelque chose de viscéral, quasi.
Et on reprend espoir, du coup. On est boostés, en tout cas.

On en aura bien besoin, dans les jours à venir…

Toucher Flixecourt

27 juin et 3 juillet, place de la République

Dans le métro, je me demande à quoi ça va ressembler, tout ça. Je veux dire : la grande scène qui se prépare, les artistes et les discours, place de la République. La soirée qu’on avait imaginée, et préparée, même, à la Bourse du Travail a laissé place à quelque chose de plus grand, juste à côté, dehors sur la place. D’autres médias indépendants sont entrés dans la danse, Streetpress, Blast, Politis, des orgas et des ONG, aussi. Nettement plus grand, c’est sûr, on espère 15 000 personnes, mais un peu différent : moins politique, moins rentre-dedans, sans doute. Le mot d’ordre, ce sera « Non à l’extrême-droite », mais sans appeler à voter pour les uns ou les autres. Faut faire consensuel.
Bon : c’est déjà ça.
On verra bien.
En attendant, je relis les messages de nos lecteurs, témoignages qu’on a sollicités auprès d’eux, que j’ai soigneusement imprimés. Et clairement, vous n’en voulez pas non plus, du RN au pouvoir ! C’est le témoignage de Patrick (qui est retraité, en Dordogne), que je découvre entre deux stations, debout et serré contre les autres voyageurs, qui m’interpelle le plus. Parce qu’il dit bien que rien n’est figé, et que tout peut basculer, très vite. Que rien, surtout, n’est jamais tout blanc ou tout noir, que certains se retrouvent parfois d’un côté sans trop savoir pourquoi. Je vous le remets, ici :

« Mon grand-père est né en 1903 dans le Berry. à 13 ans il portait des sacs de grains de 50 kg dans un moulin. Alors il est parti sur Paris.
Pour faire vivre ses trois enfants et sa femme, il s’est engagé comme gardien de la paix. Quartier des Halles. Vous imaginez la suite… Rafle du Vel’ d’Hiv.
Ça vous parle ?
Non, il n’était pas fasciste, juste gardien de la paix. Un comble…
C’est cela que l’on veut revivre ?
Je pense que ces visages l’ont hanté jusqu’à la fin de ses jours.
Alors proclamer "Moi j’aurais été résistant !", c’est mal connaître la nature humaine et les pouvoirs des petits chefs. Soyons humbles : nous ne savons pas.
Pendant ce temps ma grand-mère restée en zone libre aidait des enfants juifs à partir en Espagne.
Souvenons-nous : il y a eu peu de Jean Moulin, et beaucoup de résistants de la dernière heure.
Ce que l’on sait, c’est que celui qui ne connaît pas l’histoire est condamné à la revivre. Et pour finir, n’oublions jamais l’origine des fondateurs du FN. »

***

« Alors, ça bosse ? »
En arrivant (en retard), je chambre un peu les bénévoles, qui ont monté la table depuis un moment déjà.
« J’ai vu une fille qui venait de loin pour la manif, c’est dingue… »
Anaïs, notre stagiaire à la rédac, est allée faire un tour dans le public, recueillir les témoignages.
« Et qu’est-ce qu’elle te racontait ?
—  Attends, j’ai pris des notes… Elle est Antillaise et vit depuis plusieurs années dans un petit village, en Normandie. Elle avait besoin de parler, je l’ai senti :

"J’ai vécu en banlieue parisienne et maintenant dans un bled paumé qui vote RN à plus de 50 %. J’avais grandi en banlieue à Viry-Châtillon, à l’époque ça allait, mais les problèmes ont commencé avec Sarko. Il a mis fin à la relation cordiale qu’y avait entre les jeunes et les flics. Je suis arrivée à Éole-en-Beauce, en 2021. Un petit bled paumé en Eure-et-Loir. Et depuis, j’ai une sensation d’étouffement, et là quand j’ai vu les résultats des Législatives dans mon village, ça me rassure pas… RN à plus de 50 % et Reconquête à 11 % ! C’est marrant, ils ont jamais vu de migrant dans le village, je suis ce qui s’en rapproche le plus, dans leur tête. Mais ça va, je fais en sorte de déconstruire l’image qu’ils ont de moi, je leur dis bonjour tous les jours, j’essaye d’être serviable…" »

Je tique, en entendant ça : ça m’embête, en fait, que Léa doive venir jusqu’à Paris pour que ses idées, ses principes percent, pour se sentir respirer, finalement. Ce serait à nous, plutôt, d’aller là-bas, discuter, organiser des événements, plus modestes forcément, mais parler, échanger, voir ce qui ne colle pas, tenter d’y répondre. Il faudra bien.

