On passait à table, ce midi-là, avec le moral en rase-mottes.
On se l’est remonté, sans même le chercher, à coups d’exemples de gentillesse, de promesses, entre carottes râpées et solidarité.
Vélo, bouquins, kebab et raisins : voilà le chemin !
« Nan mais bon, qu’est-ce que tu veux y faire… Les Français voteront comme ça, et ce sera de pire en pire. C’est pas près de changer. »
Une atmosphère défaitiste imprégnait certains dans l’équipe ce jour-là, en mettant la table, dans le bruit des couverts en ferraille lâchés sur le bois. Et ça débattait, déjà, ça râlait, on sentait l’engueulade monter, doucement, entre les « Tu peux pas dire ça », les « On est là pour changer les choses, justement » et les « Tant pis pour eux »…
C’était un peu avant les élections européennes, c’était pas si loin : tout indiquait qu’on allait vers un raz-de-marée du RN. Et le grand vertige d’une extrême-droite au pouvoir ne nous était même pas encore tombé dessus…
Ça s’affairait en cuisine, certains commençaient à grignoter un morceau de pain debout, mais le cœur n’y était pas, avec les soucis du quotidien qui vous plombent, par-dessus tout ça. Bref : c’était pas la fête.
Au son des chaises qu’on tire, en s’asseyant pour attaquer l’entrée, on se lançait, sans s’en apercevoir, dans le grand débat du jour…
« Bah, c’est vrai que les gens sont plus tendus, plus méfiants. Et c’est pas nouveau. La société est plus stressée. Tout le monde se regarde de travers, on dirait.
— Moins solidaire, aussi, a repris Magalie : y a moins d’empathie. Dans les mails, ou même par téléphone, les gens râlent, ils nous engueulent parce qu’ils n’ont pas reçu telle commande dans les temps…
— Y a des tensions, c’est sûr. De toute façon, vu la violence de la politique, en exemple… »
Clément a opiné : « Et on ne parle même pas des réseaux sociaux ! Là, on a du mal à prendre du recul, en plus.
— C’est sûr, c’est tendu. Mais la vraie vie, c’est pas les réseaux sociaux », a soupiré le rédac’ chef. Avant de se lancer dans une tirade à laquelle il ne croyait qu’à moitié, on aurait dit, comme s’il sortait ça de manière automatique, en essayant d’attraper le plat de carottes râpées. « Y a quand même des aspirations profondes à l’entraide, à la solidarité, dans ce pays, quand on gratte un peu. Un socle sur lequel bâtir quelque chose.
— En tout cas, il faut qu’on pèse pour ça », s’est projeté Tristan, le dirlo.
Mouais…
Cyril s’est redressé, soudain, sans même avoir réussi à choper les carottes. « Mais si, souvenez-vous : l’histoire des donatrices ! Les lectrices de Fakir !
— Ah oui, ma prof de sport quand j’étais au lycée ! » s’est souvenue Pascale.
« Qu’est-ce qu’elle vient faire là, ta prof de sport ? a demandé Magalie. Et du coup, ça date de quand, cette histoire ?
— Nan, c’est juste qu’une des donatrices, c’était la prof de sport de Pascale, elles se sont retrouvées comme ça, par hasard. »
Parmi ceux qui n’étaient pas déjà là y a trois ans, personne n’y comprenait rien.
Il a fallu rembobiner le fil, leur raconter, pour se rappeler ce moment de bonheur partagé. Cyril s’y est collé.
La spirale et la main tendue
Amiens, le 9 février 2021
« C’est tellement inattendu. Je… On est le 9 du mois, et je n’ai plus que 14 euros sur mon compte. J’ai des frais médicaux ce mois-ci, pour 400 euros, je ne savais pas comment les payer. Je pourrais demander à ma mère, mais elle fait des ménages, c’est dur. Enfin, je veux pas raconter ma vie. Je… je… »
J’entendais les larmes monter, au bout du fil, chez Manon. Elles montaient aussi chez moi, du coup, mais j’essayais de pas trop le montrer, fierté masculine mal placée. Je bredouillai un truc pour donner le change. Et je finis par retomber sur mes pieds : « Mais tu sais, c’est pas tant nous que nos lectrices, hein… c’est elles qu’il faut remercier. »
Manon, je l’avais appelée pour lui annoncer la bonne nouvelle : des lectrices de Fakir, plusieurs, d’un peu partout, avaient été émues par son témoignage, si émues qu’elles voulaient l’aider. Dans le précédent numéro, on avait consacré un dossier aux difficultés des jeunes, tellement délaissés avant et pendant la période Covid. Vous vous souvenez ? On voyait ces dizaines, ces centaines de gamins et d’étudiants faisant la queue pour récupérer un colis alimentaire. En 2021, dans la France de Macron… Dans la presse étrangère, on lisait des titres du genre : « Faim en France » ! Bref, ces jeunes condamnés aux petits boulots sous-payés, à la mendicité parfois, pour vivre, on leur avait donné la parole, ouvert nos colonnes. Manon avait 26 ans, à l’époque, elle nous avait écrit. « Je viens d’une famille avec peu de moyens, et après mon bac j’ai dû faire crédit sur crédit pour payer mes études. N’ayant pas pu contracter un troisième crédit puisque je n’avais pas remboursé le deuxième qui s’élevait à 7000 €, je me suis retrouvée en grande difficulté financière et j’ai dû abandonner mes études… Impossible une nouvelle fois de trouver du boulot ou d’avoir l’espoir d’un boulot non précaire ou même juste un avenir plaisant. » Il y avait Estelle, aussi, qui avait témoigné, elle avait 22 ans, elle. Elle devait tout se payer, études, logements, frais quotidiens, sa famille ne pouvait pas l’aider. Elle trimait, animation, vente, hôtesse d’accueil, mais ça ne suffisait pas. « Je suis, pendant des mois, tombée dans une spirale atroce de devoir emprunter à la banque pour pouvoir financer mon logement ainsi que mes charges. Je n’en suis d’ailleurs toujours pas sortie. Les emprunts à la banque, c’est un tourbillon infernal… » Leur objectif de vie, à Manon, à Estelle, c’était devenu ça : juste sortir de ce « tourbillon infernal ».
