On voulait aller enquêter là‑bas, mais le Comité central fakirien a refusé de nous payer les billets pour le Mexique. Heureusement, le Mexique est venu à nous. Du moins, sa partie écrasée, démembrée, par nos « fleurons industriels »…
Yaourt à la sauce mexicaine
Brétigny‑sur‑Orge, 17 septembre 2023
« Faudra que je te raconte la fois où ma tête a été mise à prix, au Venezuela… »
Il m’avait sorti ça, tranquillement, en fin de soirée, accoudé au bar de notre stand, pendant la fête de l’Huma. Et, d’un coup, je le voyais d’un autre oeil, Tristan, le nouveau dirlo de Fakir, lui qui semblait si sage, si posé, à peine sorti de ses cours d’anthropologie, qu’il donnait à la fac.
« Ben tu m’étonnes, raconte, oui, ça m’intéresse !
— En gros, voilà : c’était pendant mes études d’anthropologie. Un prof m’incite à aller en Amérique du Sud, pour étudier des instruments rituels. Je m’aperçois qu’il y a au Venezuela une communauté, les Pumé, qui les utilise, et que personne n’est jamais allé voir, parce que personne ne met plus les pieds là‑bas depuis Chavez.
— Et donc tu pars là‑bas ?
— Oui, je me retrouve en Amazonie, au milieu des hautes herbes, des marécages pleins de serpents ! Je prends des bus, des bateaux, des hôtels miteux, et finalement, à San Fernando, je trouve un pasteur qui me fait traverser le Rio Arauca, et m’amène chez les Pumé. J’ai vécu trois mois avec eux…
— Mais ta tête mise à prix, alors ?
— Ben, je m’aperçois qu’ils louaient le droit de rester sur la terre où ils vivaient en travaillant gratuitement pour des gens. Je creuse : je me rends compte qu’ils se font avoir, sur tout, piquer le lait en poudre ou les tickets de nourriture du gouvernement. Qu’il y a beaucoup de trafic et de marché noir dans le coin. Et même qu’un autre pasteur, qui se battait pour eux, venait d’être assassiné. Son action, ça dérangeait les propriétaires terriens, ça gênait le trafic entre la Colombie et le Venezuela, parce que tout passait par là, les armes, la coke.
— Et t’as voulu t’en mêler ?
— J’étais naïf : je pensais que j’allais les sauver en brandissant le droit international ! Mais un jour, le pasteur qui m’avait aidé au début vient me voir, me dit qu’il est inquiet : il paraît que des gens veulent m’assassiner. Je dois partir. On ne pouvait quitter les lieux qu’en bateau, or celui du pasteur est tombé en panne quand on a voulu démarrer ! Il a fallu attendre deux semaines avant qu’un autre bateau ne passe. Pendant quinze jours, j’ai dormi chez le pasteur, mais je peux te dire que je passais la nuit avec une machette dans mon hamac… »
On en entend, parfois, des histoires sur cette Amérique lointaine, écartelée entre les mafias locales, les trafics en tous genres, les intérêts qui écrasent les gens. Mais ça reste, souvent, assez peu concret. On allait s’apercevoir que ça pouvait, aussi, être directement lié à nous, à nos pays, nos grandes sociétés, à nos « fleurons industriels »…
« Cyril, y a des Mexicains qui voudraient te voir ! »
Il était encore tôt, le lendemain matin, j’étais pas totalement réveillé, mais à la fête de l’Huma, après tout, pas étonnant d’y croiser le monde entier. Ils devaient tenir un stand près du nôtre, je me dis. Mais non : une délégation mexicaine est bel et bien là, quatre, cinq personnes, presque timides, quelques colliers traditionnels autour du cou, avec leurs traductrices – ce qui tombait bien, vu mes trois mots d’espagnol au compteur. Il y avait là Oscar Espino du congrès national indigène, Pedro Faro du centre des droits de l’Homme, et Amaydali Martínez, elle aussi du conseil national indigène. Qu’est‑ce qu’ils voulaient ? Ils ont soufflé, doucement : « On représente 48 peuples indigènes qui nous ont mandatés pour ça : raconter notre combat, comment nos communautés luttent pour leur survie. Réveiller l’Europe, lui dire ce que sont en train de faire ses multinationales, là‑bas, chez nous. »
Loin de nos latitudes, loin des yeux, loin de nos cœurs.
On leur a proposé de s’installer sur les grandes tables de la cuisine, dans les coulisses du stand, à l’écart, qu’on soit un peu peinards.
« Activités prioritaires »
« Du coup, vos communautés indigènes sont menacées, au Mexique, c’est ça ? »
En poussant les verres et les assiettes qui traînaient encore là, en sortant mon stylo, je lançais la discussion, un peu à l’aveuglette.
