La Révolution par l’amour

par L’équipe de Fakir 16/12/2016 paru dans le Fakir n°(77) septembre-octobre 2016

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À l’université d’été du NPA, les militants me gonflaient un peu avec leur doxa, « anticapitalisme… grève générale… perspectives révolutionnaires… ».
J’aurais préféré l’Évangile selon Spartacus.

«  Ce qui nous sépare, avec Ruffin , c’est que lui désire aménager le système, quand
nous voulons le détruire…
 »
Je suis à l’université d’été du NPA, et le micro circule dans la salle. « Dans une perspective vraiment révolutionnaire, il n’y a pas de compromis possible avec le capital… » Les interventions se succèdent et me délivrent des leçons de pureté marxiste. « L’anticapitalisme, c’est le fondement de la lutte des classes, et ça, dans votre propos, vous semblez l’oublier. » Les orateurs semblent en pilote automatique, récitent leurs tracts, avec une langue usée, figée, qui me fatigue. « L’arme du prolétariat, c’est la grève générale… » De mon côté, je m’absente à moi-même, distrait, attendre que ça passe, comme un orage, comme les messes de mon enfance (et au son des cloches, le « Allez dans la paix du Christ ! » à peine prononcé, je sortais
en flèche de l’église pour ne pas rater Téléfoot).
Mon esprit vagabonde.

Ça me fait penser, ce débat fastidieux, à un autocollant, aperçu dans mon quartier.
Déjà, le mot d’ordre de « grève générale » me saoule, comme une incantation entonnée par les fidèles de la Cause. Mais là, apposé sur le parcmètre, un sticker poussait le bouchon maximaliste toujours plus loin :
«  Grève générale et définitive. » Nous voilà tranquilles, et pour l’éternité.

Ça me fait penser à un bouquin avalé cet été, dans mon orgie livresque : Le Sucre, le roman de Georges Conchon sur la spéculation, adapté à l’écran avec Depardieu et Carmet. À un moment, le narrateur conseille le futur réalisateur sur le ton à adopter : « Pas dénoncer non plus. Le genre : “Attention, je vais vous faire toucher du doigt la pourriture capitaliste !”, vous savez que ça ne prend plus. On en a trop vu. Blasés ! »

Ça me fait penser, surtout, ce ton vindicatif de procureur, à Spartacus, que je viens d’achever. Je m’attendais, vous savez, à un révolutionnaire en acier, à un guerrier de la Justice, à un genre de super-héros. Mais c’est toute la surprise, toute la beauté, toute l’émotion du récit d’Howard Fast. Le romancier américain imagine l’inverse : un Spartacus d’amour. Un Spartacus aimé, aimant, qui engendre la révolution par l’amour.

Le voilà esclave parmi les esclaves, d’abord, dans les mines de Nubie, arrachant le marbre, grattant l’or, dans la poussière, le soleil, souffrant de soif, de faim, du fouet :

Ils ont perdu le goût ou le besoin d’être humains. Il n’y a qu’à les voir ! Le cœur de Spartacus qui, avec les années, a fini par acquérir une dureté de pierre se serre sous l’empire de la crainte et de l’horreur. Les sources de pitié qu’il croyait taries en
lui reprennent vie et son corps desséché est encore capable de verser des larmes. Spartacus les dévisage et cherche à trouver chez eux les traits de sa race, de la race humaine, car un esclave n’a pas de caractéristiques plus précises. « Qu’ils parlent, se dit-il, qu’ils se parlent. » Mais ils n’échangent pas une parole. Ils sont silencieux comme la mort. «  Qu’ils se sourient, alors. » Mais aucun d’eux ne sourit. Et Spartacus comprend. « D’ici peu de temps, moi aussi je serai indifférent  », se dit-il. Et cela, c’est plus effrayant que tout.

Le voilà maintenant gladiateur à Capoue, aimant une femme, sa femme, Varinia, aimé d’elle, et une étrange ambiance s’installe, depuis son arrivée, dans cette «  école des armes  » :

Il obligeait les hommes à l’aimer. Aucun des gladiateurs qui étaient là au réfectoire n’aurait pu exprimer cela de façon claire. Ils ne savaient pas comment c’était arrivé ni pourquoi c’était arrivé exactement. Un homme a ses façons ; un homme a mille petits gestes qui lui sont familiers. Les façons douces du Thrace, tout cela faisait que les hommes acceptaient son jugement, qu’ils venaient à lui avec leurs craintes et leurs querelles, qu’ils venaient lui demander des consolations et une décision. Quand il leur parlait dans son latin étrangement mélodieux, ils acceptaient ses conseils. Il leur parlait et ils étaient réconfortés. Il paraissait être un homme heureux.
«  Les gladiateurs sont des bêtes », disait souvent Batiatus.
Or Spartacus se refusait tout simplement à être une bête et, pour cette raison, il était dangereux.