Eh ben quand elles avaient lu ça, nos lectrices, elles avaient voulu les aider. On avait collecté les chèques, on les avait transmis, les avait mises en contact. C’était un moment de bonheur partagé, étonnant, émouvant. Oui, c’est vrai, ça existe…
On avait même monté le projet de les faire se rencontrer : Hélène, l’ancienne prof de sport de Pascale, qui vit vers les Alpes je crois, était même partie en voiture pour rejoindre Amiens, où Manon devait venir. Et puis bam : nouveau confinement. Tout le monde rentre à la maison. Quelle période…
***
« Tu as eu des nouvelles, de Manon ? a demandé Magalie.
— Je l’ai eue au téléphone, y a pas longtemps. Elle a eu des hauts, des bas… Ça a l’air d’aller mieux, elle m’a dit qu’elle sortait la tête de l’eau, maintenant. Mais elle me l’a dit, ça l’avait beaucoup émue, à l’époque, cet élan de solidarité. : "Le simple fait de savoir que des gens étaient touchés par nos histoires, sans même parler de nous aider financièrement, ça faisait chaud au cœur. C’était quelque chose d’incroyable, simplement de savoir ça…" »
Un silence s’était fait, autour de la table.
Le monde n’était peut-être pas si moche que ça. En tout cas, les belles histoires existent.
« Allez, on trinque : nos lecteurs sont les meilleurs !
— Nos lectrices ! » a corrigé Nicole, doigt en l’air.
On a reposé nos verres, un peu rassérénés.
« Oui mais bon, là, y avait la force de Fakir derrière, un journal, un immense groupe médiatique pour relayer tout ça, a rigolé Pascale. Mais sinon, je ne suis pas sûre que les gens soient spontanément gentils, ils s’en foutent...
— Je crois pas, a sorti Camille de sa voix grave (note à nos lecteurs qui lui donnent du « Madame » dans leurs courriers : oui, Camille est un homme) : il en faut pas beaucoup pour basculer, passer du bon côté. L’indifférence, on en vient vite à la briser. L’autre soir, j’étais à la gare, je me prends un kebab avant de prendre un train, mais je sens un regard me suivre…
— Et tu te fais agresser !, a crié Pascale.
— Mais nan, écoute un peu ! Je sens que quelqu’un s’approche, derrière moi… »
La preuve par le kebab
Bayeux, le 26 avril 2024
« Salut, désolé de te demander ça, tu pourrais me filer quelques frites ? J’ai rien mangé depuis ce matin... »
Ce qui l’intéressait, ce jeune gars à l’air un peu paumé, c’était le kebab entre mes mains. Il était tard, il faisait froid, j’avais faim. Je n’attendais que ça, de dévorer un truc chaud, gras, salé. Sur le moment, j’avoue, il m’a un peu gâché mon plaisir. « Tiens, voilà quelques frites ! », je réponds, en lui tendant une poignée. Quelques secondes plus tard, je reviens à la raison : « En fait, vas-y, prends tout, j’ai un repas chaud qui m’attend à la maison, moi. »
Le mec, gêné, insiste pour qu’on partage. J’avale quelques morceaux de viande et de frites pour lui faire plaisir, mais l’appétit s’est envolé. Le train arrive en gare, on monte ensemble. J’engage la discussion avec Jérémie.
« Tu vas où comme ça ?
— À Bayeux. Je bosse sur un chantier là-bas.
— Ah ouais, c’est là que je vais aussi. Il est où, ton chantier ?
— Près de Carrefour, on rénove des logements sociaux. C’est mon deuxième jour, je suis en intérim, j’espère qu’ils vont me garder...
— Dans le bâtiment, ils manquent de bras, non ?
— Oui, mais j’ai un parcours compliqué. J’ai pas toujours été très sérieux dans mes anciens boulots. Et depuis ma rupture, j’ai plus de logement. Ça complique encore plus les choses quand tu cherches un emploi. D’ailleurs, je pense que la boîte d’intérim en a parlé à mon patron. Ce matin, avant d’embaucher, il m’a payé le café et les croissants. C’était vraiment sympa. Il doit savoir pour ma situation.
— Sûrement, oui. Mais alors, tu dors où, la nuit ?
