Les patrons ça ose tout… (1)

par François Ruffin, Sylvain Laporte, Vincent Bernardet 08/11/2016 paru dans le Fakir n°(75) mai - juin 2016

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Lino Ventura l’énonçait, dans les Tontons flingueurs : « Les cons, ça ose tout. C’est même à ça qu’on les reconnaît ! »
On dirait la même chose des PDG, aujourd’hui : « Les patrons, ça ose tout. C’est même à ça qu’on les reconnaît ! »
Ça ose encaisser les subventions et aligner les plans « sociaux ». Ça ose toucher du CICE et se réfugier dans les paradis fiscaux.
Ça ose remettre en cause l’Organisation internationale du travail, et même le travail
des enfants ! « De l’audace, encore de l’audace, toujours de l’audace ! »
C’est tout le patronat, on dirait, qui a fait sienne la devise de Danton. Quand on dépasse les bornes, y a plus de limite. Le Crédit Impôt Compétitivité ? Le pacte de responsabilité ? La loi Macron ? El Khomri bientôt ? Ce n’est jamais assez.
Jamais assez d’allègements ! Jamais assez de flexibilité ! Jamais assez de subventions !
Alors, Fakir a dressé le palmarès des pires. Avec cette question lancinante :
alors que les PDG sont si audacieux, pourquoi, devant eux, sommes‑nous si lâches ?

Alors, Fakir a dressé le palmarès des pires. Avec cette question lancinante :
alors que les PDG sont si audacieux, pourquoi, devant eux, sommes‑nous si lâches ?

[*Mulliez, Auchan : palme du multiculturalisme*]

Bien que domiciliée fiscalement en Belgique, la famille Mulliez accepte les subventions françaises…

Depuis un an et demi, l’entreprise mène un plan social pour supprimer 25 % de ses effectifs. On a calculé que le coût de ce plan social, ça correspond pratiquement au CICE.

«  Un million d’emplois » : Pierre Gattaz affichait ce pin’s, et un sourire, après l’adoption du CICE – le Crédit d’Impôt Compétitivité Emploi.
Alors, comme la grande distribution, pourtant peu confrontée à la « compétition internationale », est une grande bénéficiaire de cette aide, on a interrogé Guy Laplatine, le délégué CFDT d’Auchan :

Fakir : Comment on va créer un million d’emplois grâce au Crédit d’impôt compétitivité emploi ?
Guy Laplatine : Ecoutez, l’année dernière il y a quarante millions d’euros qui ont été économisés par Auchan grâce au CICE, et on s’est rendu compte qu’à la fin de l’année il manquait 1400 équivalents temps plein, par rapport à l’effectif de l’année précédente. Alors qu’on avait ouvert deux magasins en plus et vingt-cinq drive.
Fakir : Donc il y a eu 1400 suppressions d’emploi chez Auchan l’an dernier ?
Guy Laplatine : On n’a pas licencié 1400 personnes, simplement on a produit davantage avec 1400 personnes en moins. C’est ça qui est extraordinaire : on a ouvert deux magasins en plus, et on a ouvert 25 drive, donc on aurait dû avoir 1400 en plus ! Et non pas en moins. Donc l’écart, il est pas de 1400, il est du double pratiquement !
Fakir  : Avec, en prime, un CICE de quarante millions.
Guy Laplatine : Et cette année, la ristourne va tourner autour de 60 millions d’euros. Depuis un an et demi, l’entreprise mène un plan social pour supprimer 25 % de ses effectifs, et on a calculé que le coût de ce plan social, ça correspond pratiquement au CICE.
Fakir : Donc ça permet à l’entreprise de se moderniser grâce au CICE ?
Guy Laplatine : De se moderniser… Je sais pas si c’est moderne. Ça permet à l’entreprise de faire des gains énormes sur le dos du contribuable, moi c’est ce que je vois. Et moi j’ai pas voté pour ça. J’ai pas voté pour qu’on me fasse un truc à l’envers.
Fakir : C’est parce que Auchan doit faire face à la concurrence internationale sur le territoire français aussi, quand même ?
Guy Laplatine : La concurrence internationale ? C’est un marché interne, c’est du service.
Fakir : Vous vous êtes positionnés contre le CICE ?
Guy Laplatine : Oui.
Fakir  : Et au niveau de la CFDT nationale ?
Guy : La CFDT nationale... elle est libre. Je te parle pas de la CFDT nationale. Moi je te parle de ce que je connais, et l’utilisation du CICE dans la grande distribution elle est aberrante, elle est scandaleuse.

La famille Mulliez – qui possède Auchan, Gémo, Décathlon, etc. – est ainsi très ouverte : bien que domiciliée fiscalement en Belgique, elle accepte les subventions françaises. La franco-belgitude, c’est une forme d’universalisme.

[*Tefal : Prix de la Justice*]

Une inspectrice du travail subit les pressions du Medef ? La Justice applaudit les patrons !