***

Une demi-heure plus tard, on est un peu paumés, à ne pas trop savoir où mettre les pieds, avec Tristan : nous voilà dans les coulisses, derrière la grande scène montée place de la République. On touche un monde qu’on ne connaît pas vraiment, ce soir : beaucoup de people, d’artistes, chanteurs. Nous, nos contacts, c’est plutôt les gens qu’on rencontre pour raconter leurs vies invisibles dans Fakir, et les syndicalistes, et les chômeurs… D’ailleurs, la semaine suivante (parce que oui, cette grande soirée sera organisée une seconde fois, six jours plus tard, dans l’entre-deux tours), la semaine suivante, donc, on fera venir Samir le délégué syndical de Metex, qu’il nous raconte sa lutte victorieuse avec ses collègues ouvriers d’Amiens (voir pages 16-17).
Ne mégotons pas, surtout pas : les soirées sont un succès, 15 000 personnes la première fois, deux ou trois fois plus, facile, la deuxième.

Quelque chose se passe, ça se confirme, décidément. Tiens, Dhorasoo (l’ancien joueur de foot, en équipe de France), tiens, Raï (l’ancien joueur de foot, capitaine du Brésil). On discute, un peu, on parle de souvenirs qu’on avait un peu partagés à l’époque, quand ils jouaient au ballon et que je les encourageais, écharpe au cou, en tribune, derrière les buts. Ça a de bons côtés, le « peopolat », faut l’admettre…
Et puis, des copains sont là : on avait contacté Valentin, qui avait déjà enflammé notre stand à la fête de l’Huma, et qui a ramené les autres Goguettes, et c’est la scène et le public, cette fois, qu’ils embarquent dans leur délire. Du sens avec de la légèreté et de l’humour, ça fait du bien. Valentin qui revient avec quelques canettes de bière, et un couple de copain-copine. Le gars a une casquette de vieux, je la repère de suite parce que je porte les mêmes, et qu’on me le dit souvent, « c’est une casquette de vieux », mais bon, je les aime bien.

« Salut, Cyril.
—  Salut, Gauvain. »

Ah oui, Gauvain ? Le chanteur, donc. J’aime bien ses textes, et si vous ne connaissez pas, ça vaut le coup de s’y arrêter (qu’il me pardonne si je tronçonne un peu), car le gars raconte aussi ce qu’on rapporte, souvent, dans Fakir, l’abandon des coins perdus, le mépris et les services publics qui disparaissent :

« Il pleure la fermeture à la rentrée future
De ses deux dernières classes
Il paraît que le motif c’est le manque d’effectifs
Mais on sait bien ce qui se passe
On est les oubliés
La campagne, les paumés
Les trop loin de Paris
Le cadet de leurs soucis
À vouloir regrouper les cantons d’à côté
En trente élèves par salle
Cette même philosophie qui transforme le pays
En un centre commercial
Ça leur a pas suffi qu’on ait plus d’épicerie
Que les médecins se fassent la malle
Y a plus personne en ville
Y a que les banques qui brillent
Dans la rue principale… »

Et c’est une petite pause bienvenue, la première peut-être depuis deux semaines, dans tout ce bazar, que de boire un coup avec tous ces chanteurs un peu décalés, eux aussi.
La semaine suivante, on proposait d’ailleurs que Gauvain pousse la chansonnette.

En attendant qu’il ne monte sur scène, je m’interroge, je doute sérieusement, comme depuis plusieurs jours. J’entends bien, criés sur scène, les accusations de « néo-nazi ! », les « No pasaran ! » avec le poing levé, mais je me demande si tout ça, cette rhétorique, peut vraiment nous aider à faire basculer les Flixecourt du pays, les villages, les gens éloignés de la capitale et des métropoles, qui votent RN par colère ou dépit et qu’il faudra bien, un jour ou l’autre, convaincre que ce n’est pas la bonne voie. (Flixecourt, pour nos lecteurs qui ne le savent pas encore, c’est le village entre Abbeville et Amiens, qui a à nouveau viré RN, au premier tour.)
Bref : je doute que ça suffise – je suis même sûr que non, pour tout dire. J’ai la même impression que pendant Nuit Debout ! : un événement utile, certes, important même, y a du monde ce soir, mais auto-centré, qui aura du mal à parler au-delà de son cercle.

