La route écrase les prix

par François Ruffin, Sylvain Laporte 12/03/2018 paru dans le Fakir n°(70) mai-juin 2015

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La route a conquis une hégémonie : 85 % du trafic de marchandises. Bizarrement, pourtant, les entreprises de transport ne se portent pas si bien…

[*Le trafic routier a, certes,*] été multiplié par 2,3 en 30 ans. Mais pour rendre compte de l’hégémonie du camion, cette courbe ne suffit pas. Il faut en présenter une seconde :

En 1962, le transport des marchandises se faisait à 32 % (seulement) par la route. En 1971, pour la première fois, les poids lourds dépassent le rail (41 % contre 40 %). Et désormais, en France, les camions détiennent 85 % du trafic ! Contre moins de 10 % pour le fret ferroviaire…
Comment expliquer ce basculement, son ampleur ?
Pourquoi le transport le plus polluant – a minima quatre fois plus que le train, émettant dix fois plus de CO2 – a-t-il raflé la mise ?

Subvention déguisée

Il y a l’autoroute, bien sûr. Dans une première phase, distingue la Cour des comptes, « de 1970 à 1980, la croissance des parts de marché du mode routier est fortement dopée par l’extension du réseau routier national qui provoque un accroissement de la vitesse des acheminements et des gains importants de productivité ».
En 1968, la France compte 1 000 kilomètres d’autoroutes, 4 700 en 1980, près de 12 000 désormais. Dans les années 1980, les gouvernements investissent quatre fois plus d’argent dans le bitume que dans le rail, six fois plus en 1990, sept fois plus en 2000. C’est une subvention déguisée aux transporteurs.
Car la SNCF, elle, paie pour construire et entretenir son réseau. Pas les camions :
« Les péages autoroutiers acquittés par les poids lourds ne sont, compte tenu des conditions d’abonnement, que 1,8 fois plus élevés que ceux des véhicules légers alors qu’ils encombrent 2 à 4 fois plus les chaussées et les détériorent beaucoup plus… une dégradation plus d’un million de fois supérieure à celle provoquée par des voitures. »
Quant à « la taxe à l’essieu », elle est loin de compenser : « Instaurée en 1968, ses barèmes n’ont pas été revalorisés depuis 1971 »  !

Concurrence acharnée

À partir de 1985 s’ouvre une seconde étape : « Le mode routier est dopé par la
déréglementation »
, estime la Cour des comptes. L’Acte unique vient d’être signé. Le Marché unique est en vu. La Commission pond une directive « instaurant la liberté totale des prix du transport des marchandises ».
Kézako ?
Kèsçachange ?
Jusqu’alors, c’est une loi sur les transports datée de 1934 qui encadrait le secteur.
Afin de permettre « une répartition rationnelle entre le rail et la route », cette loi comportait deux règles notamment :
1 / le contingentement : les licences, délivrées par l’administration, étaient comptées – comme pour les taxis aujourd’hui. Certes, entre 1976 et 1986, leur nombre a doublé, est passé de 200 000 à 400 000, mais la règle demeurait. Le 14 mars 1986, c’en est fini : la profession est pleinement « ouverte » ;
2 / la tarification routière obligatoire, surtout : les transporteurs devaient appliquer un prix plancher, fixé chaque année par la Comité national routier. Elle est abrogée par décret le 6 mai 1988. Ces règles avaient permis d’ « atténuer la concurrence sans la faire disparaître », de « maintenir un niveau de prix garantissant une rentabilité minimale », de « freiner les concentrations et la formation de réseaux de taille nationale ou européenne ». Terminée, l’ère d’une concurrence « atténuée », la voilà désormais « libre et non faussée » : autant dire acharnée.
D’abord entre les transporteurs nationaux.
Ensuite avec les voisins, Espagnols, Néerlandais, Italiens.
Et bientôt, plus loin, avec les Polonais et les Roumains.
Qui est favorisé ?
« Les entreprises capables de proposer la force de travail la moins coûteuse, celles à qui a le droit commun sur la durée normale de travail n’était pas applicable, celles qui ne sont pas assujetties au droit du travail (les chauffeurs routiers artisans). »
Et ça marche ! Les coûts du transport « auraient baissé, selon les sources, de 25 % à 30 % entre 1985 et 1995 », la « grande distribution, notamment, est en situation d’exercer une pression considérable pour qu’ils réduisent leurs prix. »

Faibles marges

On touche là à un paradoxe décisif :
le transport routier est plus que florissant. Et pourtant, les entreprises de transport, elles, pour beaucoup, se portent mal.
Le patron de Jean-Louis vient de revendre dix camions.
Mory-Ducrot a supprimé, l’an dernier, 2 800 emplois.
Mory-Global vient, ce 31 mars, de liquider les 2 200 restants.
Mais le paradoxe n’est qu’apparent : c’est justement parce que les entreprises de transport se portent mal que le transport routier est florissant !
D’après le juriste Stéphane Carré,