« On vit dans un monde d’influence et de communication, ce n’est pas le monde des Bisounours. »

Devant le palais de justice d’Annecy, ce 16 octobre, un inspecteur du travail enrage : « On est censés être protégés, non ? Pas par un petit syndicat, même pas par l’Etat. Par l’Organisation internationale du travail ! Les mecs attaquent une inspectrice du travail protégée par l’Organisation internationale du travail ! »
C’est que derrière le cordon de CRS, à la barre du tribunal correctionnel, sa collègue Laura Pfeiffer, 36 ans, fait face à la direction de Tefal. Et de quoi est-elle accusée ? De « recel de documents volés ».
C’est grave.
Très grave.
Comment cette jeune fonctionnaire en est-elle venue à de pareilles extrémités, criminelles ?
Tout commence très banalement, à Rumilly (74), par un accord sur les trente-cinq heures que l’inspectrice estime «  illégal ». Elle demande à la direction de Tefal de le renégocier. Celle-ci refuse, les semaines passent, le blocage perdure.
Ça ne plaît pas, ce légalisme tatillon.
Et voilà Laura Pfeiffer convoquée par son supérieur, le directeur départemental de la DIRECCTE – un certain Dumont, mais on s’en fout, c’est Dupont. Il la «  met en garde  », lui reproche de « mettre le feu à l’entreprise  », exige qu’elle revienne sur sa position, la prévient qu’elle est en début de carrière, etc. Choquée, accusée plus que soutenue par sa direction, la jeune femme part en arrêt maladie.
Quand lui parvient un mystérieux courriel : « Je suis en possession de documents hyper confidentiels prouvant que vous avez été victime de pressions, je sais que la société Tefal a exercé, via des personnes du Medef, une pression sur votre responsable, M. Dumont, afin qu’il vous fasse taire.  » Et de fait, tous les documents joints prouvent la machination.
Un courriel, d’abord, d’une cadre de Tefal qui écrit au DRH de la boîte : «  Dan, j’ai échangé avec P. Paillard [responsable juridique de l’UIMM de l’Ain, le patronat de la métallurgie] au sujet de l’inspectrice. Il me dit que le [directeur départemental du travail] a le pouvoir de la changer de section administrative pour que Tefal ne soit plus dans son périmètre. Intéressant, non ?  » Trois quarts d’heure plus tard, la réponse du DRH : «  Merci de nous prendre RDV avec Dumont dès mon retour. » La direction prend même rendez-vous avec « Carole Gonzalez, des renseignements généraux », à propos du « comportement de l’inspectrice  ». Puis, directement, avec le directeur départemental du travail, Philippe Dumont…
C’est efficace : le lendemain de cette rencontre, le directeur passe un savon à son agent.
Découvrant ce paquet, ces relations dans l’ombre, Laura Pfeiffer saisit le CNIT - Conseil national de l’Inspection du Travail : n’y a-t-il pas là un « obstacle à sa fonction » ? Des « actes de nature à porter directement et personnellement atteinte aux conditions d’exercice de sa mission  » ? Et dans la foulée, elle livre le dossier complet aux syndicats de son administration… qui le font fuiter dans la presse.

C’est là que survient le comique.
Tefal n’est poursuivi pour rien.
Ce sont au contraire eux qui poursuivent !
Contre le « corbeau », d’abord, un de leurs informaticiens, pour «  vol de documents confidentiels ». Et contre l’inspectrice, pour « recel ».
Ce serait comique.
Sauf que le parquet – qui doit avoir d’autres délinquants à fouetter, qui classe tous les PV dressés pour « délit d’entraves » – retient l’affaire !
La farce tourne au tragique.
Car à la barre, le procureur requiert (on pompe Libération, ici) : « A l’heure où le pays est plongé dans la crise, où le chômage est en hausse, où des responsables politiques et syndicaux appellent à la violence, dans ce contexte particulièrement tendu, il y a des règles intangibles sans quoi le chaos nous guette ». Et non, « l’Inspection du travail n’est pas là pour la défense des faibles, l’inspecteur n’est pas le défenseur des salariés, et pourtant beaucoup le revendiquent haut et fort ». L’inspection est « la garante de l’application de la loi et l’impartialité est son obligation numéro un  ». De façon impartiale, certes, mais tout en « prenant en compte les réalités humaines et économiques ». Or, « Laura Pfeiffer a outrepassé ses prérogatives », en acceptant des documents confidentiels, et en les transmettant « non pas à un ou deux syndicats, mais à dix syndicats ! »
Dans L’Humanité, le proc’ se montrait encore plus franc du collier : « Qu’une grande entreprise vienne dire au directeur du travail qu’une inspectrice du travail lui casse les pieds, je ne suis pas juridiquement d’accord. Mais en même temps, c’est la vie réelle, on vit dans un monde d’influence et de communication, ce n’est pas le monde des Bisounours. » Et il prévenait vouloir, avec Laura Pfeiffer, faire un exemple : « On n’en est qu’au stade des poursuites, mais ce peut être un rappel à l’ordre pour un corps qui se doit d’être éthiquement au-dessus de la moyenne, une occasion de faire le ménage. »
Et de réclamer une amende de 5000 €.
Le tribunal le suivra presque, condamnant l’inspectrice à 3500 € avec sursis pour « violation du secret professionnel  ». Mais l’essentiel : évidemment, désavouée, elle ne contrôle plus Tefal…

[*Gattaz fils : le perroquet héritier*]

Fils d’Yvon, Pierre Gattaz n’est pas seulement un héritier, mais aussi un perroquet. Qui répète trente ans après les saillies de son papa.