— J’appelle le 115 tous les soirs, mais y a jamais rien sur Caen. Du coup, je passe les trois-quarts de ma paye dans les hôtels. Ce soir, j’en ai trouvé un sur Bayeux. Cinquante balles la chambre, faut les sortir ! »
J’avais fait des recherches sur le sujet justement, quelques jours avant : on compte au moins 300 000 SDF et plus de quatre millions de mal-logés en France. Et ils ont pas toujours le visage qu’on imagine, donc. Comme Jérémie.
Je reprends mes questions.
« Mais avec la boîte d’intérim, y a pas de dispositif pour te trouver un logement ?
— Non, je crois pas. En tout cas, on m’en n’a pas parlé.
— Et les foyers de jeunes travailleurs, t’as essayé ?
— Oui, mais c’est jusqu’à trente ans. Moi, j’en ai trente-deux. Et puis j’ai un fils, je veux un endroit pour pouvoir l’accueillir en sécurité. »
C’est dingue comme ça rapproche, les enfants. De suite, je suis encore plus touché par son histoire.
« Il a quel âge, ton fils ?
— Six ans. Il vit avec sa mère depuis notre séparation. J’ai tout laissé dans notre ancien appart’, je me suis retrouvé sans rien. C’est pour lui que je m’accroche, sinon ça fait longtemps que... »
Un silence, que j’ai du mal à briser. Je me lance
« Tu verras un jour, il sera fier de toi, ton fils… »
Au bout d’un quart d’heure à papoter, on arrive à Bayeux. Jérémie m’accompagne jusqu’au parking à vélos. Au moment de se quitter, je fouille mes poches pour lui filer un billet.
— Tiens, c’est tout ce que j’ai. Pour t’aider à payer ta chambre ce soir.
— Non, mais arrête, t’as déjà fait assez...
— Si, si, prends-le, c’est vraiment pas grand-chose.
— Ça me gêne trop... Merci, merci du fond du cœur ! Franchement, ça redonne de l’espoir, les gens comme toi ! »
***
Tout le monde écoutait, religieusement. On n’est pas si loin de la mer, à Amiens, et dehors une mouette passe en gueulant (je ne connais pas le nom du cri de la mouette).
« Mais ça existera toujours, la misère. La question, c’est comment on la combat ?
— Y en a qui la soignent, a timidement glissé Maëlle, notre stagiaire, en reprenant des pâtes au pistou. J’ai interviewé un gars, l’autre jour, un aide-soignant, il faisait des kilomètres à vélo, rien que pour aller s’occuper de ses patients.
— Mouais, ça va, a lâché Tristan… Moi quand j’étais sur Paris, pendant mes études et même après, je faisais facilement 30 bornes par jour en pédalant. C’est pas si dur que ça, ce qu’il fait, ton gars.
— Non mais c’est pas le sujet, tu comprends pas ! (Nota bene : les stagiaires, ça se permet beaucoup de choses, aujourd’hui, face à la hiérarchie.) On cherche pas à savoir qui va être maillot jaune ! Le gars, il vit en Charente, il a tout lâché pour ça, pour aider les autres, et préserver la planète, et changer de vie !
— Bon ben vas-y, raconte. Et passe-moi le pain. »
La prime café
Charente, le 15 mai
« En soi, j’étais bien, à Auchan. J’y bossais depuis mes 19 ans. Enfin, j’avais un CDI de magasinier, disons c’est une chance que tout le monde n’a pas. Mais je m’y sentais prisonnier. Comme si j’avais de menottes. Et puis mon grand-père est tombé gravement malade. J’allais tout le temps à son chevet, je voyais passer les aides-soignants qui s’occupaient de lui. Et là, j’ai eu le déclic : je voulais moi aussi me rendre utile pour les autres. J’ai fait une formation de soignant, et puis ma première expérience en Ehpad, dans une unité de soins pour les troubles de l’Alzheimer. Ça, c’était dur. Le gouvernement avait annoncé une prime Covid pour les soignants, mais je ne l’ai pas touchée, j’avais trop les boules. Pourtant, j’ai écrit. Macron, Castex, je leur ai envoyé des lettres. Je ne comprenais pas pourquoi je n’étais pas reconnu… Du coup, j’ai voulu prendre l’air, partir. Fallait que je respire un peu. »
Pierre, c’est un Charentais, grand, brun, musclé, tatoué. Il nous avait écrit, voulait raconter sa vie sur la départementale 730.
« Parce que tu te déplaces uniquement à vélo chez tes patients, c’est ça ? Ça doit prendre un temps fou !
— Ouais. Je passe autant de temps sur les routes que chez mes patients. Après, c’est moi qui ai choisi ce rythme de vie. Ma compagne, Lisa, est elle aussi aide-soignante. On ne roule pas sur l’or, mais on mène notre vie à notre rythme. Ce mois-ci, ça va être un bon mois : je vais me faire 1200 € et Lisa 1000 € ! On vit simplement, c’est ça notre mantra. En fait, on vit modestement, sans gros train de vie, mais on essaie de mettre du sens dans ce qu’on fait. Au lieu de passer notre vie à courir après le temps, on a décidé de ralentir le rythme, de faire de l’humain. Peut-être que certains penseront qu’on est des lâches, qu’on fuit un système... »
Avec Pierre, je le sens : on va parler d’un sujet et zigzaguer sur d’autres. Je le remets en selle.
