Les grands prêtres de l’iPhone

par Cyril Pocréaux, François Ruffin 23/11/2020 paru dans le Fakir n°(94) Juillet-Août

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Critiquer, à peine, le smartphone, c’est plus qu’une atteinte à l’économie reine, pour les médias : c’est un blasphème

« Changer de portable tous les six mois ou deux ans, comme nous y incitent tous les trucs de leasing d’Apple et compagnie, ça ne va pas. D’autant qu’un petit machin comme ça, c’est 70 kilos de matières premières, avec des métaux très rares, en France deux millions de tonnes de déchets par an, et un vaste non-recyclage. »
Le 21 novembre dernier, au petit matin, j’étais face à Jean-Jacques Bourdin, sur BFM.
Et je commettais un blasphème en direct, je touchais au veau d’or…
Dans la foulée, en effet, dès 11h59, BFM réagissait sur son site.
Raphaël Grably, journaliste « chef du service BFM Tech », montait au créneau, sous couvert de « fact-checking » (c’est le truc à la mode…) :

« François Ruffin est en colère contre Apple et Samsung. Le député de la Somme a vivement critiqué les deux entreprises, qui poussent selon lui les Français à la consommation. […] François Ruffin commet une erreur en évoquant une absence de recyclage des smartphones. De leur côté, Apple comme Samsung proposent des offres de reprise pour l’intégralité de leurs mobiles, afin que ces derniers soient recyclés. ‘‘Nous gérons 500 000 téléphones par an, en impliquant les acteurs de l’économie sociale pour donner une seconde vie aux smartphones ou à défaut les recycler dans le respect des normes environnementales’’, explique Guillaume Duparay, directeur de la collecte chez ecosystem, à BFM Tech. Parallèlement plus de deux millions de smartphones reconditionnés (notamment vendus par Apple) ont été vendus en France en 2018, alors que 22 millions d’appareils neufs ont été écoulés sur la même période dans l’Hexagone. »

Sur Twitter, Raphaël Grably se faisait plus enragé, plus engagé : « Ce que dit Ruffin est totalement faux. Ce n’est pas à Apple qu’il faut s’attaquer en priorité : Apple propose le recyclage de tous les iPhone, les cycles de vie des mobiles sont en train de s’allonger. Et tout cela est très normé, comme dans le bio ».
Ses suiveurs acquiesçaient : « polémique à tout prix », « logique communiste », « démagogie », « désinformation », « huile sur le feu »

On en viendra au « fact-checking » de leur « fact-checking » (voir encadré).
Mais avant cela, et au-delà, l’au-delà justement :
Avec Apple et son i-Phone, il ne s’agit plus d’un objet : c’est une religion, la religion moderne. « Les nouveaux horizons », titre ainsi Le Monde. Et oui, c’est bien l’horizon qui nous est offert : « i-Phone 11 : il arrive ! », entendait-on l’automne dernier sur radios et télés, « il arrive ! », comme on attendait jadis le retour du Messie, ou le grand soir. « Il arrive ! » C’est la célébration, bien sûr, du capitalisme technophile. Mais c’est le témoignage, aussi, d’un vide, d’un immense vide à l’âme : ils n’ont donc que ça, que cette chose, que cette pauvre chose, à nous vanter en guise de progrès, la 5G et le nouvel i-Phone ? Voilà le sens de leur histoire. Que proposent-ils, sinon ? Plus de rêve, plus d’espérance, plus de République, plus d’Égalité, plus de Justice, c’est le néant des temps présents. L’iPhone, c’est leur valeur refuge. C’est la feuille de vigne qui masque leur nudité, leur nullité.
Alors, Raphaël Grably et ses collègues célèbrent-ils l’iPhone par intérêt ? Parce qu’Apple est un annonceur ? Parce qu’on ne mord pas la main qui vous nourrit ? Je ne crois pas, même pas, malheureusement pas. On est au-delà, toujours. Ils sont sincères. Ils sont fascinés. Ils se sentent associés à cette aventure humaine, contemporaine, le nouvel iPhone, symptôme d’une époque tellement creuse, et ils en tirent une fierté. Ils sont invités, à coup sûr, aux grand-messes qui préparent l’Événement. Peut-être ont-ils même, la gloire, un selfie avec Steve Jobs. De cette religion, ils sont les gardiens du temple, récitant les prières, chassant les impies.