« ‘Flexibilité’, ce mot a été véritablement lancé en août 1983 par Yvon Gattaz, le président du CNPF, lorsqu’il a demandé publiquement au président de la République plus de souplesse pour les entreprises. »

Alors président du CNPF, l’ancêtre du Medef, Yvon Gattaz, déclarait qu’à cause « des charges », « nos entreprises ne pourront plus courir et ne pourront même plus marcher. »
C’était en mars 1982. L’année suivante, en plein « tournant de la rigueur », le patron des patrons filait la métaphore : « Vous savez, c’est une course de vitesse. Il faut avoir les pieds dans les starting-blocks. Sauter les haies. Or on nous a mis des semelles de plomb avec des charges incommensurables. Le cheval entreprise est tellement lourdement chargé qu’il ne peut plus porter son cavalier et qu’il affaisse sur le bord de la route. Nos dirigeants sont bien obligés de constater les faits, qu’il n’était plus possible de mettre un centime sur le dos des entreprises » (SOURCE, 27/04/83).

Trente ans plus tard, le fiston Pierre Gattaz, à la tête du Medef, trouve chez son papa une source d’inspiration poétique et athlétique : « On nous a chargés d’environ trente milliards, le sac à dos, entre 2011 et 2013, de pierres. Trente milliards de plus. Et le pacte de responsabilité consiste à en enlever, progressivement, de quarante. Donc, si vous voulez, et pour courir un marathon dans une ambiance internationale, nous ce qu’on souhaite c’est qu’on vide le plus rapidement possible le sac à dos de ces pierres » (France 3, 24/09/14).

« Allègements », « impôts », « contraintes »… On ne va pas dresser le catalogue ici, mais, à regarder les vidéos des années 80, à lire les tribunes de l’époque, c’est stupéfiant combien, malgré les trois décennies écoulées, combien le discours patronal est immobile, inchangé.
La « flexibilité », par exemple.
A « flexibilité », dans le Petit Robert on voit, depuis 1381, cette définition : « caractère de ce qui est flexible, se ploie facilement ». Mais depuis 1984 un second verbe est associé : « ‘flexibiliser’ : rendre flexible (un horaire, un emploi...)  ». Et le dictionnaire de donner un exemple tiré du Monde : « flexibiliser les marchés du travail et les structures salariales ».
En passant chez le concurrent Larousse et son « Journal de l’année 1986 » on trouve un chapitre sur la « Quête de flexibilité » : « La flexibilité, tout le monde en parle, mais qu’est-ce au juste ? Ce mot, désormais mythique, qu’un usage immodéré ces derniers mois a rendu sibyllin, a été véritablement lancé en août 1983 par Yvon Gattaz, le président du CNPF, lorsqu’il a demandé publiquement au président de la République plus de souplesse pour les entreprises afin de leur permettre de faire face à la concurrence internationale. »
Yvon Gattaz a ainsi réussi l’exploit, en un an ou deux, de modifier un mot que la langue française connaît depuis sept siècles ! Il devait réellement s’agir d’un « usage immodéré  »...

Et avec des avancées, pas seulement dans les mots, mais dans les faits : depuis 1980, remarquait Le Monde en 2007, « la proportion des travailleurs à temps partiel – souvent contraint, non choisi – est passée de 6 à 18% de l’effectif salarié total, et celle des autres formes d’emploi atypiques (intermittence, intérim, etc.) de 17 à 31 % du salariat.  » Et depuis, on a encore innové avec, entre autres, les auto-entreprises. Sans compter la légion des stagiaires, les services civiques, les TUC, devenus CES, puis CUI.
Malgré ces conquêtes, que réclame pourtant Pierre Gattaz, à tout bout de champ ? « La flexibilité du marché du travail est un sujet prioritaire pour débloquer notre économie. » Il pousse le bouchon libéral toujours plus loin, jusqu’à sortir du droit international : « Les chefs d’entreprise, quand ils peuvent embaucher, craignent de se trouver devant les prud’hommes s’ils rompent le contrat. C’est un des principaux freins à l’embauche. Reste que, pour lever le frein juridique, il faut sortir de la convention 158 de l’Organisation internationale du travail qui nous oblige à justifier les motifs du licenciement. Tant qu’on aura cette contrainte supranationale, peu importe le contrat, le fond du problème ne sera pas traité.  »

Et gageons qu’une fois cette contrainte levée, « le fond du problème  » ne sera toujours pas traité, et qu’il faudra supprimer les prud’hommes, les représentants syndicaux, etc.

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