Gauvain est redescendu de scène, je le laisse pas respirer, lui fais part de mes craintes, parce qu’il me semble qu’il dessine un peu les mêmes, dans ses chansons.
Et d’ailleurs, il vient d’où, lui ?
« De la Creuse. Et des gens qui votent RN, j’en vois, ouais, plein…
—  Ce que tu décris dans tes chansons, le sentiment de déclassement, d’abandon, il est là, le problème, je crois, c’est ça qu’il faut combattre.
—  C’est sûr. Si on arrive devant les gens en les jugeant, avec des préjugés, ça ne marchera pas, on ne les convaincra jamais de changer. »

Il prêche un converti. J’aimais bien ses chansons, et j’aime bien le gars, maintenant.

« Nous, on vote Bardella ! »

Long, 2 juillet.

« Nous, on vote Bardella, de toute façon ! »
Je comprends pas trop, au début, d’où vient le cri, je me retourne, ben si : ce sont bien les deux filles à qui je viens filer le tract dans la rue. Je peux pas m’empêcher d’être surpris, pour le coup : deux jeunes, quoi ?, 25 ans je dirais, mais surtout gros piercings dans le nez, cheveux en crête, qui traînent les pieds sur le trottoir dans leurs fringues trop grandes et élimées, canette de bière ouverte à la main. Pas sûr qu’elles sachent trop où elles vont, vu leurs cernes sous les yeux, à cette heure matinale. Mais sûres de leur vote, en tout cas… « Peut-être que je vais en tirer deux de l’abstention », je m’étais dit machinalement, en leur filant le papier, en les croisant quelques secondes plus tôt. Mais non : si Bardella, costard-cravate, bien dégagé autour des oreilles et diction d’acteur, ramasse le vote des jeunes tendance punk qui sortent de boîte et de cuite, on est mal barrés. Au passage, c’est bien « Bardella », qu’on entend, qu’on cite, pas la candidate du coin, qu’on ne voit pas vraiment mener campagne : la photo de Le Pen et de son fringant successeur suffit. On nous l’a rapporté d’autres endroits, dans les bureaux de vote : on cherche le bulletin « Bardella »...

On est venu quelques jours faire campagne, à tracter – boîter – porte-à-porter – discuter. Et on le sent, ici entre Amiens et Abbeville, dans le Val-de-Nièvre : c’est pas gagné.
Avec des beaux moments, parfois. Un vieux monsieur, plus de 90 ans de ce que j’ai pu calculer, a mis cinq bonnes minutes à descendre ses deux étages pour nous ouvrir la porte de l’immeuble où il vit, à Amiens-Nord. Il nous refait l’histoire de son père « qui avait pris le maquis » et qui leur manquait, et lui « obligé de partir combattre en Algérie alors [qu’il] voulait pas », et « la guerre plus jamais, et l’extrême-droite non plus », il a mal au dos et se déplace lentement mais ira voter, il va « toujours voter, sinon on peut pas se plaindre, non, on n’a pas le droit de se plaindre, et l’extrême-droite, non, pas question ». Il mettra dix minutes à nouveau à remonter les étages vers chez lui, on l’accompagne.
Il me rassure, un peu, quand les deux punks m’inquiétaient.