« Et donc tu pédales toute la journée…
— Ça fait déjà un an que je me déplace en vélo, oui ! Au début j’avais un vieux VTC tout pourri, mais je ne voulais pas m’en séparer. Je suis du genre à user mes affaires jusqu’au bout, les trous dans les chaussettes et les shorts, je m’en fiche ! Mais Lisa a organisé une cagnotte pour que je m’en achète un nouveau. Bon, c’était dur, mais j’en ai trouvé un autre d’occas’. J’ai la chance d’être en bonne santé, je ne vais pas pédaler à l’électrique ! Ça me maintient en forme vu que la grande majorité des villages que je traverse sont sur des collines.
— Mais tu roules beaucoup ?
— En février dernier, j’ai fait 1484 km ! Je compte, hein ! C’est sûr qu’il faut aménager son temps de travail. Grosso modo, je fais cinq interventions par jour, et ça me permet de passer une heure de qualité chez une personne. L’ADMR, l’aide à domicile en milieu rural, je sais qu’ils font leur possible avec l’agenda qu’on leur impose, mais c’est l’usine pour eux. Ils font un maximum de visites par jour, mais forcément, le travail derrière n’est pas le même.
— Et toi, ça donne quoi ?
— Bah, actuellement, j’ai six patients. Ça paraît peu, mais leur donner à manger pour certains, faire la toilette pour d’autres, le ménage, les courses, de discuter autour d’un café : ça prend du temps ! D’ailleurs, je dis toujours que le meilleur remède dans mon métier, c’est de boire un bon café…
— Donc t’es payé pour boire des kawas !
— Je devrais avoir des primes café, oui ! Mais c’est vrai, j’ai même pas l’impression de travailler, c’est comme si je rends service à des gens, tous les jours. Parfois, j’ai limite envie de leur dire : "Ne me payez pas, c’est bon." Depuis que je me déplace à vélo, ma perception du travail a totalement changé. Et quand mes patients me voient arriver, je vois dans leurs yeux que ça leur rappelle leur passé, leur bicyclette, eux aussi ont eu une histoire.
— Tiens, l’autre jour, je discutais avec Thierry, un aidant en colère : sa femme atteinte de la maladie de Parkinson, vit aux dépens de son mari et des infirmiers. Et il me racontait qu’on lui facture des soins de 30 minutes alors qu’ils durent à peine 15…
— Ils veulent capitaliser au max, mais c’est la société qui veut ça... On veut toujours plus, la meilleure voiture, la plus grande maison, on ne s’arrête jamais… Même devant la nature. Depuis que je me déplace à vélo, j’ai appris à observer. En tout cas, avec le vélo, je vois les gens, la vie. Quand tu es en voiture, tu passes à côté de tout, t’es carrément isolé.
— Et c’est pas trop dangereux de pédaler sur tes routes de campagne ?
— ça va, les gens sont respectueux, ils m’encouragent ! Mais bon, c’est sûr que dans notre coin, on a zéro piste cyclable. Sauf dans les zones à touristes. »
***
« Et tu crois qu’il a trouvé la recette du bonheur, ton Pierre tatoué et musclé ? Prendre le temps, son vélo, s’occuper des autres ?
— Peut-être bien non ? Tiens, je te lis le message qu’il m’a envoyé ce matin, il roulait entre Haute-Saintonge et Chepnier : "Aujourd’hui petit café entre deux patients, un gros câlin à ma petite dame de 100 ans et on refait le monde !"
— Oui, c’est bien, c’est bien… Mais tout ça, ça reste des petits gestes individuels », a ronchonné quelqu’un.
— Y a encore des institutions qui résistent. La solidarité, elle se cache parfois dans des endroits qu’on n’imagine pas, a sorti Camille en revenant s’assoir à table. Tiens, l’autre jour, j’étais à la médiathèque…
— Et la bibliothécaire t’a prêté un bouquin ? C’est un peu le principe, tu sais…
— Sois pas bête, écoute-moi : je tombe sur un vieux monsieur que j’avais déjà vu plusieurs fois, qui se met à me parler… »
Les derniers sanctuaires
Caen, le 6 mai 2024
« J’ai plus d’ordinateur chez moi, plus de tablette, même plus de smartphone. J’ai tout vendu. En fait, ben… j’ai même plus de chez moi, en ce moment... » Purée ! Je ne me serais pas douté une seconde qu’il était à la rue, René. Avec sa petite doudoune d’été style Les Républicains, sa montre dorée et ses Ray-ban autour du cou, il avait plutôt l’allure d’un retraité aisé… Je l’avais repéré, déjà : dans le grand hall de la bibliothèque municipale de Caen, il fait partie de ceux qui, chaque matin, se ruent sur le kiosque à journaux dès l’ouverture. « Je viens tous les matins pour lire la presse et me connecter à internet. Ça me permet de rester au courant de ce qui se passe autour de moi. Et puis j’organise des sorties avec des gens sur un site de rencontres amicales. Je publie des événements, et je réponds aux messages. Ça fait plus de dix ans que je suis inscrit, alors j’ai des responsabilités, vous savez ! » D’ailleurs, René prend un air sérieux, occupé, pour enchaîner les coups de téléphone dans le hall. C’est quand je lui ai demandé pourquoi il ne faisait pas tout ça depuis chez lui que les apparences ont volé en éclat. « Vous avez vu mon portable ? ». Il me montre un vieux modèle, uniquement bon pour les appels et les messages – le même que celui du rédac’ chef, à peu près. « Avant, j’avais un iPhone ! Et même un Mac ! Avec toutes mes photos, mes dossiers et mes emails ! Mais j’ai connu… Enfin, j’ai eu ce qu’on appelle un accident de la vie. C’était y a deux mois, j’ai dû quitter mon domicile. Là, je vis dans une sorte d’auberge de jeunesse qui commence à me coûter bonbon. Du coup, je dors dans ma voiture de temps en temps. Alors ça fait du bien, de pouvoir trouver refuge ici, vous comprenez ? En même temps, je l’ai un peu payée de ma poche, cette médiathèque. Je suis Caennais, je paie mes impôts. C’est un peu chez moi, ici… »
