Quand les slogans finissent par nous rattraper, c’est qu’il est temps de réagir…
Vers la post-démocratie ?
« On n’est pas en démocratie !!!
— Ouaaaaaais !! »
Ça m’énervait.
Ça m’énervait, d’entendre ça, ce genre de slogans tout prêts, scandés, usés, dans les réunions de gauche, dans les manifs, ou juste entre potes. Comme si la démocratie était quelque chose d’immanent, d’évident. Non : la démocratie, nous avons le cadre pour, malgré tous ses défauts, nous avons des institutions, le droit de vote, d’expression. Mais la démocratie, elle s’use et se perd si on ne s’en sert pas. Si on oublie d’aller discuter, convaincre, militer. Bien sûr, c’est difficile, et mille tracts auront toujours bien du mal face aux mille voix qu’on trouve en face, CNews, BFM, le JDD, TF1, le Figaro, Valeurs actuelles, Paris Match – je ne vais pas citer les mille, mais elles y sont bien.
Bref : ça m’énervait d’entendre ça. Mais ça m’énerve de moins en moins, il faut l’avouer.
Nous avions déjà, depuis sept ans, un Parlement piétiné, aux ordres du Président, le pouvoir législatif écrasé par l’exécutif. Quel fut le premier fait d’armes de la Macronie, après les Législatives ? Faire voter en tant que députés des ministres (qui n’allaient quitter leur poste que trois mois plus tard, et encore, pas tous), suite à une basse manœuvre procédurale, pour faire réélire la macroniste Yaël Braun-Pivet à la tête de l’Assemblée. En un mot : la frontière entre pouvoirs exécutif et législatif a disparu, gommée, supprimée. Ils ne s’en cachent même plus. Montesquieu nous avait prévenus : la pente est glissante, fatale, quand la séparation des pouvoirs n’est plus respectée, dans une démocratie.
Mais se rendent-ils seulement compte, Macron et les siens, Macron et ses alliés, du mal qu’ils font au pays, à la démocratie, de la colère qu’ils génèrent, qui ne fera que grossir, jusqu’à exploser, elle qui déborde déjà ?
Deuxième acte : l’interminable cirque pour finir par dire que le NFP, arrivé en tête des Législatives, ne saurait pas gouverner. Question : en quoi est-ce le rôle d’un président de la République, censé se placer, dans la Ve République, à distance des affaires des partis, de décider si l’équipe arrivée en tête saura faire politique, décider, convaincre, user de compromis ? Il est devin, en plus de tout le reste ? Imaginez la scène, sur un terrain de foot : l’arbitre qui renvoie l’une des deux équipes aux vestiaires, sous prétexte que « désolé, je ne vous sens pas en grande forme ce soir, je vous déclare forfait, mes joueurs vont vous remplacer »… Même en dissimulant la manigance sous des semaines de « consultations », ça fait tâche.
En inventant la constitution de la Ve République, le général de Gaulle avait mis sur pied un système qui flirtait avec le gouffre. Où le Président pouvait transformer le régime en celui d’un seul homme, au vu des pouvoirs que le texte et ses failles lui conféraient. François Mitterrand appelait ça, dans un livre resté célèbre, « le coup d’état permanent ». Tout ne reposait, finalement, que sur le sens de l’état et du bien commun, de l’intérêt collectif plus que de ses intérêts propres, d’un homme. Pendant plus de trente années, jusqu’en 1995, en gros, nous aurons dansé sur cet équilibre fragile. Avec Jacques Chirac, et l’alignement du mandat présidentiel sur la durée d’une législature de l’Assemblée, l’équilibre s’est rompu. Nous serions désormais à la botte du Président, sans autre réelle perspective qu’une élection tous les cinq ans. Il n’aura pas fallu attendre longtemps pour qu’advienne, avec Macron, celui qui finit de tout piétiner, sans vergogne : même quand il dissout, même quand le peuple le désavoue, il garde le cap – le sien.
On répondra, et beaucoup ne se privent pas de le dire, c’est leur seul argument : « Il a été élu. » C’est un déni, un aveuglement, terrible. Oui, Macron a été élu, en 2017 déjà, par des gens qui ne voulaient pas de lui mais encore moins du FN, contraints et forcés par un système de la Ve République dévoyé, étriqué où, désormais, on élimine davantage qu’on ne choisit. Réélu, qui plus est, au bout d’un premier quinquennat où il aura soigneusement, méthodiquement, souvenez-vous, fait monter le RN pour s’assurer sa réélection. (Au passage, qu’on avertisse ici, humblement, les responsables politiques de tous bords qui font ce même calcul cynique et minable que Macron, du « Si je me qualifie au second tour face au RN, face à le Pen, les gens seront obligés de voter pour moi, par élimination » : ils se trompent. Ils ne gagneront probablement pas, et ne font que prolonger la crise de ce système.)
Le coup de force est institutionnel, mais aussi politique.
Car il faut en être conscient : ce n’est pas une voie démocratique saine que de décrocher le pompon une fois tous les cinq ans, puis de passer en force à coups de 49-3, à coups de matraque, et 27 éborgnés, 5 mains arrachées, 321 crânes ouverts chez les Gilets jaunes, et la retraite à 64 ans imposée, et les émeutes réprimées dans les quartiers.
Le sociologue Grégoire Chamayou évoque l’avènement du « libéralisme autoritaire » pour définir la période que nous vivons. Pourquoi nous impose-t-on, finalement, leurs politiques ? Parce que ce monde mortifère, celui du tryptique « concurrence – croissance – mondialisation », ne fait plus rêver personne : ce monde, leur monde, personne n’en veut plus. Les gens aspirent à autre chose. Nos dirigeants le savent, mais ne veulent pas lâcher le volant. C’est que si leur politique ne fonctionne pas, elle a l’immense avantage de servir leurs intérêts. Alors ils l’imposent, coûte que coûte, par la force. Comme des gosses pris sur le fait, en train de voler des bonbons chez le marchand, mais qui se gavent jusqu’au bout, jusqu’à ce qu’on les leur retire des mains. Macron et ses clones savent leur temps expiré : ils se gavent jusqu’à la dernière seconde, et ne prennent même plus la peine de mettre des gants.
Je terminais ces lignes, fin septembre, quand Bruno Retailleau, le ministre de l’Intérieur, nous expliquait que « l’État de droit, ça n’est pas intangible, ni sacré ». Belle perspective. Mais tout cela, ce déni de la démocratie, ces décisions qu’on impose par la force, tout cela ne sort pas de nulle part. Malgré son âge, Emmanuel Macron est l’héritier d’une tradition politique, ce « libéralisme autoritaire », donc, qui a grandi dans les états-Unis des années 70 avec Milton Friedman ou Friedrich Hayek. Incarné, plus tard, par Margaret Thatcher en Angleterre, dont Macron pourrait faire sienne, sans ciller, l’une des citations les plus célèbres : « Le libre choix doit s’exercer sur le marché plutôt que dans les urnes. » Sans le peuple, contre le peuple, ils servent les intérêts d’une classe, la leur. Mais contrairement à la démocratie une fois qu’on y a goûté, la force de coercition ne peut durer qu’un temps – même s’il est toujours trop long.