Une victoire dans les têtes

par François Ruffin 13/01/2011 paru dans le Fakir n°(48 ) décembre - janvier 2011

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« Le déficit, c’est de votre faute ! A cause de vos maternités, vos services publics ! » Voilà le discours que nous tenait, en substance, Nicolas Sarkozy lors de ses vœux. C’est le contraire : « Le déficit, c’est de sa faute ! » Et de leur faute. Fakir consacre son dernier dossier à ça, à « Comment ils ont ruiné la France ». Pas vraiment en augmentant les dépenses. Surtout en diminuant ses recettes. Depuis les années 80, la décennie de « l’impophobie ».
Mais justement, dans le journal, on n’avait pas la place pour causer de ce grand basculement. Le voilà donc en cadeau…

Du « faire payer les riches » de 1981 au « trop d’impôt, pas d’impôt » de 1984 : jusque-là, c’était (presque) la droite qui, fiscalement, penchait un peu à gauche. Mais au milieu des années 80, voilà la gauche qui vire à droite. En trois ans, à peine, l’histoire des idées fiscales a basculé. Sous quelles forces ?

« Je crois que la justice et le rééquilibrage de la société passe par une fiscalité qui frappe assez lourdement les très grosses fortunes. »
Qui déclarait ça, à l’automne 1976 ? Un dirigeant de la CGT ? Ou du Parti Socialiste ? Non, c’était Michel Poniatowski, alors ministre de l’Intérieur du gouvernement Barre, et pas franchement gauchiste.
C’est que, dans les années 70, les impôts progressifs ont le vent en poupe. En France, les hauts revenus sont imposés jusqu’à 63 %. Et l’histoire semble pousser dans ce sens : Valéry Giscard d’Estaing décide de taxer les plus-values. La gauche milite pour une imposition, sévère, des patrimoines. Le directeur de L’Express, Jean-Jacques Servan Schreiber considère « comme un objectif de première importance, sinon même le premier de tous, l’abolition de la transmission héréditaire de la propriété des moyens de production. »
C’est le Progrès – autant technologique que démocratique – qui voudrait ça, songe-t-on alors : que le mérite l’emporte sur la filiation. Que les mesures fiscales servent la justice sociale.
Animé par ce souffle, en 1981, le gouvernement de Pierre Mauroy se met à l’ouvrage, avec un « prélèvement exceptionnel sur les bénéfices des entreprises », « sur les banques », « sur les sociétés d’intérim », un alourdissement « des droits de succession », « des taxes sur les bateaux de plaisance », « de la TVA sur la catégorie 4 étoiles de luxe », un relèvement de 63 à 65 % de « la tranche marginale de l’impôt sur le revenu », et bien sûr la création de « l’impôt sur les grandes fortunes ».

Pour « faire payer les riches », au moins un peu, tous ces chantiers sont ouverts.

Mais trois ans plus tard, à peine, voilà que François Mitterrand « change de doctrine », dixit Le Figaro : « Trop d’impôt, pas d’impôt », décrète-il en direct sur TF1 (15/09/83). Et il annonce, pour 1985, « la plus forte baisse des impositions fiscales depuis la guerre. Pour l’impôt sur le revenu, martèle-t-il, ce sera la plus forte baisse des impositions fiscales depuis la Libération » - avec, en contrepartie, des réductions de budget dans l’Education et la Défense (14/07/84).
Que s’est-il passé, alors, durant ces trois années ?
Pourquoi ce virage à 180° ?

Le vent de l’Atlantique

Présentatrice du journal de TF1, Claire Chazal porte aujourd’hui le micro à Liliane Bettencourt. En 1984, alors rédactrice au quotidien patronal Les Echos, elle vantait « la révolution fiscale américaine ».