à Condé-Folie, à L’Étoile, à Long, ou même dans les immeubles à Amiens-Nord, finalement, le discours est le même, on nous le dit : « On vous aime bien, mais désolé, on veut mettre une claque à Macron. » Ou alors, quand on va un peu plus loin, chez certains électeurs de gauche, ou qui pourrait l’être, y a l’effet de « celui-dont-on-ne-doit-pas-prononcer-le-nom » (sous peine de se prendre une volée de courriers ou de messages sur les réseaux). « La gauche, oui, mais vous êtes trop proche de (celui-dont-on-ne-doit-pas-prononcer-le-nom). »
On peut le contester, le regretter, et je le regrette, croyez-le bien, chaque fois qu’une porte se referme, d’autant que tous les témoignages des autres bénévoles vont dans le même sens, au repas du midi. Qu’on nous rapporte la même chose en Normandie, dans le Sud, où nos préfets mènent campagne aussi. C’est regrettable, et dû en grande partie à une campagne médiatique injuste, c’est certain, mais c’est ainsi : si ça fonctionne dans d’autres coins, quelque chose coince, par ici. Pas bon signe.
Pour ne rien arranger, la candidate du RN sort du bois, soudain, tracte, elle aussi, colle des affiches, avec ses soutiens. Je ne me souviens pas avoir vu, en 2017, 2022 ou jusque-là, les équipes du RN venir faire campagne sur le terrain, dans le coin. Et c’est un signe, sans doute : ils y croient, vraiment, cette fois. On les croise, le long de la Somme, leurs affiches fraîchement posées qu’on décolle nous foutent de la colle plein les doigts, mais quand même. « Bravo m’sieur ! Z’avez bien raison de faire ça ! » Une voiture avec quelques jeunes s’est arrêtée, pour nous remercier, la fenêtre ouverte…
Qu’on reparte avec un sourire, au moins.

Même si ça ne change rien : dans la bagnole du retour, je ne suis pas très optimiste. Pas tant sur la première circo de la Somme, et pas tant pour le 7 juillet, un miracle est toujours possible, que pour le pays et pour les années à venir…

Un sursaut pour un sursis

7 juillet, 23h30, Flixecourt

Beaucoup de copines et de copains ont la larme à l’œil, de joie, donc, pourtant, ce dimanche 7 juillet, au Chiffon rouge de Flixecourt.
C’est un soulagement, il faut le dire. La gauche est légèrement devant les autres blocs, et c’est une surprise, une vraie. Un exploit ? Sans doute. On doit mesurer le chemin parcouru, en si peu de temps, alors qu’elle était éclatée, dispersée, au soir des Européennes. Disons qu’on a évité la défaite, et on a trop l’habitude des défaites, à gauche, pour ne pas se réjouir, même si là la victoire ressemble plus à un match nul. C’était quand, le dernier succès ? Le référendum de 2005 ? Un autre motif, quand même, de souffler : un front républicain en France, ça fonctionne. D’autres pays en Europe ne peuvent pas en dire autant. On ne la voit pas partout, sur le Vieux continent, cette répulsion de l’extrême-droite. Ici, pour l’heure, et avec ce mode de scrutin en tout cas, ça tient encore.

Mais on ne peut pas s’en satisfaire.
Car il y a l’illusion d’optique, d’abord : même mis en minorité, le RN rassemble, comme au premier tour, plus de dix millions d’électeurs, largement plus que n’importe quel autre parti ou groupe de partis.
Dans beaucoup de coins, ses bastions communistes, même, la gauche perd du terrain, voire le scrutin. C’est vrai chez notre camarade Sébastien Jumel, qui perd son siège en Seine-Maritime. Dans le Pas-de-Calais, Roussel est balayé. D’autres circos historiques ont failli tomber.
Au fil des jours et des analyses qui s’affinent, des cartes, des études toutes plus pointues les unes que les autres, ça apparaît, de plus en plus clairement : les villes et les grandes métropoles ont voté à gauche, les campagnes, les zones péri-urbaines, la « diagonale du vide » ont voté RN. Le rapport entre le bloc de gauche et le bloc d’extrême-droite, les deux grands blocs appelés à s’affronter à l’avenir, est stupéfiant, qui dessine une France des métropoles qui choisirait plutôt (pour l’heure) la gauche, quand tout le reste pencherait, de plus en plus, vers l’extrême-droite.
Nicolas Lambert, cartographe au CNRS, et ses collègues en ont tiré des cartes frappantes (www.observablehq.com/@neocartocnrs/radiographie-politique-de-la-france). On vous en met une ici.

Et on ne compte même pas la droite, Macroniste ou LR – ce sont les mêmes – qui s’effondre mais survit, dans ce bilan. C’est que la « course de fond qui s’est transformée en sprint final » ne les concernera pas : leur idéologie, leur dogmatisme sont déjà hors-jeu.