Oscar a pris la parole, le premier : « On est venu du Mexique, oui, pour parler à l’Europe de la situation de nos vies, de nos villages. Parce qu’il y a une guerre d’extermination menée contre nos peuples, impulsée par des capitaux mexicains et étrangers…
— C’est‑à‑dire ?
— Ils mènent là‑bas de grands projets sur l’éolien, l’énergie, l’extraction minière à ciel ouvert. Le gaz de schiste, la fracture hydraulique. Il y a trois mégaprojets qui englobent presque la totalité du territoire mexicain. Comme le "train Maya", qu’on appelle chez nous "le train de la mort" : un mégaprojet touristique de réseaux de chemin de fer sur presque 1500 km, avec de la déforestation, de la destruction d’habitats et d’expulsions de Mayas, et d’autres peuples autochtones de leurs terres. De ces trois grands projets découlent une multitude, des centaines d’autres projets industriels qui dépouillent notre pays. Parce que pour construire un barrage, il faut des routes, pouvoir déplacer les marchandises d’un endroit à l’autre, de l’électricité, du béton… Sans énergie, ils ne peuvent pas exploiter les mines. Il y a l’enjeu de l’eau, aussi. Bonafont, par exemple, c’est un projet de Danone, pour s’accaparer l’eau de la région de Puebla. »
Pourtant, Bonafont‑Danone rassurent, sur leur site, derrière de jolies couleurs pastels : la firme veut « être présente à tout moment dans le quotidien et la vie des Mexicains », pour « sensibiliser les Mexicains à l’importance de s’hydrater sainement », « contribuer à la santé et au bien‑être ». Et, quand même, « offrir une croissance rentable et durable ». On a failli avoir peur... Mais Danone n’est pas seul : Suez, Veolia, EDF, et d’autres boîtes françaises ont été ou sont encore sous le feu des critiques pour leurs actions, dans tous les sens du terme, au Mexique.
« Mais comment ça passe, auprès de la population ? Personne ne réagit ?
Oscar : Non. Parce que ces grandes entreprises, elles parlent de projets de développement, de créations d’emploi, disent qu’ils vont sortir les gens de la pauvreté… En fait elles détruisent des territoires et des biens de l’Humanité. Leurs discours sur le bien‑être et le développement n’apportent que la douleur et la mort sur nos territoires.
— Mais le gouvernement mexicain, il fait quoi ?
— L’État mexicain donne des concessions pour l’extraction minière à de grandes compagnies internationales, pour des oléoducs, des gazoducs. Des firmes du Canada, beaucoup, d’Italie, d’Espagne, de France. Tout ça, c’est permis par la réforme institutionnelle de 2012 qui a décrété les activités d’extraction des hydrocarbures d’utilité publique, et prioritaires sur les activités humaines. Ça permet plein de choses, pour les firmes : l’occupation temporaire des terres, imposer un droit de passage, l’allocation forcée, l’expropriation quand les peuples s’opposent à leur expulsion… »
Le triangle du mal
Ces témoignages, ça me rappelait, d’un coup, notre enquête à l’ONU (voir Fakir n°92), avec le bal des multinationales qui exploitent les ressources, en Afrique, en Amérique du Sud, en Asie, vautours qui dépècent des pays entiers. Et les pays occidentaux qui laissent faire, avec l’assentiment, souvent, des dirigeants en place. « Mais les populations, elles réagissent ?
Oscar : C’est difficile, parce qu’une logique militaire s’est mise en place, avec le déplacement forcé de centaines de communautés. Pour ça, ils font aussi intervenir des narcotrafiquants : la "géo‑terreur", ils appellent ça.
— Mais qu’est‑ce qu’ils viennent faire là, les narcotrafiquants ?
— L’État, les entreprises et les narcos : y a une sorte d’accord entre les trois entités. Ils militarisent nos régions, que ce soit avec l’armée ou avec la garde nationale, créée spécialement par le Président. Tous ont une participation directe dans les projets. Là où il existe une résistance, l’État et les firmes s’allient avec le crime organisé pour masquer les choses et leurs actes. Et c’est un cercle vicieux, car après ils envoient l’armée pour soi‑disant pacifier les choses, mais ils ne font que renforcer leur contrôle. Tout ça, ça a été documenté par Amnesty international. »
On a vérifié : les actes de la Garde nationale, le Train Maya et les mégaprojets, les accointances avec le chef de l’État, les assassinats des défenseurs des droits, la torture, tout cela fait l’objet de rapports épais comme le bottin de la part de l’ONG, qui évoque même une « crise des Droits humains au Mexique ».
