« L’essentiel est invisible pour les yeux »

par François Ruffin 17/09/2018 paru dans le Fakir n°(86) Date de parution : Septembre - octobre 2018

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« Ce que j’ai surtout ressenti, moi, hier, c’est la solitude. Han ! C’est terrifiant, cette solitude... »

Elle en était émue, Julie, au self de l’Assemblée.
La veille, avec toute l’équipe, on s’était rendus à l’hôpital Pierre Janet, au Havre. C’était un peu notre classe verte de fin d’année, dans un genre particulier. J’ai assuré la visite aux médias…

« Ce service d’urgence, il est prévu pour cinq personnes, et là, en ce moment, il y a quinze patients. Du coup, là, vous êtes dans le hall, vous voyez, dans le couloir qui mène aux chambres d’isolement, et pourtant un lit est installé ici, enfin bon, c’est même pas un lit, ce sont des fauteuils avec un matelas posé dessus... Dans la pièce à côté, on ne peut pas y aller parce que les patients sont énervés, mais en théorie c’est la salle télé, sauf qu’ils ont posé un lit aussi. Et vous voyez la petite table, là, eh bien, ils doivent manger à huit autour ! Sinon, les malades posent leur assiette sur les genoux... La salle de soins, on va y jeter un coup d’œil, en fait, c’est devenu un débarras pour les habits des patients. Vous voyez, les sacs s’entassent, ça veut dire que les infirmiers peinent à accéder aux ordinateurs, mais surtout, ça veut dire quoi ? Ça veut dire qu’un malade qui veut un caleçon, eh bien, il doit demander, se faire ouvrir la porte, ça mobilise un soignant, mais surtout bonjour l’autonomie ! »

Pour les caméras, micros et stylos, je fais un numéro de camelot : « Venez les voir, mes murs jaunis ! Et mon lino décollé ! Et mes chambres surpeuplées ! Allez-y, servez-vous, c’est gratuit ! »
C’est le rôle à jouer pour la journée.
Ça se prend, vous savez, l’habitude de faire ouvrir, par la force d’une écharpe (et surtout d’une grève), les portes d’un lieu d’habitude fermé. D’en offrir l’accès aux journalistes, et donc un peu à l’opinion. Toutes les institutions ont besoin de ça, je crois, d’yeux extérieurs, qui les interrogent, qui les remettent en cause.
Mais mes yeux à moi se sont habitués : voient-ils encore ? Je récite mon couplet, presque à l’aveugle, sur la « psychiatrie de la misère, misère de la psychiatrie ».
On passe dans un nouveau pavillon, Caravelle, je crois.
Les infirmiers veulent encore me montrer.
Et à mon tour je montre aux reporters.
Qui vont, on l’espère, montrer au public.
Mais en moi, lentement, discrètement, monte un malaise. Vous savez, c’est pareil pour les prisons, c’est pareil pour les banlieues, à chaque reportage, on montre les fenêtres cassées, ou les trous dans les cloisons, ou les rats qui pullulent, et certes, certes, c’est important, ces bâtiments, la dignité bafouée par l’habitat, mais est-ce qu’on ne passe pas à côté de l’essentiel ? Est-ce que je ne participe pas à une erreur commune, ici, aujourd’hui, en montrant, en montrant toujours, ces murs, ces lits, ces chambres ? Est-ce que je ne dois pas, moi, accéder, faire accéder, à un au-delà, un au-delà de l’image, un au-delà de la matière ? Merde, on est en psychiatrie à la fin, en « psy », c’est-à-dire dans l’esprit, en plein dans le mystère de l’homme, et on va en rester à des murs, à des lits, à des chambres ?

