Le silence des mâchoires

par L’équipe de Fakir 23/11/2016 paru dans le Fakir n°(76) juillet-août 2016

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Le Mans, mardi 10 février

On bouffe au resto, pendant la séance de Merci patron !, avec une jeune équipe du PG. Dont Tobias, vingt et un ans, un bac pro mécanique en poche, et qui adore les bolides. Sa passion le mène en Grande-Bretagne :

« Je voulais intégrer une écurie, à High Wycombe, ils faisaient courir une Aston Martin. Je n’avais pas de CV, pas de lettre de motivation, à peine 200 €. J’ai dormi au Foyer Jeune Travailleur, et j’ai attendu le bon moment, juste avant le repas. Je suis allé voir la secrétaire : ‘ J’ai quelque chose à proposer à votre patron.’ Elle m’a pris pour un fou. Mais à ce moment-là, le patron sort, je me présente en deux minutes : ‘ Je m’appelle Tobias, j’ai dix-neuf ans, je viens vous voir parce que je suis un immense fan de sport auto… ’ Il est resté bouche bée devant ma détermination.
« Lui m’a embauché dans son usine de glace, y avait dix ouvriers. Et à côté de ça, je servais d’hôte d’accueil dans l’écurie. J’assistais le plus souvent possible aux courses. Je me dévouais à lui, en espérant toucher à la mécanique. Il m’humiliait souvent. Un jour, il mangeait une glace, il froisse le papier : ‘Va jeter ça !’ »
Faut vous dire comment je le sens, Tobias : un agneau. Il parle tout doux, pas énervé, tout en tendresse. Y a des gens comme ça, des gentils. Et bien sûr, c’est logique, d’autres, pas aussi gentils, vont leur en mettre plein la tronche.
« En août 2014, avec ses glaces, mon patron a décroché des très gros contrats auprès de Qatari Airways. La production a augmenté, les heures, la paie… Y avait une énorme pression, parce que les machines étaient obsolètes, elles cassaient tout le temps, et donc on terminait à minuit pour livrer les produits… Je faisais jusqu’à 60 h par semaine, mais pour salaire, maximum, de 1050 € par mois. Et avec 600 € de loyer.
Un vendredi après-midi, j’avais fait trop d’heures, accumulé trop de fatigue, je me suis écroulé sur la table. Le manager me voit, le médecin me met en arrêt : ‘Vous avez besoin de vacances’. Mais ça m’inquiétait, je n’avais pas d’économie d’avance.
Je suis invité à la fête de Noël, ça se passe super-bien, je suis déguisé en mascotte de footballeur américain, le patron rigolait :
‘Tu reviens travailler début janvier’. Mais après, je reçois quoi ? Un formulaire à envoyer à leur Pôle emploi ! J’étais licencié. Sans un mot, sans une explication.  »
Il ravale sa salive.
« J’avais construit ma vie là-bas. Mais j’ai dû lâcher mon appartement, parce qu’en Angleterre les allocations chômage sont minables. Je suis revenu en France. J’ai échoué si près du rêve… »
Tobias se tait.
« Mais ici, tu touches pas les Assedic non plus ?
-Non, je n’y ai pas droit.
-Mais tu vis de quoi, alors ? Tu vends du shit ?
-Non, ma mère me donne 400 € par mois.
 »
Silence. « Ca couvre le loyer. » Silence. « C’est dur. » Silence. « J’ai du mal. » Sa diction se brise sur des émotions, sa voix grimpe dans les aigus, ses yeux rougissent, jusqu’à la confession : « Y a des jours où je ne mange pas.  »

Faut vous dire que, à ce moment-là, on était tous les cinq en train de s’empiffrer d’énormes hamburgers. Nos mâchoires se sont bloquées, en une involontaire chorégraphie. On n’a plus entendu un bruit de mastication.
Tobias a cassé de lui-même cet instant solennel :
« C’est ma situation qui m’a fait réfléchir à la société. Jusqu’alors, j’étais toujours très humain, de gauche un peu, je pensais à l’autre. Mais maintenant, je vais sur Internet, je m’informe, je me dis que cette société, il faut la changer. »

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Messages

  • Pour tendre la main à Tobias et me battre d’avantage encore à ses cotés ... face aux mangeurs de Hamburger, voici une image de vécu : un vieux retraité qui se souvient d’avoir réussi, à son échelle, à répondre de manière très originale au problème du chômage dans les années 80 et qui, choqué par ce qui se passe aujourd’hui, propose sa solution créACTIVE qui devrait éveiller l’intérêt de tous et ... se retrouvant face à un grand mur d’indifférence et d’immobilisme, s’imaginant soudain ce que les Lanceurs d’Alerte doivent ressentir et subir aujourd’hui, s’en va chercher sur internet ... tombe par hasard sur FAKIR, un récit parmi d’autres ... et comprend et partage le ressenti de Tobias : il est urgent d’AGIR ... pour CHANGER CE MONDE qui finira par nous rejeter, parce que trop nuisibles sur une planète, qui en a vu bien d’autres (!)
    Pour me découvrir par Questions/Réponses http://france-creactive.fr/qr_ps.pdf

  • Hein que c’est pas bon le goût de l’amertume ! Sans compter que ça laisse des traces. Pour beaucoup de Tobias, l’envie d’intégrer " la cour des grands " s’envole à jamais et laisse la place à la colère. Il a le choix : devenir lui-même un jeune loup, ou bien construire un autre monde dans lequel a richesse n’est pas l’argent. Pas facile pour les jeunes. Et d’ailleurs, pas facile non plus pour les vieux.

  • Que dire ?
    Un jour ma mère va voir son patron pour lui remettre les trois exemplaires du code du travail enfin arrivé dans l’entreprise, après des années de contretemps et d’imprévus en ayant retardé la demande officielle.
    "Bonjour Monsieur le X !
     Bonjour Antoinette. Qu’est-ce qu’il y a ?
     On a reçu les conventions collectives Monsieur le X : un exemplaire pour les bureaux, un autre pour les filles dans l’usine et la vôtre.
     Donnez les-moi ! Je vais les mettre au coffre !
     Mais Monsieur le X ! On devrait en mettre un dans l’usine à disposition des filles non ?
     Ben quoi ? Si elles ont besoin de savoir quelque chose elles n’ont qu’à venir me le demander. Je suis mieux placé qu’elles pour savoir leurs droits non !"
    A l’époque dans cette entreprise fouesnantaise, entre autre détails, les jours fériés n’étaient pas payés. Je le sais parce que c’est ma mère qui faisait les paies.
    Croyez-vous que depuis cette "anecdote" (remontant à 1974 il me semble) les choses aient changé ? JM Gléonec