Il a raison, dans le fond. Et tout ça, le hall, ces murs, ces rayons, ces gens, tout ça s’éclaire différemment, d’un coup, en l’écoutant. C’est même un petit miracle, quand on y songe : un peu partout en France, les bibliothèques publiques accueillent tout le monde gratuitement, les lecteurs, les étudiants, les vieux et les jeunes, mais aussi les sans-abri, ceux qui ont froid, ou ceux qui n’ont rien d’autre que ce qu’ils vont trouver là, en plus des gens comme moi, de passage pour une courte recherche. Je m’arrête, du coup, jette un coup d’œil circulaire. Il est 10 heures pile, et déjà les retraités tournent autour du kiosque à journaux, les étudiants et télétravailleurs cherchent un coin tranquille pour bûcher, les sans-abris traînent entre la machine à café et les fauteuils. Mon regard s’arrête sur l’entrée, alors que plusieurs personnes comme René, mais à l’apparence nettement moins soignée, poussent la porte en verre, devant l’agent de sécurité. Est-ce qu’il ne va pas les virer, je crains, sur le coup ? Non : il reconnaît la plupart des têtes, salue les habitués, même. Et à ma grande surprise, je le vois glisser discrètement une barre de chocolat dans la main d’un clodo.
La bienveillance ne serait pas morte, donc.
À sa pause clope, je vais lui parler, du coup. Il est costaud, entre deux âges, l’air sévère. Mais dès que je lui pose une question, son regard s’adoucit, plein d’humanité.
« Le matin, le premier repaire pour les migrants et les SDF, c’est ici, il plaide, en tirant sur sa cigarette. Quand il fait beau comme aujourd’hui, on les voit pas trop, mais quand il fait froid ou qu’il pleut, ils sont plein.
— Et vous les accueillez même si c’est pas forcément le but d’une médiathèque ? Enfin, c’est bien, je veux dire…
— Oui, les employés sont sympas avec eux : ils les aident s’ils ont besoin d’un truc, ils les dirigent vers le centre social ou les associations. Ils sont humains, quoi, tout simplement…
— Et les autres personnes ?
— Il y a pas mal de gens qui viennent tous les jours pour travailler ou étudier. Y a un monsieur, depuis trois mois, il est là tous les jours, de l’ouverture à la fermeture ! Les papis aussi, ils se pointent dès l’ouverture pour lire le journal. Des fois, ils se battent même pour l’avoir ! Bon, je dois reprendre, je vous laisse. »
Je ne sais même plus pourquoi j’étais venu aujourd’hui, mais tout ça m’intrigue de plus en plus. Je m’installe à l’une des tables du rez-de-chaussée, au milieu d’une rangée d’ordinateurs. D’un air faussement distrait, j’observe le ballet humain dans le hall d’entrée : des nounous avec trois, quatre gamins qui montent à l’étage jeunesse, des handicapés qui se dirigent vers les ascenseurs, des universitaires qui attendent devant une salle de conférence, des anonymes qui viennent utiliser les ordinateurs en accès libre. C’est drôle : on croirait que chaque catégorie sociale, ou presque, s’est donné rendez-vous ici. Et contrairement au discours ambiant sur les divisions de notre société, la cohabitation s’opère presque naturellement. Comme là : un groupe de jeunes s’installent dans les fauteuils pour jouer à la console – parce qu’il y a même des consoles de jeu en accès libre ! Ils enchaînent les parties sur l’écran géant planté en plein milieu du hall.
« Excusez-moi, vous pourriez céder la place ? » Ça fait une bonne heure, au moins, qu’ils squattent la console, et une bibliothécaire tente de débloquer la queue qui se forme : deux ados accompagnés de leur grand-père attendent leur tour. Les mecs sont en pleine partie, ils vont pas vouloir lâcher la console comme ça, je me dis, craignant de voir le ton monter... Mais non : le groupe s’exécute de bonne grâce, échange quelques blagues avec le papi, puis file à l’étage, se plonger dans les bouquins. Je les suis, en rattrape un que je tire par la manche : Moustapha, vingt-deux ans, arrivé du Sénégal il y a trois mois. Avec sa barbe finement taillée et son look travaillé, il ressemble à n’importe quel autre jeune de son âge. Sauf que pour lui et ses potes demandeurs d’asile, la bibliothèque est la seule sortie accessible en dehors de leur centre d’hébergement. « Je viens souvent ici, pour aller sur internet, jouer aux jeux vidéo, regarder des films, il me raconte. Lire aussi des livres, des magazines.
