Préjudice moral

par François Ruffin 19/01/2017 paru dans le Fakir n°(77) septembre-octobre 2016

On a besoin de vous

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Selon que vous serez puissant ou misérable, selon que vous serez ministre blanc ou travailleur noir, les jugements de Cour vous accorderont des millions ou rien du tout…

[*Train Paris-Agen
lundi 30 mai 2016, 9 h 47*]
« Le plus gros montant jamais accordé »

« Les arbitres fixeront les dommages et intérêts à 45 millions d’euros, le plus gros montant jamais accordé à une victime dans toute l’histoire de la justice française (additionné au préjudice matériel assorti des intérêts courant depuis 1993, date de la revente d’Adidas, le total se monte à 405 millions d’euros). »

Ce matin, au Relay, j’ai fait le plein de presse, pour les neuf heures de train et de car qui me mènent vers Villeneuve-sur-Lot et les cerisiers d’Emmanuel Aze (voir Fakir n°76). Dans Vanity Fair, je tombe sur un portrait de Pierre Estoup, le juge qui, sous Sarkozy-Lagarde, a rendu un arbitrage très favorable à Bernard Tapie :

« Le 4 juin 2008, devant le tribunal arbitral, Tapie a fait un numéro à sa façon. Il a raconté son calvaire, en alternant jérémiades, clins d’oeil et coups de gueule. “C’est un acteur extraordinaire", s’étonne encore Estoup en se remémorant la scène. Il nous aurait tiré des larmes ! Pendant son récit, il a même fait un malaise. Après la séance, Bredin nous a dit : ‘S’il a raison, ce qu’on lui a fait vivre est scandaleux.’ Ce moment-là a été décisif.” »
D’où les 45 millions pour « préjudice moral ». (Chacun des trois juges a, par ailleurs, pour cette seule affaire, perçu 400 000 € d’honoraires, vingt ans de Smic.)

[*Amiens, mercredi 18 mai 2016*]
« Chacun une somme de 15 000 € »

Le train défile et je songe, bien sûr, à la famille Loubota.
Je songe à Hector, leur fils, leur frère, mort à 19 ans, le 22 février 2002, écrasé sous six cents kilos de pierres, à la Citadelle d’Amiens, alors qu’il restaurait le monument en contrat d’insertion (voir notre livre, Hector est mort).
J’ai reçu, il y a quinze jours, le jugement du tribunal administratif. Qui condamne franchement l’employeur, la Ville d’Amiens : « La commune d’Amiens n’a pas pris les mesures nécessaires propres à garantir un meilleur niveau de protection […], n’a pas répondu à son obligation de combattre les risques […], cette faute est en lien de causalité direct et certain avec l’accident dont a été victime M. Hector Loubota… »

Mais côté « préjudice  », que prévoient ces magistrats ?
«  Il sera fait une juste appréciation de la douleur occasionnée par le décès de leur fils, en allouant à M. Bernard Loubota et Mme Albertine Loubota, ses parents, chacun une somme de 15 000 €, et une juste appréciation de la douleur occasionnée à Mmes Alliance Loubota, Ornella Loubota, Tina Loubota et Line Loubota, ses quatre sœurs, alors toutes enfants mineures au moment du décès de leur frère qui était l’aîné de la fratrie, en leur allouant une somme de 10 000 € chacune.  »
Depuis quatorze années que dure cette affaire, la famille Loubota n’a jamais lutté pour l’argent.
Mais que dire ?
Que, dans les entreprises, un PDG vaille, par son salaire, mille employés, bon, ainsi en veut le capitalisme. Mais que la Justice applique le même barème ! Que le « préjudice moral » d’un ancien ministre, ancien chef d’entreprise, et toujours bien vivant, ni amputé, ni handicapé, soit estimé mille fois supérieur à celui d’Hector, bel et bien mort lui, à la « douleur » de son père, de sa mère, de ses sœurs…
C’est un signe.
Celui, non pas d’une « inégalité », même triomphante, même grotesque, mais bien d’une rupture. De deux univers qui ne partagent plus la même unité de valeur monétaire.