Le voilà donc choisi pour combattre et pour mourir, pour le bon plaisir de quatre
aristocrates romains. Mais avant d’entrer dans l’arène, le pire advient : ces hommes se
parlent, ils se confient leur amour et non leur haine, eux qui bientôt doivent s’entretuer.

Le Noir alors lui demanda : « Tu crois aux dieux ?
— Non.
— Tu crois qu’il y aura un autre endroit une fois que nous serons morts ici ?
— Non.
— Alors, en quoi crois-tu, Spartacus ?
demanda le Noir.
— Je crois en toi et je crois en moi.
— En quoi crois-tu encore, Spartacus ?
— En quoi d’autre ?... À quoi rêve un homme ? Quand un homme va mourir, à quoi rêve-t-il ?
— Je te répète ce que je t’ai dit
, fit le Noir doucement, d’une voix profonde et toute
empreinte de tristesse, et je te dis encore ceci : Je suis trop seul et trop loin
de chez moi, et j’ai le coeur trop lourd. Je ne veux plus vivre. Je ne tuerai pas,
camarade.
 »
Les gardes les avaient entendus et ils frappaient de leurs lances contre le mur de la baraque pour réclamer le silence.

Mais c’est trop tard, ils ont parlé, ils se sont parlés, et tout va dérailler : le Noir s’attaque aux Romains, est massacré. Et c’est alors que Spartacus vacille, qu’il tombe dans l’amour :

« Il était mon ami, dit Spartacus. Et il m’aimait.
C’est une malédiction pour toi, regretta le Gaulois.
Es-tu mon ami ?  » souffla Spartacus, et le Gaulois, remuant à peine les lèvres, répondit : « Gladiateur, ne te fais jamais d’ami parmi les gladiateurs.
— Je t’appelle ami,
dit Spartacus. »

Une graine de révolte a germé, par l’amour :

« Allez garder la porte, pour que je puisse parler.  »
Il y eut un instant d’hésitation, puis ils lui obéirent et, par la suite, lorsqu’il devint leur chef, ils se rangèrent presque toujours à ses amis. Ils l’aimaient.
« Rassemblez-vous autour de moi », dit Spartacus.
Varinia s’approcha, le regard plein de crainte, d’espoir et d’adoration. Tous s’écartèrent pour la laisser passer ; elle vint se mettre tout près de lui, et il la serra fort contre lui en pensant : « Et je suis libre. Il n’y a pas eu un moment de liberté pour mon père ni mon grand‑père, mais en cet instant, moi je suis un homme libre. » C’était un sentiment qui l’envahissait tout entier, comme un vin, et qui l’enivrait.
«  êtes-vous mon peuple ? leur demanda‑t‑il lorsqu’ils furent tous pressés autour de lui. Jamais plus je ne serai gladiateur. Je mourrai d’abord. êtes-vous mon peuple ? »
Les yeux de certains d’entre eux s’emplirent de larmes, et ceux-là se rapprochèrent encore de lui. Certains avaient peur et d’autres avaient moins peur, mais en quelques mots il leur donna le courage et l’orgueil – il sut accomplir ce miracle.
« Il faut maintenant que nous soyons camarades, dit-il, et que tous ensemble nous ne fassions qu’un. »

[*Port-Leucate (11), jeudi 25 août*]

Même les plus terribles combats sont précédés d’amour, de véritables déclarations :