C’est le renard qui le dit au Petit prince : « On ne voit bien qu’avec le cœur, l’essentiel est invisible pour les yeux. »
Et ça devrait valoir, aussi, je trouve, pour les journalistes.
Et même pour les politiques.
Rendre son cœur disponible.
Alors, allez, je tâtonne, je m’aventure vers les âmes, et on verra bien si la presse suit, derrière :

« Il y a tout ça, qu’on voit, mais je voudrais insister sur l’essentiel, qu’on ne voit pas. C’est une des ‘‘perchés’’ sur le toit de l’établissement, Jennyfer, qui, tout à l’heure, me raconte qu’un gamin a subi des sévices sexuels. Il arrive ici, traumatisé, et l’infirmière qui l’accueille ne peut pas lui offrir une chambre seule. Le gosse panique, il ne peut pas passer la nuit à côté d’un homme. L’infirmière va voir sa direction, c’est comme ça et pas autrement. Et du coup, le gamin n’a pas fermé l’œil de la nuit, angoissé, alors que l’hôpital devrait l’apaiser. Et la soignante a pleuré en retournant chez elle, parce qu’elle n’avait pas apporté le réconfort, la sécurité à cet enfant.
Un autre jeune, c’est Lionel qui me racontait ça, ils avaient un tournoi de foot dans un autre HP, à Amiens justement. Et cet ado-là, il ne vit que pour le ballon, c’est sa passion, c’est le seul moment où il existe, où il se sent bien. Eh bien, à cause d’une histoire d’hébergement, encore, ils n’ont pas pu l’emmener.
Plus largement, j’en causais avec un infirmier : il n’y a plus d’activités, ici, quasiment, dans les pavillons, plus de pâte à crêpes, plus de céramique, plus de basket-ball. Il n’y a plus de temps pour ça, c’est-à-dire plus de temps pour l’essentiel. Pourquoi ? Parce que c’est en faisant des choses ensemble, côte à côte, qu’on tisse du lien. Ça marche mieux, souvent, que de se retrouver face à face : ‘‘Alors, parlez-moi de votre enfance ?’’
Les patients sont laissés à l’abandon, ils sont gardiennés, lavés, alimentés, médicamentés, mais guère plus, et pour beaucoup ils subissent une régression. Mais c’est toute la psychiatrie, en fait, qui subit une régression. Lionel, toujours, me racontait comment, quand il est arrivé, l’hôpital Pierre-Janet était à l’avant-garde, on avait installé l’HP dans la ville, ils devaient éviter les serrures, ne pas enfermer, alors que les infirmiers, comme les matons, ont toujours un trousseau de clés sur eux. On les invitait même à ne pas revêtir la blouse, pour ne pas se séparer des malades. Et quand l’un d’eux piquait une crise, on l’emmenait à la mer... C’est sans doute une description idyllique, nostalgique, mais voilà quel était le sens. Le sens de leur travail. Le sens de l’histoire en psychiatrie.
Aujourd’hui, on parle de moyens, mais il faut également parler des fins. Quelle est la finalité poursuivie ? C’est le néant. Juste mettre les malades mentaux dans un coin. Et je vais vous dire, à mon avis, au-delà des lits, des murs, des chambres, c’est ce vide de sens, qu’ils ne savent pas dire, que je ne sais pas dire non plus, mais c’est ce vide de sens qui est le plus cruellement ressenti par les soignants. Et même, ça vaut peut-être pour toute la société, ce vide de sens engendre une souffrance, souterraine, latente. »

Bon.
Je n’ai pas retrouvé grand-chose de mon envolée dans la presse du lendemain...
Le lendemain, en revanche, Julie se confiait au self de l’Assemblée : « Ce que j’ai surtout ressenti, moi, hier, c’est la solitude. Han ! C’est terrifiant, cette solitude... »
Punaise, c’était le truc le plus juste à dire.
Voilà.
En une phrase.
Cette solitude, oui, déchirante.
Cette solitude qui transpire.
Les malades, comme enfermés dans des cages de verre, chacun la sienne.
Les soignants aussi, si ça se trouve, à force de courir courir courir.
Et nous et nous et nous ? Notre humaine condition ? Naître seul, vivre seul, mourir seul ?
Quel est le bien le plus précieux, alors, dans la vie, dans la société ? C’est le lien. Le lien à l’autre, ces fissures, ces ouvertures dans la cage de verre, oh mes semblables ! Oh vous frères humains ! Mais ce lien qui ne se compte pas dans le PIB, qui ne se voit pas à la télé...

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