« Et puis, il y a les affrontements entre cartels, aussi… »
C’est Pedro qui prend le relais.
« Les affrontements, avec les gens au milieu. À Frontera Comalapa, au Chiapas, certains ont disparu, des populations ont été déplacées, 3500 personnes au total. Y a une inefficacité et une complicité totale de l’État, qui laisse faire.
— Pourquoi ?
— Parce qu’entre 2006 et 2012, le gouvernement de droite, conservateur, a mené une guerre frontale contre le narcotrafic. À ce moment‑là, on comptait 200 groupes criminels. La guerre a été menée, mais du coup les membres de ces groupes ont connu une diaspora qui a enkysté les municipalités et les gouvernements locaux. Le gouvernement actuel a hérité de ça, de ce triangle du mal : le gouvernement, le crime organisé et les grandes entreprises.
Le crime organisé a infiltré l’État, mais l’État a également infiltré le crime organisé. On ne sait même plus qui est qui, qui fait quoi, en fait… »
Cuisines à l’acide
« Vous parliez de géo‑terreur : qu’est‑ce que ça signifie ?
Oscar : Des assassinats, des rapts, des gens démembrés ensuite…
Pedro : Deux compagnons du Centre des droits de l’Homme ont été séquestrés. Il a fallu l’intervention de l’Église pour qu’on récupère nos compagnons. Le gouvernement ? Il n’a rien fait. Dans certaines régions, le crime organisé exploite des mines entières. Ricardo Lagunes, un avocat des droits de l’Homme, et Antonio Diaz, un leader indigène, qui se battaient pour la communauté d’Aquila, contre la société minière Ternium, ont disparu au début de l’année. On n’a pas de nouvelles d’eux depuis. »
Ternium, c’est une compagnie minière italo‑argentine qui prévoit de raser 2000 hectares de forêt tropicale dans l’État de Michoacán, pour extraire du minerai de fer. Pedro poursuit : « D’autres défenseurs des communautés ont été arrêtés, torturés, assassinés. D’autres communautés, à Santa María Ostula, avaient choisi des méthodes d’autodéfense face au crime organisé et aux entreprises. Leurs leaders ont été assassinés. Dans certains endroits où sont censés s’installer de grands projets, on a localisé des centres d’extermination. Tu sais comment le crime organisé les appelle ? Des "cuisines". Parce que les gens y sont démembrés ou dilués dans l’acide. »
Comment lutter, là‑bas, contre ces exactions ?
« En fait, la lutte fonctionne quand elle devient visible, assure Amaydali. Quand c’est le cas, on arrive à lancer des procédures sur l’impact environnemental, sur le manque de consultation des populations. À mener des batailles juridiques sur l’utilisation de l’eau, car c’est vital pour nous. On crée des médias communautaires. On a aussi des mécanismes de défense culturels : on sacralise un lieu. On bloque des routes. En la matière, on a trente ans d’expérience… Il faut aussi que les communautés autochtones se regroupent, elles sont plus fortes ensemble. C’est indispensable pour résister. Il en va de la vie de toutes choses, de tout ce qui peuple le territoire, de nos vies elles‑mêmes. »
Et comment lutter, ici ?
Comment se battre contre les agissements de nos propres firmes ?
Face à ces exigences, humaines, morales, que fait‑on ?
On négocie et on signe, à tour de bras, des accords de libre‑échange entre l’Europe et le Mexique.
On ouvre la porte, davantage encore, à la pénétration de nos entreprises là‑bas, chez les peuples autochtones.
Comme si c’était l’urgence, l’urgence humaine, morale, écologique…
La lumière viendra des femmes ?
Et les femmes, dans tout ça ? On entendait beaucoup parler de leaders ou de militants masculins, pas des femmes. J’ai un peu poussé Amaydali, qu’elle prenne la parole. « Culturellement, au Mexique, c’est plus difficile pour les femmes de participer aux questions politiques ou de territoire. Mais depuis quelque temps, on voit apparaître des organisations de femmes. Elles aussi s’organisent pour être entendues, s’opposer à ces grands projets. On organise, aussi, une veille sur le territoire, mais pas seulement : on monte des ateliers de formation, et on les incite à prendre des postes, à faire valoir nos droits face à la violence envers les femmes, également, parce que certaines subissent des agressions chez elles. Je viens d’une communauté qui se bat contre une concession minière. Avant, les femmes ne participaient pas au processus. Mais peu à peu, elles assument des postes de responsabilité. L’expérience nous a montré qu’on pouvait réussir à faire échouer la concession : la société canadienne qui exploitait est partie, et notre organisation a occupé les machines. Les femmes les premières. »