[*Gare d’Agen, lundi 30 mai 2016, 19 h 35*]
« Complètement désintégré »

« François ! Mon Dieu, c’est pas vrai, François !  » On est le soir, maintenant.
J’ai vu Villeneuve-sur-Lot et les cerisiers d’Emmanuel.
J’attends le train sur le quai, en gare d’Agen.
« Tu me reconnais pas ? »
Je cherche, la cinquantaine, grisonnant, un Arabe, mais non, je vois pas. C’est mon souci en ce moment, je croise trop de monde.
« Pourtant, tu m’as défendu ! Tu m’as sauvé ! »
Dans l’affaire Gueffar, peut-être, comme elle se déroule à Agen…
« C’était y a dix ans… Kamel… Le procès pour drogue…
- Ah mais oui, à Dieppe !
 »
Je le remets, maintenant.
Sa bouche se crispe, d’émotion. Ses yeux se font rouges, humides, ses traits se tirent, pour éviter les larmes.
« Jamais je n’ai oublié, j’ai souvent pensé à toi, il me confie.
_ - On n’a pas passé beaucoup de temps ensemble, pourtant, je me méfie.
- Une semaine, quand même.
 »
Le procès avait duré quatre ou cinq jours, mais avec une flopée d’accusés, trente peut-être, des faux caïds, des vrais paumés, un gendarme corrompu, un «  puissant réseau de trafic démantelé  » d’après les douanes, cannabis et cocaïne, et lui, « Djamel  », je l’avais renommé comme ça, « Djamel l’éduc  » au milieu de la comédie.
« C’est une rencontre bénie ! »
Il en pleure, me serre, m’embrasse, face à moi un peu raide, guère méditerranéen.
« J’ai toujours gardé ton article, je l’ai toujours sur moi, dans mon sac…  »
Il le recherche.
« Ah non, c’est pas dans ce sac-là, c’est dans l’autre… »

[( Je le relis.
Page 13 du numéro 20 de Fakir, été 2004.

« Le procès se déroule en famille : Teddy Lateur est accusé avec sa concubine, Nathan Bley est poursuivi avec son amie, sans compter les fratries… »
C’est une technique du juge d’instruction : incarcérer une conjointe, un frère, un parent, en plus des vrais suspects. Pour qu’ils craquent, qu’ils parlent : «  Le collègue m’a expliqué : ‘Dis-leur que t’es un dealer et ta copine, elle sort.’ Elle est sortie trois jours plus tard. » C’est de bonne guerre, sans doute. Sauf que des innocents sont broyés dans ce manège. Ainsi de Djamel Békarcha :
Lui exerçait comme éducateur dans l’Oise, délégué syndical, inscrit sur la liste communiste aux municipales. Un triple crime, déjà... Un jour d’automne, il se promène dans le centre-ville, et d’un coup, devant les passants, quinze flics lui tombent sur le râble, menottes, genou dans le dos, tandis que tournoie «  un hélicoptère afin de prévenir toute tentative de fuite  ». On le mène jusqu’au garage de ses parents, des coups, tu vas avouer ? Le ciel lui tombe sur la tête, et ça laisse des bosses. Au moral, surtout.

[*Merci pour la pub*]

La séance de relaxation se prolonge par une garde à vue. Et pire que tout, la presse. Son nom, là, son métier, affichés sur trois colonnes. Le Courrier picard, relaie la police, retrace le parcours de « Djamel Békarcha, un habitant du quartier des Petits-Manteaux », mêlé à ce « trafic de drogue d’envergure nationale  » : « Educateur spécialisé de formation, il aurait notamment exercé sur Creil, mais c’est à Saint-Just qu’il a fait ses classes primaires, puis qu’il a tapé dans le ballon pendant des années » (16/09/02). Et le Parisien enquête, lui aussi, sur la biographie de ce Djamel Békarcha, « trafiquant présumé », « pas un inconnu dans la commune » : « Il jouait en équipe B, se souvient un sportif qui l’a bien connu. Il n’était pas assez sérieux pour jouer en A. » (Un point que l’intéressé conteste avec force : « J’ai joué en A, milieu de terrain, mais je manquais de temps pour assister aux entraînements...  ») Et le fait-diversier de détailler la carrière sportive de ce sinistre individu : « Il est parti jouer à Bulles, il comptait revenir cette saison. » Quant au maire (de droite), il « a informé ses collègues de l’arrestation de Djamel Békarcha » en plein Conseil municipal. Un moyen original pour se débarrasser des opposants...

[*Troc pénal*]

On le garde en détention, et son avocat rencontre « un homme anéanti  », « qui ne parlait plus », « seulement secoué de spasmes ».

Et pourquoi le garde-t-on, une semaine, puis deux, la troisième maintenant ? Officiellement, parce qu’il fume du shit. Oui, il l’avoue, il fume, modérément, trop sans doute, comme cinq millions de Français – quel criminel. Voilà qui mérite un mois de prison, il entame sa cinquième semaine désormais... Officieusement, on le conserve au frais car son frère Slimane, impliqué, lui, a choisi la cavale. Un genre de troc pénal : à charger l’un, l’autre se rendra peut-être.

Au bout d’un mois et demi de cache-cache, Slimane se fait coincer. Coïncidence : quatre jours après, Djamel est relâché. Il a perdu son emploi, bien sûr. On le regarde de travers, tous ses efforts d’intégration sont anéantis. S’est brisée, surtout, sa confiance dans la démocratie, avec ses Droits de l’Homme, ses contre-pouvoirs, des mots lorsqu’on passe, pour rien, de l’autre côté des barreaux.