« les difficultés de nombreuses entreprises de transport routier et l’hégémonie du transport routier sont deux conséquences parfaitement logiques et prévisibles d’une même politique, deux faces d’une même réalité, avec entre elles un rapport de causalité étroit : la libéralisation a réduit les marges des transporteurs routiers (1 % à 2 % dans la plupart des cas), et la faiblesse de ces marges a assuré à son tour la domination de la route sur le rail. »

Ces faibles marges économiques laissent, également, peu de marge politique pour les réformes : la moindre hausse du pétrole, l’ombre d’une écotaxe, et tout le monde de la route se sent menacé…

Pas de salaire minimum

La salve finale est arrivée, début 2000, avec l’élargissement.
De quoi maintenir les prix au plancher :
« La part de marché du pavillon français est passée de 50 % de l’activité européenne en 1999 à moins de 10 % aujourd’hui... La perte d’emplois est estimée à un minimum de 21 000 conducteurs…
Un camionneur polonais coûte 34 % d’un français, presque trois fois moins…

“Le secteur des transports est un des plus touchés par le phénomène de dumping social”, a déclaré le secrétaire d’État aux Transports Alain Vidalies… » (Le Figaro, 23/1/2015).
Un « dumping social » qui ne doit pas rencontrer d’entraves :
« Le gouvernement allemand a décidé vendredi de suspendre temporairement l’application de son nouveau salaire minimum aux routiers, essentiellement d’Europe de l’Est, quand ils traversent le pays. Le gouvernement allemand a suspendu vendredi l’application de son salaire minimum aux routiers en transit dans le pays après une levée de boucliers des routiers d’Europe centrale et une
“procédure préliminaire” de la Commission européenne » (Le Figaro, 23/1/2015).

Grâce à ce coût, social, environnemental, voire fiscal, le camion est super-compétitif. Les marchandises peuvent être transbahutées d’un bout à l’autre de l’Europe, sans que les bénéfices ne se perdent en chemin…

Les routiers sont blasés

Du foklore a disparu. À force de sécurité, d’autoroutes et de GPS , leur métier s’est normalisé, routinisé. Pour le moins pire, aussi, parfois.

[*Y avait une manif au Mont-Blanc,*] contre le tunnel et ses poids-lourds. Je me suis donc rendu à l’aire de Passy, vingt kilomètres en aval, où se reposent les camionneurs. Jean-Claude et ses copains dégustaient leur gamelle :
« Vivement que je me casse. On ne peut plus rouler.
— Pourquoi ?
— Y a trop de camions, ça bouchonne partout.
— Faudrait inventer autre chose, alors ?
— Ben le “autre chose”, c’est mal parti. C’est prévu
pour empirer.
— Ah bon ?
— Bah oui, y aura plus de transports routiers qu’avant, ils ont programmé. Ça va augmenter. Parce que le rail‑route, c’est loin d’être fait. Et c’est l’Europe qui veut ça, la France elle est en plein milieu... »

Je m’attendais à un autre son de cloches. Que les routiers défendent leur métier, comme quoi les manifestants les empêchent de bosser, etc. Mais non, même eux s’interrogent : « Je pars, je livre du jambon. Je rentre, je livre du jambon. Faut m’expliquer.
— Nous, dans les deux sens, on charge des bobines de papier, le même grammage, le même poids, on ne comprend pas. Et pareil pour le transport de bois. »

[*Les routiers sont blasés*] : voilà ce que je ressens, vaguement, dans mes rencontres. Et y a des raisons objectives à ça, pas économiques seulement, mais sociologiques aussi, technologiques même.
Un parfum d’aventure qui s’est évaporé, d’abord : pour les Français, l’international, c’est mort. La routine de l’autoroute et des rocades, des pôles logistiques, des « relais », quatre cents kilomètres dans un sens, quatre cents au retour.
C’était le repaire des asociaux, avant, ni Dieu ni maître dans ma cabine, loin du patron et de l’État. Mais voilà que l’État met le nez dans votre moteur, sécurité oblige, avec ses chronotachygraphes. Voilà que le patron vous contrôle à distance, avec téléphone et GPS.
Du folklore a disparu.
Je vais tricher, ci-dessous.
Je vais mélanger deux témoignages - qui se répètent, qui se recoupent, qui racontent une même normalisation : celui de Gilles, qui a raccroché les clés, et celui de Jean‑Louis, encore un an à tirer.

En 1973, je suis allé à l’Afpa pour passer le permis, pour pas bosser à l’usine. Les marginaux, ils les envoyaient beaucoup là-dedans. Seul dans son camion, pas de patron, on le fait pas chier…
T’avais des personnages, du coup, une vraie galerie.
Dans ma boîte, y avait un mec, René, un communiste, la carte et tout, un pur. Il faisait que de la France, des matelas, il partait de chez lui avec les litres de rosé. Au mois d’août, le patron me dit : « Bon, on va réparer. Prends le camion du vieux. » Y avait plein de trous dans la cour. Dans la cabine, en roulant au pas, ça faisait « gling gling gling ». Qu’est-ce que c’est, ce souci mécanique ? Je soulève le siège, qui faisait coffre : y avait un élevage de bouteilles là‑dessous !

