Carnet de bord : l’esprit d’ascenseur

par François Ruffin 30/05/2018 paru dans le Fakir n°(83) Date de parution : novembre décembre 2017

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Les « lobbies de la finance » feraient pression, de l’extérieur, sur nos gouvernants ? Non, c’est de l’intérieur, et de leur plein gré, qu’ils en sont les complices quotidiens.
La preuve par Moscovici.

Et merde. J’ai l’esprit d’ascenseur.
Je sors de mon entretien avec Nicolas Demorand, sur France Inter, je me suis débrouillé il me semble, j’ai passé le message que je souhaitais, « Paradise papers : les politiques complices », mais là, à la Maison de la Radio, en reprenant l’ascenseur, me vient la réplique qui tue.
Trop tard. Et zut.
Nicolas Demorand :
« Il y a un chemin contre l’évasion fiscale ? Parce que, effectivement, c’est Pierre Moscovici qui disait hier que ‘‘le monde opaque de l’évasion fiscale apparaît soudain au grand jour’’, c’est le ‘‘soudain’’ qui a été souligné...
— Je pense que maintenant, il faut détourner le regard des entreprises vers le politique. Pourquoi ? Parce que Whirlpool va déjà chercher le coût du travail le moins cher en Pologne, pourquoi on serait surpris qu’ils fassent tous les montages financiers, aussi, pour ne pas payer d’impôts ? Glencore, on l’a vu dans le Cash Investigation, remarquable, d’élise Lucet, ils n’ont aucun complexe à polluer les terres, les rivières des paysans africains, pourquoi ils en auraient à défiscaliser ?
Désormais, ce qu’il faut mettre en lumière, c’est la complicité du monde politique avec les dirigeants économiques. Pierre Moscovici en est une illustration.
Qu’il feigne de découvrir ça, ou qu’il dise :
‘‘C’est super, il va y avoir une pression de l’opinion, on va pouvoir mettre des mesures en oeuvre’’, ça n’est pas vrai. Ils en sont aujourd’hui les complices, au moins par leur inaction dans la durée.
— C’est légal, François Ruffin... »,
m’a relancé Demorand.
Et j’ai répondu à sa question.
Du coup, j’ai oublié le truc que j’avais sur le bout de l’esprit.
Ça me revient là, dans l’ascenseur.
Car Moscovici, c’est le Cercle de l’Industrie.

[**Moscovici a vice-présidé*], durant des années, jusqu’en 2012, le Cercle de l’Industrie.
Kézako ?
Un lobby. Un lobby patronal.
Qui, je recopie leur site, « rassemble 40 grandes entreprises françaises »  : Total, L’Oréal, Lafarge-Holcim, Dassault, Sanofi, etc.
« Créé en 1993, le Cercle de l’Industrie est un lieu de dialogue et d’échanges destiné aux grandes entreprises industrielles... Il se distingue par sa spécificité industrielle, son engagement pour la construction européenne et son bipartisme politique... »
Une fois quittée la vice-présidence du Cercle, Pierre Moscovici le fréquente toujours, mais comme invité. En tant que ministre de l’économie (le 10 juin 2013), puis comme Commissaire européen aux affaires économiques et financières (8 juillet 2015, 1er juin 2017).

Comment est né ce lobby ? À l’initiative de Dominique Strauss-Kahn, alors ministre de l’Industrie, comme le narrent Véronique Le Bihon et Vincent Giret dans Les Vies cachées de DSK :

Ce petit matin de février 1993, tout le CAC 40 défile en haut des Champs-élysées. De leurs voitures avec chauffeur, descendent Lindsay Owen‑Jones (PDG de L’Oréal), Didier Pineau‑Valencienne (Schneider), Vincent Bolloré, Jean Gandois (Pechiney), Louis Schweitzer (Renault), Jean-René Fourtou (Rhône-Poulenc), Bertrand Collomb (Lafarge), François Michelin, Francis Mer (Usinor), Guy Dejouany (Compagnie générale des Eaux), Serge Tchuruk (Total)…
À l’appel de leur ministre, Dominique Strauss‑Kahn, trente‑cinq patrons se rendent au siège de Publicis. Et à sa demande, encore, ils acceptent de verser 200 000 francs chacun pour son futur “Cercle de l’industrie”.
C’est que DSK le sait, déjà : les carottes sont cuites. Le Parti socialiste sera balayé aux prochaines législatives. Mieux vaut préparer son reclassement, dès maintenant. « Ministre délégué à l’Industrie et au Commerce extérieur », (…) il a bien rempli son carnet d’adresses, des amitiés sont nées, et une idée : défendre les intérêts des industriels à Bruxelles.