[*L’omelette judiciaire*]

Son parcours judiciaire ne s’arrête pas là : puisqu’on l’a détenu, il faut justifier cette détention. Il doit donc comparaître, face à un président qui le sermonne : « On a retrouvé deux grammes sur vous, des traces d’activités cannabiques à votre domicile... Vous avez une responsabilité particulière en tant que représentant d’Afrique du Nord. Ce n’est pas rien, vous devez être irréprochable. » Il opine, profil bas : « Oui, Monsieur le président. » Un matin, devant la grille du palais, il croise le magistrat instructeur :
« Comment allez-vous ?
- Bah, toujours l’angoisse, on attend le jugement...
- Vous le savez bien, sourit le juge. On s’en fiche de vous. Vous n’avez rien fait. C’est pour votre frère.
 » On ne fait pas d’omelette, il songe en s’éloignant, sans casser d’œufs. Et Djamel est cassé, à moitié au moins.
Pion sur l’échiquier, on lui délivrera « huit mois avec sursis », mais sans inscription au casier judiciaire. Pour justifier, simplement, la peine qu’il a déjà exécutée. Il parle, aujourd’hui, de partir dans le Sud, en Dordogne. Pour se reconstruire plus loin. « Ils n’ont pas lu Le Courrier picard, là-bas.  »
)]

On s’est installés dans un wagon, maintenant.
« Tu m’as sauvé la vie…
- Faut pas exagérer, c’est qu’un article.
- Si si, tu m’as sauvé. Tu sais, j’ai traversé un calvaire. J’ai dû quitter ma ville, je n’osais plus croiser les gens, alors que je n’avais aucune faute à me reprocher. Y a que toi, tu m’as écouté, tu m’as compris, c’était énorme. C’était un soutien monstrueux. Je me suis raccroché à cette humanité encore possible…
 »
Comme son regard se brouille et se mouille, on laisse passer un silence.
« Tu faisais quoi aujourd’hui, à Agen ? je lui demande.
- Pour un poste, dans un foyer…
- Tu devais pas partir en Dordogne ?
- Je travaillais là-bas, mais un jour le directeur m’a convoqué, je ne sais pas comment il avait eu vent
 : Vous traînez une histoire de drogue, il m’a dit. ’On va devoir se séparer de vous !’ - ’Mais on ne m’a pas vraiment condamné, j’ai protesté. D’ailleurs, un journaliste était là, il a tout raconté…’ Je lui ai sorti ton journal, et ça l’a convaincu. Il m’a titularisé. Mais un autre directeur est arrivé, et il a trouvé ça pour me dégager… Sur Internet, si tu tapes Djamel Bekarcha, t’as encore cette putain d’histoire. Là, l’entretien s’est bien passé, mais il suffit que le mec mate mon nom sur le web…
- Tu peux pas le nettoyer ?
- Je suis allé voir Le Parisien, ils n’ont pas voulu l’enlever.
- Tu vis de quoi, alors ?
_- C’est dur. Des contrats, parfois, avec des centres pour enfants… C’est mon métier, je l’adore, je ne sais pas faire autre chose que de m’occuper des gosses.
- Là, c’est Pôle Emploi qui te paie le billet ?
_- Oui, mais c’est une galère. J’y suis allé, je leur ai montré le mail, comme quoi j’avais un entretien d’embauche. Mais ça ne leur suffisait pas, il leur fallait un
‘courrier physique’. Heureusement, je l’ai reçu juste à temps, vendredi. ‘On n’a pas préparé le bon’, elle me dit, la dame à Pôle emploi. Et ça la pestait de remplir encore des papiers. Moi, j’étais en face, t’as l’impression d’être un mendiant… d’ailleurs, c’est un peu le cas ! J’allais partir, par orgueil. Mais j’ai déjà le compte bancaire en négatif, alors j’ai ravalé ma fierté. J’ai insisté, attendu. Normalement, j’ai un ticket à faire tamponner par l’employeur. Mais là, je n’ai pas osé demander au directeur, non. Pourquoi il faut qu’on se tape l’affiche ?
Bref, j’étais pleinement intégré. Avec ce procès, eux m’ont complètement désintégré.
 »

Faut-il le préciser ?
Zéro euro de préjudice moral.

[*Agen, mardi 23 août*]
Post-scriptum

A Agen, pendant la fête pour Rajjae, je retrouve « Djamel » :
« Ils m’ont embauché, finalement.
- Ils n’ont pas vu l’article du Parisien ?
- Soit ça, soit le directeur s’en est fiché.
 »
Tout est bien qui.
Ou presque…

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