C’est qu’aux Etats-Unis, le gentil Ronnie avait fait passer, presque d’un coup, le taux maximal d’imposition sur le revenu de 75 à 50% - puis à 28 %. Là-bas, la modernité était en marche : restait à l’ « importer », comme nous y invitait la journaliste. Elle n’était pas seule.
« La courbe de Laffer » – qui postule, en gros, que « trop d’impôts tue l’impôt » – est publiée, dès 1980, dans la revue Problèmes économiques (23/04/80). Paul Fabra, alors éditorialiste au Monde – désormais aux Echos – s’en prenait au « dogme de la progressivité de l’impôt » et promouvait un « impôt sur le revenu à taux unique » (13/07/82).

Quand des économistes proposaient, carrément, dans Le Monde, la suppression de l’impôt sur le revenu ! Une pensée jusqu’alors impensable. Bref, le libéralisme remplissait les journaux, à l’assaut des esprits…
Les socialistes sont ainsi arrivés au pouvoir à contretemps de l’histoire. Comme la queue d’une comète idéologique, qui brille encore alors que l’astre est passé. Dans cette première moitié des années 80, Keynes est mort. Les rêves d’autogestion aussi. La protection sociale est repeinte en gris et devient des « prélèvements obligatoires ». D’Outre-Atlantique souffle le vent nouveau, qui nous apporte les noms de Friedman, Hayek, Reagan. Tandis que le gros Mauroy, ce gros quinquin, gros ringard, avec ses grosses lunettes, voyait sa « super-fiscalité en accusation au Sénat » : « Ils parlent de justice sociale, ils font du matraquage fiscal », hurle Le Figaro (29/09/81), qui délivre à la France – sans chipoter – « le record mondial de la pression fiscale » (20/10/81).

Le benchmarking fiscal

« Record mondial de la pression fiscale » d’après les uns, « médaille d’argent » derrière la Suède pour d’autres, « au sixième rang des pays de l’OCDE, dépassée seulement par la Suède, la Norvège, le Danemark, la Belgique et les Pays-Bas », qu’importe les résultats de ces classements : compte surtout que, désormais, ces classements existent.
« La France reste parmi les champions des prélèvements obligatoires », titre Libération (12/10/88). « Selon l’Insee, la France présente l’un des taux de prélèvements obligatoires les plus lourds » (Les Echos, 10/07/87).
C’est nouveau, alors, ce « benchmarking ». Jamais, dans les années 70, l’OCDE – ou l’INSEE – n’ont publié une étude du genre : « En Angleterre, les plus hauts revenus du travail sont taxés jusqu’à 83 %. Les plus hauts revenus du capital, jusqu’à 98 %. En France, l’imposition ne s’élève indifféremment que jusqu’à 63 % : il existe donc une large marge de manœuvre. »
Aucun article aperçu en ce sens dans les archives.

Mais voilà que, sous Margaret Thatcher, la Grande-Bretagne fait sa mue libérale, et qu’il faut soudain nous comparer : « Par rapport à nos 45,5% de prélèvements obligatoires, relève Patrick de Fréminet, directeur de la banque Paribas dans Le Monde, le Royaume-Uni est à 38,5%, soit 15,38% en dessous de nous ; les Etats-Unis à 29 %, soit 36,26 % en dessous. »
De ces comparaisons internationales, l’auteur tire une règle générale : « il nous faut nous rapprocher de nos partenaires », et pour cela, évidemment, c’est le titre de sa tribune : « Diminuer les impôts et les taxes ».
Sans quoi, « cela ne peut qu’affecter la compétitivité de nos entreprises » (3/03/87).
On connaît ce refrain par cœur, depuis. Il est inauguré alors.

Ces comparaisons internationales ne naissent pas par hasard, mais aussi d’une concurrence – sociale, fiscale – qui se renforce d’un round du GATT à l’autre, après la signature de l’Acte Unique Européen, avec des économies désormais ouvertes. Vingt-cinq ans plus tard, cette donnée centrale, la libre circulation des biens, n’a pas changé – et la donne non plus. Qu’on impose les industries pour la taxe carbone, au même titre que les particuliers, et Christine Lagarde prévient : « J’ai le souci de la compétitivité de ces entreprises et il n’est pas question de taxer à tout-va » (Les Echos, 5/01/10).
La victoire dans les têtes disposait ainsi d’un fondement matériel, bien réel.

(exclusivité édition électronique)

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