Pour bâtir l’Europe sociale, voilà qui paraît urgent à Dominique Strauss-Kahn : créer un nouveau cénacle patronal... « Il est sûr que son travail au Cercle a contribué à asseoir sa popularité parmi les patrons », témoigne Bertrand Collomb, le boss des ciments Lafarge.
Il fallait bien, plaidera-t-il ensuite, « connaître la vie des entreprises »

« Populaire parmi les patrons », il sera ainsi, logiquement, nommé ministre de l’Économie et des Finances du gouvernement Jospin en 1997. Tout comme le « populaire » Jacques Delors le fut du gouvernement Mauroy. Tout comme le « populaire » Moscovici le sera du gouvernement Ayrault. Tout comme le « populaire » Macron du gouvernement Valls. Les patrons choisissent ainsi leurs propres ministres. Parmi leurs lobbyistes...

[**« Comment Moscovici veut en finir avec l’évasion fiscale. »*]
C’est BFM qui annonce ça, et sans ironie.
Et de résumer : « Le commissaire européen aux Affaires économiques a d’abord rappelé son souhait d’établir une ‘‘liste noire des paradis fiscaux’’, une proposition que Bruxelles doit examiner ‘‘dans un mois’’. ‘‘Il faut des sanctions’’, a-t-il martelé, appelant à ‘‘frapper au portefeuille’’ les entreprises et les pays encourageant ce genre de pratiques. »
C’est rigolo, non ?
Car quelles multinationales sont prises les doigts dans le pot de confiture ?

Total (aux Bermudes) : membre du Cercle de l’Industrie. Dassault (aux Bermudes, à l’Ile de Man) : membre du Cercle de l’Industrie.
Lafarge (en Syrie, avec Daesh) : membre du Cercle de l’Industrie. Vous lui faites confiance, vraiment, pour faire la chasse à ses copains ?
Pour les traquer financièrement ? Pour leur envoyer Europol aux fesses ?
Et sous la houlette de qui ? Du président de la Commission Jean-Claude Juncker... qui fut, durant dix-huit ans, de 1995 à 2013,
Premier ministre du Luxembourg ! Ce paradis fiscal, interne à l’Europe qui héberge la lessiveuse Clearstream. Et l’on compte sur ça, pour défendre les peuples contre la Finance ?
C’est Al Capone qui se ferait juge d’instruction au parquet financier !

[**Tout ça prend néanmoins un nouvel éclairage*] quand on sait que le jeudi 20 juillet, Édouard Philippe se rendait en catimini sur le site Sanofi de Vitry.
Il n’avait prévenu ni les salariés ni les Français, ni les médias ni les syndicats.
Sur place, il était accueilli par le PDG, Serge Weinberg. à l’initiative de qui, pour mémoire, se déroulait cette visite, discrète sinon secrète ? Du Cercle de l’Industrie. Interrogé sur la Dépakine, les 14 000 victimes probables, les milliers de postes de chercheurs supprimés, que répondait Édouard Philippe
à l’Assemblée ? « On ne doit pas dénigrer une grande entreprise française. » Toujours à propos de Sanofi, Christophe Castaner, porte-parole du gouvernement, avait déjà énoncé : « Il ne faut pas critiquer une entreprise qui réussit. »
Tout est dit.
C’est théorisé, presque.
Posé comme un dogme.
Et ne parlons même plus de « lobby », comme si la pression s’exerçait de l’extérieur sur nos gouvernants. C’est de l’intérieur, et sans pression, de leur plein gré, qu’ils en sont les complices quotidiens. Les dirigeants politiques et économiques ont fusionné. Ils ne forment
désormais qu’une seule et même caste.

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