Même les bastions, je disais, même les bastions s’effritent, se délitent. Le Nord, bien sûr, quasiment avalé, dévoré. Et dans les autres grandes terres, ça résiste, mais guère mieux, avec des pertes. Le Sud-Ouest, la vieille terre radicale socialiste, celle de Jaurès, tient tête, plus que partout ailleurs, mais est érodé, rongé, lui aussi, quand le « Midi rouge », un peu plus à l’est, a basculé, peu ou prou.

En y regardant de plus près, le constat incite encore moins à l’optimisme : les métropoles et leurs périphéries sont également grignotées, lentement mais sûrement, même si elles ont pu offrir encore de nettes victoires à ceux qui s’y présentaient. Mais le nombre de voix du RN dans les villes et ses banlieues dépasse même celui qu’il cumule dans les zones rurales.
En d’autres termes : le RN perce partout, consolide ses désormais places fortes et progresse, sensiblement, ailleurs. Partout, partout ailleurs, même là où on ne l’attendait pas.

Alors ?
Alors, cette campagne, ces trois semaines furent un sursaut, mais un sursaut pour un sursis : le pire arrive, si on ne fait rien, si on ne change rien. Car s’imaginer majoritaires dans le pays, aujourd’hui, relève d’un doux rêve, ou d’un aveuglement. La gauche ne fera jamais 51 %, ne serait-ce que 51 %, elle en restera même très loin, si elle ne parvient pas à renverser la vapeur, à parler à nouveau à ses électeurs et ses terres historiques, aux ouvriers et aux campagnes, en plus des quartiers populaires et des centres-villes.
La gauche, en tout cas, ne peut pas continuer de la sorte : à foncer vers le mur en se répétant, élection après élection, que « jusqu’ici tout va bien », ou du moins pas aussi mal qu’on l’aurait cru.

On reviendra, plus tard, dans le prochain numéro, sur ces analyses, mais pour l’heure, une question doit nous tarauder : que faire ? Qu’allons-nous faire ?

Que bâtit-on, malgré tout, sur cette mobilisation, sur cet espoir, sur cet élan – au-delà des atermoiements des partis, qu’il nous faut enjamber, ou du moins en parallèle desquels il nous faut agir ?

On a tissé des liens, discuté, parlé, imaginé la suite.
On a achevé en trois, quatre semaines ce qu’on réalise normalement en plusieurs mois.
Bien sûr, la tension va retomber, les plus belles intentions se diluer, mais on ne peut pas s’arrêter là. C’est un sursis, il faut le rappeler, qu’ont offert à la France les électeurs : rien de plus, et rien de mieux.
Il nous reste trois ans, tout au plus, pour inverser la donne.

Alors, repartons en campagne, et en campagnes.
à Fakir, nous allons reprendre notre bâton de pèlerin, à notre échelle mais aidés par d’autres, des médias, des orgas, parce que le Nouveau Front Populaire, c’est nous aussi, finalement, on ira voir, dès le prochain numéro, pourquoi et comment l’extrême-droite arrive encore à engranger des voix dans des coins où la seule demande est un peu plus de justice sociale, de services publics, de considération et d’écoute. Pourquoi la gauche n’écoute plus, n’entend plus, dans ces territoires. On donnera la parole, encore et toujours (on ne se refait toujours pas) aux invisibles, aux « oubliés ».
On essaiera, aussi, d’y porter un autre message, que le problème n’est pas l’immigré, l’autre ou je ne sais qui, je ne sais quoi, mais l’insuffisant partage des richesses, et celui qui se gave mais qu’on ne voit jamais, qui fait que le travail ne paie pas assez et qui prospère sur l’appauvrissement généralisé, du CAC40 aux conseils d’administration.
Bref, que « c’est de l’enfer des pauvres qu’est fait le paradis des riches », comme disait Victor Hugo.
Organisons-nous, partout : dans des assos, des cafés, avec nos militants, les formes et les formules émergeront forcément si on s’y tient et qu’on y tient, des idées remonteront du terrain, organisons-nous pour discuter, recréer du lien, de la joie, un espoir à gauche.

On a eu trois semaines : il nous reste trois ans.
La route est escarpée, c’est même une montagne, la tâche est immense : ramener un tiers de la population de la colère vers un espoir de justice sociale.
Mais on ne va pas s’arrêter en si bon chemin, hein ?