— Mais qu’est-ce qui vous plaît, ici, à tes potes et toi ?
— Ben, tu vois… C’est un endroit où on se sent pas jugés. Où on se sent bien. Un peu comme à la maison. »
Redescendu dans le hall, je continue de scruter les allées et venues depuis mon poste d’observation, quand je vois entrer un groupe d’une dizaine de dames, un peu timides visiblement, certaines accompagnées de leur mari. Elles attendent près de l’entrée, sans trop bouger, devant le kiosque à journaux. Une bibliothécaire vient à leur rencontre, avec une autre dame qui les fait entrer dans une salle. Un atelier, ou quelque chose comme ça, je me dis… Tout ce beau monde ne ressortira qu’une heure plus tard, et l’animatrice file déjà vers le parking. Je cours pour la rattraper, sur le parvis, un peu essoufflé : Chantal, la cinquantaine, est prof de français. « Oui, je suis là pour l’OEPRF.
— Pardon ?
— L’OEPRF. Ça veut dire "ouvrir l’école aux parents pour la réussite des enfants". C’est un dispositif de l’Éducation nationale mis en place dans les collèges : on accueille les parents d’élève d’origine étrangère qui ne maîtrisent pas bien le français, et on leur donne des cours pour les rendre plus acteurs de la scolarité des gamins. Et ça marche ! » Décidément, les bibliothèques sont pleines de surprises…
***
À table, on attaquait le plat principal : des pâtes, avec de la crème, et quelques saucisses séparées dans une autre assiette, pour pas fâcher les végétariens.
« C’est marrant, ça, songeait Tristan, les yeux dans le vague, en se versant de la sauce à côté de l’assiette. En fait, c’est un vrai service public, ça comble un manque. Tu sais, les maisons de quartier, ou les centres sociaux, ces choses qui disparaissent, qu’on ferme un peu partout…
— Au bout de plusieurs années à les écumer, ça m’apparaît de plus en plus clair : les bibliothèques sont devenues des refuges à l’inhumanité du monde extérieur, a tenté Camille, en sortant les grands mots. Non non, vraiment ! On n’y vient plus seulement pour se cultiver ou se divertir, mais pour travailler, étudier, jouer, discuter, voir des gens, ou simplement être au chaud. Dans la médiathèque de ma ville, on peut même emprunter des instruments de musique, jeux de société, consoles de jeu, des machines à coudre ou des moules à gâteau ! Et je ne parle pas des conférences, des ateliers, des spectacles, et même du fait d’apporter des livres, des films dans les maisons de retraite alentours, que les petits vieux qui ne peuvent pas se déplacer puissent en profiter.
— Et les gens de la médiathèque, ils en pensent quoi ? Tu leur as posé la question, au moins ? », me demande le rédac’ chef, qui sentait qu’il tenait peut-être un sujet…
***
Bien sûr, que je leur ai demandé ! Je connais mon boulot !
J’ai posé la question à un employé, qui a bredouillé quelques mots, comme si on était écouté, et m’a invité à le suivre dans une sorte d’amphi à moitié rempli. Je reconnais les lieux : une semaine plus tôt, j’étais venu avec ma fille voir un spectacle, La princesse qui n’aimait pas les princes – et qui, à la fin, tombe amoureuse d’une fée. Cette fois, je me retrouve à une conférence-débat sur le peuple Guarani, en Amazonie. Le gars a dû mal comprendre ma question, c’est pas possible... Du coup je prends l’escalier, monte chercher au hasard dans les bureaux, si jamais. Je tombe sur une plaque, sur la porte : « Samuel Loviton, administrateur des bibliothèques caennaises. » Je m’incruste, et il m’accueille.
« Accueillir tout le monde, la gratuité d’accès et de consultation, ce sont deux grands principes inscrits dans la loi sur les bibliothèques et la lecture publique.
— Dans la Loi, carrément ?
— Exactement. La dimension sociale, elle fait vraiment partie de nos missions. On doit répondre aux besoins de toute la population, y compris les plus fragiles. Notre boulot, ce n’est plus seulement d’acheter des bouquins. C’est fini, l’image de la bibliothécaire à chignon, de la salle où on dit "chut" et où on entend voler les mouches. De plus en plus de bibliothèques ont évolué vers la notion de tiers-lieu, une espèce d’agora en même temps qu’un deuxième chez-soi. On reçoit une population très bigarrée par rapport à d’autres services publics…
— Mais j’imagine que ça ne se passe pas toujours très bien. J’ai regardé sur Google, tout à l’heure, en attendant : certains vous traitent de « nid à migrants »...
— Les tensions, elles sont inévitables… À notre ouverture en 2017, on a eu des moments un peu tendus avec une très forte population masculine albanaise qui privatisait l’accès aux ordinateurs, ou d’autres usagers qui venaient se laver aux toilettes, priaient au milieu de la bibliothèque... Il a fallu réguler. Dans certaines grandes villes, ça peut être difficile de faire cohabiter les familles avec enfants et les SDF – les "séjourneurs", comme on les appelle – qui sont nombreux et viennent dans un état sanitaire parfois difficile. Il faut faire de la médiation, dans les deux sens.