Ils étaient rangés en ordre de bataille quand on avait apporté à Spartacus le cheval blanc. Quel cheval c’était ! Un magnifique coursier persan, blanc comme la neige, fier et ardent. « D’abord, je vous remercie de ce splendide cadeau, chers amis, chers camarades. » Ce fut ce qu’il dit. « D’abord je vous remercie, de tout mon coeur. » Puis il tira son épée et, d’un mouvement presque trop rapide pour qu’on put le suivre, il la plongea jusqu’à la garde dans la poitrine du cheval, il s’y accrocha tandis que l’animal se cabrait et hennissait, puis, quand le cheval tomba à genoux, roula sur lui-même et mourut, Spartacus arracha l’épée. Il se tourna vers ses compagnons, tenant à la main son arme dégoulinante de sang, et ils le regardèrent avec une stupeur horrifiée. Mais rien en lui n’avait changé.
« Un cheval est mort, dit-il. Vous voulez pleurer parce qu’un cheval est mort ? Nous nous battons pour la vie de l’homme et non pour celle des bêtes. Les Romains
chérissent les chevaux, mais pour l’homme, ils n’ont que du mépris. Maintenant, nous
allons voir qui sortira vainqueur de ce champ de bataille, les Romains ou nous. Je vous ai remerciés de votre cadeau. C’était un cadeau magnifique. Il m’a montré que vous m’aimiez, mais je n’avais pas besoin d’un tel cadeau pour le savoir. Je sais ce qui est dans mon coeur. Mon coeur est plein d’amour pour vous. Il n’y a pas de mots dans
le monde entier pour dire l’amour que j’ai pour vous, mes chers camarades. Nous avons vécu ensemble. Même si nous échouons aujourd’hui, nous avons fait une chose dont les hommes se souviendront toujours. Pendant quatre ans, nous nous sommes battus contre les Romains… Quatre longues années. Nous n’avons jamais tourné le dos
à l’armée romaine. Nous ne nous sommes jamais enfuis. Nous ne nous enfuirons pas aujourd’hui. Vous vouliez que je me batte sur un cheval ? Laissez les chevaux aux Romains. Je me bats à pied, aux côtés de mes frères. Si nous gagnons la bataille aujourd’hui, nous aurons des chevaux en quantité, et nous les attellerons à des charrues et non à des chars. Et si nous perdons… eh bien, nous n’aurons pas besoin de chevaux, si nous perdons.
 »

[(

PS : J’ai éprouvé plus de camaraderie,
heureusement, autour du baby (avec la raclée
que j’ai mise à Poutou, L’Anticapitaliste ne
publiera jamais les résultats). Puis, en gage
de ma victoire, le bain de minuit dans la
Méditerranée (ici en compagnie de notre
préfet parisien, voilà qui devrait servir
de photo de campagne au candidat !)
)]

Ils ont perdu.
Comme ses milliers de compagnons, Spartacus a fini crucifié, et je me rends compte, en
écrivant ces lignes, que Howard Fast nous propose, en fait, un Spartacus christique,
adepte du « Aimez-vous les uns les autres » mais le glaive à la main, combattant pour l’égalité avec une miséricorde armée.
Et c’est le souvenir qu’il laisse, également, dans l’esprit des siens.
Des survivants.
Un prophète.
Ainsi, à la mémoire du Juif, revient cet échange dans l’École des gladiateurs, avant la révolte, digne d’une parabole :

Je dirai un mot et puis tu diras un mot. Nous sommes des êtres humains. Nous ne sommes pas seuls. Le grand malheur, c’est lorsque l’on est seul.
C’est affreux d’être seul, mais nous ne sommes pas seuls. Pourquoi aurions-nous honte de ce que nous sommes ? Avons-nous fait des choses terribles pour qu’on nous amène ici ? Je ne crois pas que nous ayons fait des choses si terribles. Ils ont fait pire, ceux qui nous ont mis des couteaux dans la main et nous ont dit de tuer pour le plaisir
des Romains. Il ne faut donc pas que nous ayons honte et que nous nous haïssions l’un l’autre. Tout homme possède un peu de force, un peu d’espoir, un peu d’amour. Ce sont comme des graines plantées dans le coeur de tous les hommes. Mais celui qui les garde pour soi, il les voit se dessécher et mourir très vite, et alors malheur à lui, car il
n’a plus rien et sa vie ne vaut plus la peine d’être vécue. Si, par contre, il donne sa force, son espoir et son amour à d’autres, alors il en retrouve des réserves inépuisables. Il n’en manquera plus jamais. Et alors sa vie vaudra la peine d’être vécue.
Et crois-moi, gladiateur, la vie est la meilleure chose qui existe au monde. Nous le savons. Nous sommes des esclaves. Nous n’avons rien d’autre que la vie. Nous savons ce qu’elle vaut. Les Romains possèdent tant d’autres choses que la vie
pour eux n’a pas grand sens. Ils jouent avec elle. Mais nous, nous prenons la vie au sérieux, et c’est pourquoi nous devons nous efforcer de ne pas être seuls. Tu es trop seul, gladiateur. Parle-moi un peu.

J’ai failli leur lancer ça, au NPA :
« Parlez-moi un peu, les amis ! Ne me déclamez plus vos dogmes, ouvrez-moi vos âmes !  »
Je me suis retenu, l’Evangile selon Spartacus n’arrangerait pas mon cas.
Et pourtant, il y a du vrai dans tout ça : on ne gagnera pas les coeurs par la rancoeur…

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