Moi je faisais de l’inter, pour la paie, mais surtout pour voir du pays. Mais du pays, le plus souvent, tu ne vois rien, que la route. On avait le temps pour des
rencontres, quand même, entre nous, à la frontière ou dans les Relais routiers. Ça rigolait. Mais tu voyais des mecs amochés par la guerre d’Algérie, ou un mec
déporté trois fois pendant la guerre, évadé trois fois.
Ces histoires m’intéressaient.
On se posait le temps qu’il fallait. Quand tu bouffais avec Bernard, il se jetait son litre de rouge, trois apéros, et le calva pour rester éveillé. Et après ça, il reprenait la route ! Maintenant, le midi, c’est le casse‑croûte sur une aire d’autoroute. T’as pas le temps. T’es surveillé.
Et l’alcool, j’en parle même pas.
En treize ans, de 1973 à 1986, j’ai soufflé une fois dans le ballon.
En fait, non, je n’ai même pas soufflé : le flic m’a juste demandé :
« Vous n’avez pas bu ? — Non. » Et je suis passé.

Dans notre boîte, on a refusé le syndicat, sinon, il aurait fallu respecter les heures.
Des journées, mon disque indiquait 18 heures. Je m’arrêtais juste trois quarts d’heure pour manger. J’avais des semaines folles, j’avalais des tubes de vitamines. Je tremblais.
Le jour de mon accident, j’avais quand même 15 heures de conduite d’affilée, mais ils n’ont pas vérifié le mouchard. Le mec en face, à 4,5 g, il est passé sous le camion, il a fallu trois heures pour le désencastrer. Il s’était endormi. Y avait des traces de frein sur quarante-cinq mètres, les deux caravanes sur le côté, elles ont volé dans les champs. C’était le salaire de la peur, cette route‑là.

Les mareyeurs bretons, payés au kilomètre, ils partaient de Brest le soir, ils filaient aux halles, à Lyon, le plus vite possible, ils coupaient par Vierzon.
Au début des années 1980, ils ont commencé à ouvrir les boîtiers, pour regarder les mouchards. Y en avait qui les bloquaient avec des filtres à cigarettes. Après, ils ont mis le téléphone à bord, pour suivre sur le Minitel. Les heures, les temps de pause, fallait commencer à tout contrôler.
C’était la fin.

[*Faut trier, dans ce rapport ambigu*] à une normalisation ambiguë.
Cette nostalgie d’un « bon vieux temps ».
Le dumping, certes.
Mais aussi, l’alcool éliminé, les heures mieux contrôlées. Et peut-être qu’Alain, croisé dans un foyer d’hébergement à Bourg-en-Bresse, ne connaîtrait plus
le même désespoir :

J’étais routier international. Et puis il m’est arrivé que je commençais d’avoir des hallucinations. Quasiment toutes les dix minutes, je me retournais, pensant qu’il y avait quelqu’un dans la cabine. Il n’y avait personne. À la longue, j’ai vu un médecin qui m’a dit : « On va t’arrêter quinze jours et après tu rattaques »,

Et puis quinze jours après il m’a prolongé d’un mois.
Et là, je suis arrêté jusqu’en 2020.
Je travaillais tout le temps, le samedi, le dimanche.
Quand c’était férié dans un pays, je passais dans un autre, je jonglais comme ça. Et donc, j’ai encaissé, encaissé, le patron me le demandait.
Je rentrais chez moi trois à quatre week-ends par an.
J’étais tout seul. Et quand j’ai connu ma femme, en 1992, a commencé la dépression…

Espérons que ce témoignage est daté.
Qu’il appartient au passé.
À moins que les nouveaux Alain s’appellent Andrezj ou
Markus, et ne soient Roumains, Slovaques, Lettons…

***

[*Y a pas de lien, certes.*]
Mais je ne peux pas terminer sans un souvenir. C’était pendant les grèves sur les retraites, à l’automne 2010, sur la Zone industrielle d’Amiens. On avait bloqué des colonnes de poids lourds, durant trois jours, et patients, pas un des chauffeurs ne s’était énervé. Le dimanche, à 23 heures, les flics avaient lancé leur offensive, nous bombardant de lacrymos, avançant lentement vers nous. Deux camions se sont alors mis en travers. Les routiers, des Italiens, descendent de leur cabine. Ils le font pour ralentir la police, qu’ils nous expliquent :
« Cé por la solidarizacion internationale… por la solidarizacion ouvrière… », explique le premier. « Nous avons Berlusconi, vous avez Sarkozy, ecco », renchérit le second. Quoi de plus inattendu, de plus émouvant, au
milieu des gaz et des hélicos ?
La solidarité internationale, ça restera, pour moi et pour longtemps, le visage mal éclairé de ces deux routiers.

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