— Et vous parliez du bruit…
— On assume que la bibliothèque publique ne soit pas un lieu de calme absolu. Ce n’est pas une bibliothèque universitaire, ni un espace de coworking. Notre commande, c’est d’accueillir tous les publics, et les enfants, ça crie...
— C’est pour ça que vous avez mis les jeux vidéo dans le hall d’entrée ?
— C’est l’activité culturelle numéro un dans le monde, aujourd’hui, et on ne peut pas passer à côté. J’ai entendu des critiques, mais déjà, tout le monde n’a pas accès aux jeux vidéo. Et si ensuite le gamin monte à l’étage, qu’il prend un livre, là, c’est gagné. »
En France, on compte près de 16 000 bibliothèques et médiathèques publiques : presque une pour deux communes. Et tout ça, l’accès, l’offre culturelle, le travail des employés, ça ne nous coûte rien à nous, les usagers. Enfin, c’est nos impôts, certes, mais, au moins, voilà un vrai service public ! Alors que par définition, ces 16 000 bibliothèques gratuites, elles sont pas rentables – du moins pas financièrement. Comment elles tiennent, quand partout ailleurs, dans le public, pour l’école, l’hôpital, la recherche, c’est la Berezina, des services publics réduits à mendier, à composer avec des bouts de ficelles, des gares, des bureaux de poste, des antennes de la CAF, de la CPAM, qui ferment chaque année par dizaines, des prisons saturées, crèches et Ehpad débordés, nos acquis sociaux, chômage, retraite, assurance-maladie, rongés jusqu’à l’os ? C’est quoi, le secret des médiathèques, qui résistent encore et toujours ?
Samuel Loviton me tire de mes réflexions, comme s’il avait lu dans mes pensées.
« Historiquement, la place des bibliothèques, c’est quelque chose de très ancré. La dimension sociale, de bien public, ça dépasse les clivages politiques…
— Euh, c’est pas toujours le cas, non…
— Oui mais en France, la lecture publique dépend des collectivités locales, départements, communes et intercommunalités, qui gèrent les bibliothèques sur leur territoire. Ici, en tout cas, la question budgétaire ne se pose pas. On a un budget de fonctionnement confortable, pas de baisse d’effectifs, tous les départs sont remplacés, on continue à investir…
— Le budget des collectivités en baisse, les dernières coupes de Bercy sur la Culture et l’éducation, notamment, ça ne vous affecte pas du tout ?
— Bon, bien sûr, ça arrive de serrer les boulons. Les élus sont toujours d’accord pour faire des économies, oui, et on peut subir les coupes de l’état par ricochet. Mais de manière générale, il y a pour nous une sorte de sanctuarisation.
— Et les fermetures, ça arrive ?
— Non. Depuis la loi Robert de décembre 2021, il est interdit de fermer les bibliothèques départementales. Certains départements voudraient supprimer leur service de prêt, clairement, mais non : ils n’en ont pas le droit. Et puis, fermer une bibliothèque, c’est compliqué pour un élu local, à droite comme à gauche. Ça ne passe pas, en termes d’image. Dans l’imaginaire collectif, la bibliothèque et le livre restent des symboles forts. C’est un peu la colonne vertébrale de la culture sur le territoire. On ne sait pas pour combien de temps, mais jusqu’à maintenant notre travail n’est pas remis en cause.
— C’est un miracle, par les temps qui courent ! »
Voilà le secret de l’immunité des bibliothèques, en tout cas : elles portent encore un symbole puissant, celui des livres, de la culture, de l’histoire, et elles dépendent des collectivités territoriales. Qu’un élu local se risque à y toucher, il peut être puni au prochain scrutin. Quand les services publics qui dépendent de l’état sont plus fragiles : à distance, loin des gens, c’est plus facile de tailler jusqu’à l’os.
« Voilà le germe que vous craignez. »
« Loin des yeux, loin du cœur, dirait le poète Bruno Le Maire !
— Bah tant mieux en tout cas si les médiathèques passent encore sous les radars de leur voracité. Mais jusqu’à quand ?
— Ben, c’est à nous de décider, s’est redressé le rédac’ chef, soudain, entre deux crèmes au chocolat. La politique, c’est ce qu’on en fait. Tout ça ne dépend que de nous…
— Ça y est, il est parti…
— Je suis sûr d’un truc : la solidarité, l’envie de justice sociale, de partage, c’est un courant profond, une aspiration majoritaire, dans la société. Des politiques comme Macron ne le comprennent pas, ou alors ils comprennent trop bien et veulent l’étouffer. C’est même une loi naturelle, quasiment.
— Carrément !
— Mais oui ! Vous vous souvenez, le dossier qu’on avait fait avec Pablo Servigne ? Comment il expliquait que la vraie loi de la jungle, la vraie loi naturelle, c’était l’entraide, justement.
— Ah oui, je me rappelle… »
(On vous en remet ici les propos de Servigne, plus clairs que nos explications alambiquées qui se perdaient un peu dans le vide, au moment du café.)
« Depuis quelques années, en sociobiologie, il y a des découvertes formidables, sur l’entraide, ses multiples formes, chez les êtres vivants, humains compris...