D’ailleurs, Apple ne dépense « que » deux milliards d’euros en publicité – contre quatre fois plus, neuf milliards, pour Samsung. Pourquoi ? Parce que les journalistes assurent une publicité gratuite, « communication » sous couvert d’ « information » : « Comment passer d’un mobile Android à un iPhone ? », « Quels sont les jeux et applis les plus téléchargés sur iPhone ? », « L’iPhone va-t-il passer au stylet ? Apple lève le voile ce soir sur son nouveau téléphone. Pour la première fois de son histoire, l’iPhone pourrait se piloter non plus seulement avec les doigts mais aussi avec un petit crayon », etc. Les grands prêtres du produit nous évangélisent, plongent les ouailles dans la « culture geek » (BFM). C’est un paradis merveilleux que nous dessinent ces « chroniques high tech », rien que dans leurs noms : « Nouveau Monde » (France Info), « On n’arrête pas le progrès » (RTL), « Net plus ultra » (France Inter)…

Ce culte appartient à notre paysage médiatique, à tel point qu’on ne le remarque plus, comme une toile de fond.
Entre janvier et novembre 2019, Le Monde a cité 336 fois le mot Apple dans ses colonnes*, une fois par jour, en moyenne. Et 69 fois le mot iPhone.
Le Figaro ? 527 « Apple », 186 « iPhone ».
Les Échos ? 608 « Apple », 166 « iPhone ».
Le Parisien ? 239 « Apple », 107 « iPhone », etc.
Quand, dans Le Monde, par exemple, les « auxiliaires de vie » n’apparaissent que 11 fois, les « accidents du travail » 16 fois, les « fermetures d’usine » 11 fois. Et même un terme d’actualité, comme le « Ceta », le traité avec le Canada, fait moins bien qu’Apple : 66 fois.
C’est une propagande tranquille.
Les smartphones ont tout envahi, désormais, dans la presse. Les pages économie. Les pages politique. Les pages culture. Les pages high tech. Et bientôt les pages écologie : les nouvelles montres Apple vont utiliser « 100 % d’aluminium recyclé »  ? Une page. Les derniers iPhones qui contiennent « 35 % de plastique recyclé »  ? Une chronique dédiée, malgré l’évident greenwashing. Avec moult superlatifs, toujours : un « vecteur » d’« applications élégantes » et « sophistiquées », de « raffinements technologiques », de « photos impressionnantes », de « résultat superbe, avec des lignes de fuite qui se concentrent sur le centre de l’image et une légère distorsion sur les côtés, transformant un cliché banal en photo artistique »

Ça m’a fait bizarre. Je me suis retrouvé avec, entre les mains, un papier écrit pour Casseurs de pub / La Décroissance il y a quinze ans maintenant. C’était un copié-collé, quasiment, de mon papier d’aujourd’hui. Le sentiment de radoter :

« En l’an 2000, le Figaro annonçait la naissance du dernier-né des téléphones portables comme une heureuse nouvelle. Le Wap sera « un Minitel de poche » qui « vous met le web à l’oreille » (30/6/2000), dont « les services vont se multiplier » dans un « grand big-bang de la convergence ». Bref, ce téléphone est un « eldorado prometteur » (20/5/2000). Le Monde, de son côté, félicitait les heureux parents, ces « grands des Télécoms qui inventent l’Homo mobilus », tant le mobile est devenu « un outil indispensable à l’homme moderne ». Le reporter de TF1, lui, prévenait tous les ringards : « Difficile de rester branché cette année sans avoir un téléphone Wap qui permet de se connecter sur Internet » (22/10/2000). A tel point que, en Grande-Bretagne, un chroniqueur du Guardian ironisait : « A lire la presse, on va finir par croire que le Wap peut servir à tout, y compris à guérir du cancer… »
Malgré toutes ces bonnes volontés médiatiques, le fœtus sans fil allait avorter. Fin 2000, le « grand Big-bang » se muait en gros bide et Le Parisien titrait sur « le flop du téléphone Wap ».

J’écrivais encore :

« Le plus souvent, le journaliste sert l’ordre marchant en toute bonne inconscience, par amour de la Technique, pour ne pas être « en retard ». C’est devenu une habitude, pour les médias, de s’adresser moins à des citoyens qu’à des consommateurs. […] Comme si, le communisme naufragé, il n’existait plus, pour les dominés du Nord, d’autres utopie que l’accumulation indéfinies de babioles. Comme si l’on devait croire que la seule transformation du monde possible, souhaitable, le seul « vrai changement » (France Inter, 10/11/2004) réside dans un machin à consulter de loin les prévisions météo qui nous apportera le « confort »…
[…] Ce trou que les journalistes ont à l’âme, un vide d’espérance, immense, en l’homme, en l’histoire, en l’avenir, ils le projettent en chacun de nous, masse de clients soucieux de frimer à moindre coût avec les derniers produits en vogue. Malgré les efforts de ces conglomérats des télécommunications, industriels et médias confondus, et qui souvent se confondent, il faut faire le pari inverse : que l’espérance n’est pas morte, en chacun de nous. »

Mais je vois une différence énorme, néanmoins, à quinze années d’écart : nous sommes moins seuls. Certes, les queues infinies devant les AppleStores signalent une dépendance, nous sommes accros au portable. Et pourtant, l’enthousiasme technophile a vécu. Les 148 Français qui, sur 150, à 98 %, ont réclamé un moratoire sur la 5 G marquent un bouleversement.

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