Déjà en 1902, Kropotkine publie un livre extraordinaire, Mutual aid, en anglais, traduit par L’Entraide. C’est une synthèse scientifique incroyable, qui mêle plantes, animaux, humains, qui fait de l’entraide spontanée un principe du vivant, de l’évolution biologique. Prends la forêt. Quel est le récit qui domine ? Qui a cours depuis des décennies ? On nous raconte que chaque arbre joue des coudes, c’est la compétition généralisée, c’est l’arène des gladiateurs feuillus, pour accéder à la lumière, aux minéraux. En fait non, il y a plein d’entraide. Les arbres sont connectés par des champignons, les mycorhizes. Donc, déjà, il y a une entraide entre arbres et champignons : les champignons apportent à l’arbre de l’eau, des nutriments, et lui fournit des sucres aux champignons, de l’énergie. C’est une symbiose, une symbiose géniale, qui a permis d’interconnecter tous les arbres. Un auteur allemand, Peter Wohlleben, appelle ça le « Wood Wide Web ». L’entraide appelle l’entraide, c’est un des grands principes. Dans un bois, tu as de vieux arbres, immenses, qui ont leur vie derrière eux, qui ont accès au soleil, et tu as les jeunes pousses qui galèrent. Eh bien, les grands arbres transmettent des sucres aux jeunes arbres. Ce sont les allocations familiales ! Ils se transfèrent des sucres, des minéraux, entre espèces, un sapin transfère des sucres à un bouleau malade, qui galère à l’ombre. C’est la Sécurité sociale, des millions d’années avant nous !
L’entraide est un facteur d’innovation dans le vivant, dans son évolution, depuis 3,8 milliards d’années : les plus coopératifs survivent. Ça n’est pas un petit fait divers, c’est le phénomène massif. »
***
On était convaincus, finalement, tous. La motivation reprenait le dessus. La réunion d’équipe avait déjà pris une demi-heure de retard, la table était encore en bordel, mais tant pis.
Le rédac’ chef a poursuivi.
« À partir de là, la question, c’est comment on s’organise. Comment, parce que dans les temps qui courent c’est ça, comment on arrête de se regarder de travers, de se détester, de s’inventer de fausses oppositions, étrangers contre pas étrangers, chômeurs contre smicards, non mais c’est dingue !, quartiers contre campagnes, pour regarder dans la même direction, regarder ce qu’on doit affronter. Voilà : faut faire front ensemble. Comment on crée un déclic pour passer du "contre" au "avec", et lutter ensemble ? »
Il a marqué une pause.
« Y a un texte là-dessus, un passage extraordinaire dans Les Raisins de la colère, le bouquin de Steinbeck… » Il s’est levé d’un bond, a monté les marches quatre à quatre, on l’a entendu fouiller au deuxième étage, râler parce qu’il ne trouvait pas, puis il est redescendu, encore essoufflé.
« Ah, voilà, je le savais bien, je l’avais même cornée, la page. Voilà, je vous le lis. Donc c’est dans les états-Unis profonds, au moment de la Grande Dépression, au début des années 1930, des fermiers chassés de leurs terres par les grands propriétaires, obligés de fuir vers l’Ouest, pour tenter de survivre. C’est grandiose, je vous préviens… »
« Un homme, une famille chassés de leur terre ; cette vieille auto rouillée qui brimbale sur la route en direction de l’Ouest. J’ai perdu ma terre. Il a suffi d’un seul tracteur pour me prendre ma terre. Je suis seul et je suis désorienté. Et une nuit une famille campe dans un fossé et une autre famille s’amène et les tentes se dressent. Les deux hommes s’accroupissent sur leurs talons et les femmes et les enfants écoutent. Tel est le nœud. Vous qui n’aimez pas les changements et craignez les révolutions, séparez ces deux hommes accroupis ; faites-les se haïr, se craindre, se soupçonner. Voilà le germe que vous craignez. Voilà le zygote. Car le "J’ai perdu ma terre" a changé ; une cellule s’est partagée en deux et de ce partage naît la chose que vous haïssez : "Nous avons perdu notre terre." C’est là qu’est le danger, car deux hommes ne sont pas si solitaires, si désemparés qu’un seul. Et de ce premier "nous" naît une chose encore plus redoutable : "J’ai encore un peu à manger" plus "je n’ai rien". Si ce problème se résout par "Nous avons assez à manger" la chose est en route, le mouvement a une direction. Une multiplication maintenant, et cette terre, ce tracteur sont à nous. Les deux hommes accroupis dans le fossé, le petit feu, le lard qui mijote dans une marmite unique, les femmes muettes, au regard fixe ; derrière, les enfants qui écoutent de toute leur âme les mots que leurs cerveaux ne peuvent pas comprendre. La nuit tombe. Le bébé a froid. Tenez, prenez cette couverture. Elle est en laine. C’était la couverture de ma mère… prenez-la pour votre bébé. Voilà ce qu’il faut bombarder. C’est le commencement… du "Je" au "Nous". »
Passer du « Je » au « Nous » : tout ça était très théorique, discussion de tablée.
Mais deux semaines plus tard, on se lançait dans la bataille du Front populaire et tout ce qui s’en est suivi, brouillon d’une ébauche de début d’organisation, mais début de quelque chose. On passe parfois vite de la théorie aux travaux pratiques…